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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Jacques Pitra était resté long-temps en Angleterre, où il avait acquis quelque aisance en donnant des leçons de langue française. Son avoir s'accrut encore de l'héritage d'une sœur avec laquelle il demeurait à Londres, où elle exerçait la profession de chapelière; mais de retour en France, il fit de mauvais placemens et de fausses spéculations qui causèrent sa ruine. Il avait pris chez lui, à titre de femme de confiance, Rosalie-Gabrielle Jallaquier, alors couturière, et peu de temps après, il lui proposa de l'épouser. Ce mariage eut lieu le 1er mai 1824, mais il ne fut pas heureux: la femme était d'un caractère bouillant, emporté; le mari s'était adonné au vice de l'ivrognerie; il s'enivrait très-fréquemment, et toutes les fois qu'il rentrait dans cet état, des querelles très-violentes éclataient entre les deux époux. Ces scènes aigrissaient l'humeur de Pitra et lui inspiraient le dégoût de la vie. Il dit un jour à un de ses amis qu'il était si malheureux avec sa femme, qu'il lui prenait souvent des tentations de se tirer un coup de fusil.

Le 1er mai 1828, il rentra chez lui vers trois heures, pour prendre son dîner qui se composait d'une soupe aux poireaux et d'un bouilli accommodé avec des pommes de terre. Quand la servante sortit de la cuisine pour venir servir cette soupe au mari, la femme Pitra la suivit par-derrière, en disant: Versez tout! versez tout! puis elle se retira, et Pitra en mangea seul avec beaucoup d'appétit. Quelque temps après, il éprouva des vomissemens qui s'accrurent bientôt d'une manière alarmante. On proposa d'envoyer chercher un médecin; la femme Pitra s'y opposa, en disant que ce n'était qu'une indigestion.

Les deux époux habitaient le village de Boissy, canton de Gonesse. Un domestique de ce village s'approcha du lit de Pitra, et lui demanda depuis combien de temps il souffrait: «Mon enfant, lui répondit-il, c'est depuis que j'ai mangé ma soupe; je suis empoisonné. La femme Pitra, qui était présente, se contenta de lui dire: «A quoi penses-tu, monsieur Pitra, de dire des choses comme cela?» Il demanda ensuite à sa servante qui avait fait la soupe? elle répondit que c'était elle. Mais ne l'avez-vous pas quittée? ajouta-t-il. Celle-ci lui ayant alors expliqué que c'était sa femme qui l'avait fait réchauffer: «C'est assez, la bonne, dit-il aussitôt, c'est assez; c'est bientôt filé!»

A six heures du soir, la veuve Pincemaille arriva. Pitra, dès qu'il l'aperçut, lui dit en présence même de sa femme: «Ma chère madame Pincemaille, il faut nous séparer; elle m'a empoisonné! c'est fini!»

Quand sa femme lui adressait la parole, il ne lui répondait pas. Une seule fois, il s'écria en la regardant: Malheureuse! malheureuse! Ce fut à sa servante qu'il recommanda d'avoir soin de son enfant, lorsqu'il aurait cessé d'exister.

Vers les dix heures, la femme Pitra sortit de la chambre, et la servante étant venue lui dire que son mari ne passerait certainement pas la nuit: «Je n'aurai pas, répondit-elle, tant de bonheur qu'il crève!» Et cependant quelques instans auparavant, elle avait feint de vouloir se coucher auprès de lui. Le mal avait constamment empiré, et le malheureux Pitra rendait le dernier soupir; la servante accourut vers sa maîtresse et lui dit, les larmes aux yeux, que son mari était mort. «C'est-il bien vrai? répondit celle-ci. Il n'est pas encore tout-à-fait mort, répondit la servante; si vous voulez le voir, montez bien vite.» Mais la femme Pitra ne monta pas. La servante et la veuve Pincemaille restèrent seules auprès du cadavre; la maîtresse de la maison ne reparut plus dans la chambre.

Cette femme ne fut pas plus affectée après la mort de son mari qu'elle ne l'avait été pendant son agonie. Elle demanda qu'il fût enseveli sur-le-champ et que l'inhumation eût lieu le lendemain; puis elle s'empressa de montrer un testament olographe du 23 avril 1826, par lequel Pitra l'instituait sa légataire universelle. Mais on lui fit observer que la naissance de son fils étant postérieure, le testament n'était plus valable, et qu'il était possible que le défunt eût fait d'autres dispositions testamentaires. Dès lors seulement, elle manifesta quelque inquiétude, versa quelques larmes, et sembla vouloir faire oublier par de bruyans regrets, l'indifférence et la dureté de cœur qu'elle avait manifestées aux derniers momens de son mari. Ainsi le 5 mars, elle se mit au lit et fit appeler le docteur Bural, devant lequel elle déplora son sort et fit l'éloge de son mari.

On ne tarda pas toutefois à acquérir la certitude que Pitra était mort victime d'un empoisonnement; bientôt la justice fit arrêter sa veuve. Avant son arrestation, elle faisait tous ses efforts pour savoir ce que les témoins, appelés devant le juge d'instruction, avaient déposé. Elle s'était adressée à un jeune apprenti nommé Lacroix, et dans une de ses conversations, elle lui avait dit en parlant de son mari: «Il est bien heureux dans son trou, le gros cochon; il ne pense plus à ses affaires. Quand je l'aurais empoisonné, le gros cochon, il me faisait assez enrager. Au reste, ajouta-t-elle, quand je serais reconnue coupable, on ne pourrait me faire que ce que l'on a fait à cette dame qui a empoisonné son mari, qui était marchand épicier à Paris. Elle n'a été jugée qu'à un an et un jour de prison. Ne l'avouant pas, on ne pourrait toujours m'en faire qu'autant.»

A toutes ces présomptions de la plus haute gravité, on peut ajouter la preuve que l'accusée avait eu en sa possession de l'arsenic, qu'elle s'était procuré par des voies détournées.

Le 19 août, la femme Pitra comparut devant la Cour d'assises de Seine-et-Oise, et sur la réponse affirmative du jury, fut condamnée à la peine de mort. Pendant les débats, elle ne cessa de montrer beaucoup de sang-froid et de présence d'esprit.

Cette malheureuse subit son arrêt le 28 octobre, le même jour que la fille Darcy, sur la place du marché, à Versailles.

Ses derniers instans contrastèrent avec la cruelle impassibilité qu'elle avait montrée immédiatement après son crime, pendant l'instruction judiciaire et la procédure. Quand elle s'était vue dans la prison, après le jugement, elle s'était abandonnée au plus violent désespoir. A la vue des exécuteurs, elle tomba dans d'horribles convulsions: «C'en est donc fait! s'écriait-elle, ma dernière heure a sonné. Si la justice de Dieu n'est pas plus juste que celle des hommes, à quoi dois-je m'attendre? Je suis une pauvre femme, bien malheureuse et bien innocente!» Elle ne cessait de se plaindre amèrement du jugement qui l'envoyait à la mort: «Condamner, disait-elle, une femme sur de simples soupçons!... Voilà la justice des hommes!»

—Ayez confiance en celle de Dieu, lui dit en lui présentant un crucifix une dame pieuse et charitable qui l'accompagnait.

—Sa justice, répondit la femme Pitra, me vengera-t-elle de celle des hommes?... Et les faux témoins entendus contre moi, ils doivent sentir bien des remords! Venir à mon âge pour mourir... pour mourir sur un échafaud!»

Pendant ses plaintes et ses cris qui se renouvelaient sans cesse, on remarqua que le nom de son mari ne s'était pas présenté une seule fois sur ses lèvres. Déjà attachée à la machine fatale, elle s'écria encore d'une voix forte: «Je meurs innocente! La justice divine me vengera de la justice humaine... Dites-le tous à mon fils.»


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