Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Nous avons déjà eu l'occasion de faire remarquer que, depuis quelques années surtout, on avait peut-être abusé du mot monomanie, dans l'intérêt de la défense de plusieurs accusés. Ce n'est pas, toutefois, que nous ayons prétendu nier l'existence de cette triste maladie, ni les désordres de tout genre auxquels elle peut entraîner les malheureux qui en sont atteints. Il ne nous appartient pas de décider sur des questions aussi importantes et aussi délicates: notre mission à nous, est de narrer des faits, et s'il nous arrive d'adopter telle ou telle opinion sur des matières hors de la portée vulgaire, c'est toujours d'après des autorités compétentes et respectables.
Ainsi dans l'événement dont nous allons rendre compte, nous aimons à croire, avec M. Margerand, défenseur de l'accusée, avec tous les médecins qui l'ont visitée dans sa prison, avec le jury lui-même, qui tout en la déclarant coupable, a pris un mezzo termine qui atteste son hésitation; nous aimons à croire qu'il y a eu plutôt malheur que crime, et que Jeanne Desroches était dans une situation plus digne de pitié que d'horreur. On devait la renfermer, par mesure de sûreté et par humanité, mais non par le fait d'une condamnation.
Il est reconnu que les fous ont une volonté, une volonté quelquefois irrésistible, mais qu'ils n'ont pas la liberté. C'est dans ce dernier mot que gît toute la doctrine sur la démence.
Pour détruire le système de monomanie invoqué dans plusieurs causes criminelles, on a souvent allégué la préméditation qui semblait avoir présidé aux actes des accusés; mais cette allégation n'est elle-même d'aucun poids auprès des hommes de l'art qui ont été le plus à même d'étudier la folie, de juger avec plus de certitude les symptômes qui la caractérisent, les faits qui la démontrent, les signes qui permettent d'en affirmer l'existence. M. Orfila rapporte qu'un jurisconsulte, atteint d'une folie raisonnante, ayant conçu le projet d'obtenir sa sortie de la maison où il était retenu, demanda à faire visite au maître de la maison. Il se rendit dans son cabinet, portant une bûche sous sa redingote, demanda sa sortie d'un ton impérieux, ferma la porte et se disposa à frapper. Heureusement il était le plus faible; en reconduisant le malade à sa chambre, on lui adressa des reproches auxquels il répondit tranquillement: «Eh bien! quand je l'aurais tué, il n'en aurait été que cela, puisqu'on dit que je suis fou.»
«Certes, ajoute M. Orfila, ce malade avait bien su user de ruse et d'adresse pour arriver à son but, et, de plus, il avait peut-être bien prévu les suites légales de sa conduite. Et cependant on peut remarquer que ce malade faisait un acte de folie qui amenait tout le contraire de ce qu'il s'imaginait obtenir. Hoffbaner cite l'exemple d'un paysan qui, ayant été mis dans une maison de fous pour avoir fait plusieurs extravagances, s'y montre fort raisonnable, ne laisse voir aucune apparence de folie, ne commet aucun acte de violence; quelque temps après, il trouve moyen de s'évader, arrive dans sa famille et paraît raisonnable: dans la nuit, il tue ses enfans et sa femme, qu'il soupçonnait, mais sans motif, d'infidélité..... Ici la ruse, la dissimulation, le calcul ne sont pas douteux.»
Les annales de la médecine et du barreau offrent une foule de faits qui prouvent sans réplique notre assertion. Une femme de Saint-Cloud accouche, tue son enfant de vingt-six coups de ciseaux, l'enveloppe de linges et le jette dans les latrines. On lui demanda son enfant, elle ne sut que répondre; on finit par le trouver. Conduite à Versailles, où on devait la juger, elle ne voulut pas, pendant le trajet, qu'on lui bandât les yeux, pour qu'elle ne vît pas ses compatriotes qui suivaient la voiture. Elle demandait par fois: «On ne me fera pas de mal, n'est-il pas vrai? car je n'ai rien fait.» Conduite au tribunal, elle avoua son crime, ne donna aucun motif pour sa justification, dit qu'elle ignorait pourquoi elle l'avait fait. Les juges la déclarèrent non coupable, le crime ayant été commis dans un dérangement des facultés mentales.
Voici un autre fait qui a eu lieu le 18 mai 1829, dans l'arrondissement de Villefranche. Claude Pilon, de Ronno, aperçut, dans le café tenu par Philibert Chevret à Amplepluis, Marguerite Chevret, qu'il ne connaissait pas; scandalisé d'une collerette que porte cette jeune fille, et du soin qu'elle paraît avoir mis à sa frisure, il s'élance dans le café, poursuit l'infortunée Marguerite et la frappe avec un instrument appelé goyarde qu'il tenait à la main. Le coup fut si violent qu'il opéra la décollation presque complète. D'Amplepluis, Pilon retourne à Ronno, il commet une double tentative d'homicide sur les personnes de la veuve et du fils Planus, ses voisins, contre lesquels il n'avait aucun motif de vengeance ni de haine. Arrêté, Pilon est amené dans les prisons de Villefranche; l'information s'achève, et le 5 septembre, le tribunal déclare que le prévenu était en démence au moment de l'action, le relève de toutes plaintes criminelles, et le renvoie à la disposition de l'autorité administrative.
Après ces divers exemples, il sera plus facile au lecteur de juger la situation de Jeanne Desroches et les événemens funestes qui ont été le déplorable résultat de sa démence. Passons aux détails.
La veuve Desroches, de la commune de Poully-le-Monéal, canton d'Anse, arrondissement de Villefranche (Rhône) avait trois filles; l'une d'elle avait épousé le nommé Champart, dont elle avait deux enfans. Jeanne se maria au commencement du mois de juin 1832, avec le nommé Corget, habitant de la commune de Pommiers qui n'est éloignée que d'environ une lieue de Poully-le-Monéal. Toute la famille Desroches jouissait d'une bonne réputation. Jeanne était connue pour une fille simple, bonne et vertueuse, et elle était parvenue à l'âge de vingt-sept ans sans donner prise non seulement au reproche, mais même au soupçon. Depuis la mort de son père, elle prodiguait les soins les plus tendres à sa mère. Placée chez différens maîtres, la jeune fille s'y était fait estimer et chérir par son zèle et par une conduite exemplaire. Elle était très-pieuse, et lisait souvent des livres de piété. Une femme septuagénaire et pauvre habitait dans le voisinage; Jeanne Desroches s'empressait de lui rendre tous les services qu'il dépendait d'elle de lui offrir. Une autre voisine tomba malade: elle vola à son chevet pour la soigner. Telle fut long-temps la jeune fille que nous allons bientôt voir figurer sur la sellette des parricides et des assassins.
D'après une foule de témoignages, il paraît que, depuis un an environ, Jeanne Desroches ne jouissait pas de la plénitude de ses facultés intellectuelles. Ce fut à peu près vers le mois d'août 1831, suivant Marie Desroches, sœur de l'accusée, que se manifestèrent les premiers troubles remarqués dans l'intelligence et dans les affections de cette fille. Vers la même époque survint la suppression partielle ou totale de l'écoulement périodique; son caractère changea, ses habitudes se modifièrent; on la vit se livrer à des lectures presque continuelles, à l'exercice plus fréquent de ses devoirs religieux; elle éprouva du dégoût pour le travail, et se montra, dans ses actions comme dans ses paroles, tout autre qu'elle n'avait été jusqu'à ce moment. Vers les fêtes de Noël, Jeanne se plaignit de ne pouvoir plus dormir; elle parla d'un bougement dans l'épaule, qui, disait-elle, la faisait beaucoup souffrir. Elle pria sa sœur de la recevoir dans son lit, espérant qu'elle dormirait mieux; l'insomnie n'en persista pas moins. Des pensées bizarres de damnation se heurtaient dans sa tête avec les idées d'une mort prochaine et d'une maladie de poitrine, surtout quand elle était couchée du côté gauche; elle disait que, quand elle se piquait, son sang tombait en eau. De fréquens soupirs s'échappaient de son sein; le dégoût pour le travail devenait plus marqué; les plaisirs qui avaient eu pour elle le plus de charmes avaient perdu tout leur attrait. «Je suis damnée, disait Jeanne Desroches à la plupart des personnes avec lesquelles ses habitudes journalières la mettaient en rapport; plus je lis et plus je prie, plus je suis tourmentée. J'ai tout fait hors le bien; je suis damnée.»
Le même dérangement se montrait dans ses actions.
Un jour, sa mère et sa sœur, témoins de la fatigue qu'elle éprouvait, lui proposèrent de faire venir un médecin pour la saigner; elle repoussa cette offre avec colère, disant qu'elles étaient sans doute embarrassées d'elle, et qu'elles seraient bien aises de la voir mourir.
Quelques mois avant son mariage, se trouvant aux champs, elle aperçut ou crut apercevoir un chat noir; elle voulut le tuer, prétendant que c'était un esprit infernal. Cette vision avait agi fortement sur son imagination. Rentrée chez sa mère, elle trouva une poule dans la basse-cour, elle la saisit et lui arracha violemment le cou; sa mère, étonnée, lui dit: Tu es donc folle? Jeanne garda le silence. Sa sœur lui demanda à son tour pourquoi elle avait tué une poule qui leur était utile. Pourquoi? lui répondit-elle; la femme de Marcy m'a ordonné du bouillon pour me guérir; nous n'avons ici point de viande, mais il y a des poules: je veux m'en servir.—Es-tu folle? reprit sa sœur.—Ah! répliqua Jeanne, vous avez bientôt fait une folle.—Et sur ce que sa sœur lui dit qu'elle ne voulait pas coucher avec elle, qu'elle pourrait bien la tuer comme la poule: Va! s'écria-t-elle, sois sans crainte; je ne veux pas tuer le monde.
Les changemens, survenus en si peu de temps dans l'existence de Jeanne Desroches firent penser que le mariage pourrait lui être favorable, d'autant plus qu'elle exprimait quelquefois des regrets sur ce qu'on ne l'avait pas établie plus tôt. Un parti se présenta; il fut agréé de Jeanne et de sa famille. Cependant, peu de jours avant la bénédiction nuptiale, les raisonnemens de cette fille furent tout-à-fait incohérens et bizarres; et le jour même du contrat de mariage, la veuve Desroches, ne prévoyant pas qu'avant huit jours, elle périrait sous les coups de sa fille, dirait au notaire qui rédigeait l'acte: «Ah! je crains bien que le mariage ne la guérisse pas!»
Le mariage fut célébré le samedi 9 juin, et ce fut le 19 du même mois qu'eut lieu l'horrible et sanglante tragédie où périrent en peu d'instans, quatre personnes sous les coups de Jeanne Desroches. Le matin du jour fatal, Corget se leva de très-bonne heure pour se livrer à son travail. Jeanne Desroches, sa femme, se leva aussi et lui annonça qu'elle voulait aller à Poully-le-Monéal voir sa famille. Corget ne s'y opposa nullement: Jeanne Desroches partit, emportant un couteau qui devait bientôt devenir entre ses mains un instrument de mort.
Entre les communes de Pommiers et de Poully-le-Monéal, est la maison habitée par la femme Champart, l'une des sœurs de Jeanne Desroches. Cette femme et son mari n'étaient pas chez eux; ils y avaient laissé leurs deux enfans en bas âge sous la surveillance d'une vieille femme, mère de Champart. Les deux enfans étaient couchés dans la même chambre; leur aïeule se tenait dans une chambre voisine; Jeanne Desroches entre dans celle des enfans, et frappe l'un d'eux de son couteau dans la partie inférieure du cou. C'était Claudine Champart, sa nièce, âgée de deux ans: l'enfant ne poussa qu'un seul cri et expira; à ce cri, sa grand'mère accourt, et trouve la jeune Claudine expirante et baignée dans son sang. Jeanne Desroches avait pris la fuite.
Après ce premier meurtre, Jeanne va droit à la demeure de sa mère; elle trouve cette pauvre femme dans son écurie, occupée à mettre en état de service deux petites pioches. Bonjour! lui dit Jeanne.—Bonjour! lui répond sa mère, tu es bien matinale. La conversation ne fut pas poussée plus loin; la fille saisit sa malheureuse mère, la renversa à terre, la frappa de son couteau, puis s'armant de l'une des deux pioches, elle l'en frappa si violemment sur la tête, que plus tard, lors de la visite du cadavre, on trouva les os du crâne brisés, quelques-uns même complètement détachés et épars, et le cerveau presque entièrement broyé.
Jeanne Desroches monta ensuite dans une chambre au premier étage de la maison, brisa des bouteilles, un mortier de bois, une lampe, mit en pièces plusieurs livres contenant des prières et des instructions religieuses, déchira les robes et les hardes de sa sœur, et en entassa les fragmens au milieu de la chambre.
Cette malheureuse semblait poussée au meurtre par une puissance irrésistible. Après ces deux égorgemens, il lui faut encore de nouvelles victimes. Elle se rend chez Claudine Brondel, veuve Georges, voisine de sa mère, monte un escalier de bois très-rapide, arrive à la porte de la chambre dans laquelle était cette femme, annonce qu'elle veut lui parler; celle-ci s'approche et la voyant couverte de sang, elle lui dit: A qui ressembles-tu? Aussitôt Jeanne Desroches se précipite sur elle, la frappe de son couteau à la tête et au cou. La veuve Georges, en cherchant à défendre ses jours, reçoit encore aux doigts plusieurs blessures. Jeanne Desroches, pour terminer plus promptement la lutte, la précipite au bas de l'escalier et prend la fuite.
En sortant de la maison de la veuve Georges, Jeanne Desroches alla dans celle de la veuve Dorneron. Cette femme était dans une chambre avec son fils, âgé de sept ans. De la porte, Jeanne lui dit: On crie dans la rue, venez donc voir. La femme Dorneron sort de sa chambre pour aller dans une chambre voisine dont la fenêtre donne sur la rue; Jeanne Desroches profite de cet instant pour se glisser dans la pièce que celle-ci vient de quitter, se jette sur l'enfant Dorneron, et avec son couteau, lui fait deux blessures, dont l'une, large et profonde, pénètre jusqu'à la moelle épinière et détermine une hémorrhagie abondante et mortelle. Aux cris de l'enfant, la veuve Dorneron était revenue sur ses pas; mais il était trop tard, son enfant avait cessé de vivre. Jeanne Desroches, qui venait de tuer l'enfant, veut encore attenter à la vie de la mère. Jusque-là elle n'avait attaqué que des femmes d'un âge avancé ou des enfans, elle éprouve de la part de la femme Dorneron, âgée seulement de trente ans, une résistance plus sérieuse. Vainement elle lui fait au cou avec son couteau une blessure légère; vainement elle lui fait aux doigts plusieurs morsures; celle-ci se défend avec une telle vigueur, que, voyant qu'elle ne pouvait venir à bout de la terrasser, Jeanne Desroches se retire et s'enfuit dans la maison de sa mère et entre dans la cave. Là, elle pense à cacher le couteau qui vient de commettre tant de crimes, elle enlève le bouchon qui ferme l'ouverture supérieure d'un tonneau. Un nouveau désir de vengeance semble l'animer encore dans cet accès de démence: elle arrache une petite cheville de bois qui tenait le tonneau bouché par le bas, et elle donne ainsi une libre cours au vin qui se répand dans la cave.
La femme Dorneron avait vu Jeanne Desroches entrer dans la cave de la maison de sa mère; elle appela à grands cris les secours de ses voisins; des hommes, des femmes surviennent; on cerne la maison dans laquelle Jeanne Desroches s'est cachée; et quand elle tente d'en sortir et de prendre la fuite, elle est arrêtée.
Le maire de la commune, le juge de paix d'Anse, le procureur du roi de Villefranche, des médecins, des gendarmes se rendirent sur les lieux. On dressa un procès-verbal, et toutes les formalités, prescrites par la loi, furent remplies exactement. Le procureur du roi interrogea Jeanne Desroches en présence des médecins, car il s'agissait moins de constater une chose trop évidente, que de reconnaître l'état mental d'une femme qui s'était livrée à des crimes si atroces, que leur atrocité même inspirait des craintes sur sa raison. Les médecins déclarèrent que son pouls vibrait fortement, mais ce fut là le seul signe d'agitation qu'on reconnut en elle; car du reste, ses réponses furent claires, et sa mémoire fidèle. Elle avoua tous ses actes, et déclara qu'elle était allée de Pommiers à Poully, avec l'intention de donner la mort à sa mère, mais non avec l'intention de faire un si grand nombre de victimes. Elle donna à ses meurtres deux motifs: Sa mère avait toujours mieux aimé sa sœur qu'elle, elle voulait s'en venger: ayant toujours lu beaucoup de livres de prières, elle craignait d'être damnée, et cette pensée la tourmentait.
Les médecins ne trouvèrent, ni dans ses dehors physiques, ni dans ses réponses, des preuves d'aliénation mentale, et déclarèrent qu'il convenait de faire sur elle une étude plus longue et plus approfondie.
Le juge d'instruction lui fit subir, le 21 juin, un nouvel interrogatoire auquel elle répondit d'une manière aussi étrange que la première fois. Le 19 juin, quand on lui avait demandé si elle était fâchée d'avoir fait ce qu'elle avait fait, si elle recommencerait, si les cris de sa mère ne l'avaient pas touchée; elle avait répondu: Je suis fâchée sans être fâchée; je recommencerais, parce que je suis toujours tourmentée de même; ma mère a crié, cela ne m'a rien fait; je sais bien que ma mère ne méritait pas la mort, mais je ne suis pas fâchée. Le 21 juin, elle versa des larmes en songeant à sa mère, à sa mère qui l'aimait tant! elle dit en parlant du jeune Dorneron: Pauvre enfant! qui était si charmant!... Ah! si c'était à faire.....
Le 19, elle avait dit: «J'étais trop tourmentée... je lisais des livres de prières qui m'ont tourmentée... je croyais perdre Dieu... je ne dormais pas... je faisais des rêves dans lesquels je croyais voir toutes sortes de bêtes... J'ai déchiré ces livres, parce qu'ils sont cause de ma perte, en me faisant trop penser que j'étais damnée.» Puis le 21, elle disait: «C'est ce mauvais coup de sang qui m'a fait faire ce que j'ai fait... je ne savais pas ce que je faisais... j'étais si vivement tourmentée! je me sentais depuis long-temps un bougement dans l'épaule... je ne savais où j'allais... En lisant, je pensais être damnée... j'étais toujours tourmentée, je me sentais bouger dans l'épaule...»
Ces contradictions, ces non-sens dans ses réponses, cette fluctuation dans les sentimens, cette idée fixe de bougement dans l'épaule et de damnation, rapprochés de l'état de maladie qui avait précédé le mariage de Jeanne Desroches, attestaient un dérangement notable dans le cerveau de cette infortunée. Que l'on considère d'ailleurs quelles victimes son délire lui avait fait choisir, et l'on aura une preuve de plus de sa démence. La jeune nièce de deux ans qu'elle a frappée, elle l'aimait comme ses yeux; sa vieille mère, qui a été sa seconde victime, avait été jusque-là l'objet de ses soins les plus tendres; la veuve Georges qu'elle avait précipitée au bas de l'escalier, était cette femme septuagénaire à laquelle elle rendait volontairement tous les services qui dépendaient d'elle; la femme Dorneron, dont elle avait immolé le fils si charmant, et qui elle-même n'avait échappé au même sort que par son courage et sa force physique, était cette voisine qu'elle avait soignée si charitablement pendant une maladie. Depuis quand le crime choisit-il pour victimes les objets de son affection?
Trois médecins de Villefranche, chargés de visiter cette Desroches dans sa prison et de faire un rapport sur son état, déclarèrent que la mélancolie habituelle de Jeanne Desroches avait pu réagir sur le cerveau, amener un trouble dans les fonctions intellectuelles, et lui faire croire quelle était damnée, ce qui caractériserait la monomanie religieuse, ou la démonomanie, et la pousser aux actes qu'elle avait commis, ce qui formerait une autre monomanie.
De nouveaux signes de fureur se firent remarquer dans la personne de Jeanne Desroches, au commencement du mois d'août. Sa conduite, dans la maison d'arrêt de Villefranche, avait été raisonnable et calme, sauf les terreurs nocturnes qui parfois l'arrachaient de son lit. Transférée à Lyon, on la mit dans la prison de Roanne, où pendant le jour, elle pouvait communiquer avec les autres femmes détenues. Tout-à-coup un accès violent la saisit; elle se jette comme une furieuse sur ses compagnes d'infortune et de captivité. Heureusement elle n'a point d'arme qu'elle puisse plonger dans le sein de nouvelles victimes: les gardiens de la prison accourent; ils s'en emparent, et dès ce moment, elle est reléguée dans l'isolement d'un cachot. Là, sa fureur s'exhale en cris impuissans, en longs hurlemens; des prisonniers l'interrogent, elle leur répond. Le silence des nuits n'apporte aucun soulagement à l'agitation qu'elle éprouve; il paraît même que, jetée dans une espèce de désespoir par la vue du cachot, elle se frappait la tête contre la muraille et se faisait de profondes blessures.
Elle avait si peu la conscience du bien et du mal, qu'après la tentative d'homicide qu'elle avait faite sur ses compagnes, elle répondait aux reproches que lui adressait son avocat: J'ai bien plus fait de mal cette fois que la première, n'est-ce pas?
Me Margerand, avocat à la Cour royale de Lyon, s'était chargé de la défense de l'accusée. Il la visitait fréquemment dans sa prison, lui adressait une foule de questions relatives à ses actes sanguinaires. D'après ces entretiens avec sa cliente, d'après les réponses qu'il en recevait, il avait acquis la triste certitude de sa démence. Le plaidoyer qu'il prononça dans cette cause intéressante, atteste son zèle et ses talens. C'est dans cette pièce remarquable, ainsi que dans l'acte d'accusation, que nous avons puisé les détails de cette malheureuse affaire.
L'avocat avait résumé toute sa plaidoirie par ces paroles remarquables d'un homme célèbre: «Lorsqu'un maniaque a causé quelque grand malheur, il est à craindre sans doute; il faut le surveiller, le garrotter, l'enfermer peut-être. Mais il ne faut pas l'envoyer à l'échafaud: ce serait cruauté.»
A l'égard de Jeanne Desroches, il ne semblait pas y avoir de milieu entre l'acquittement et l'échafaud. Le jury montra, par sa décision, qu'il était d'une opinion contraire. La réponse fut affirmative sur toutes les questions d'homicide volontaire, même sur celle de préméditation; seulement il déclara, à la majorité de plus de sept voix, qu'il y avait des circonstances atténuantes.
En conséquence, Jeanne Desroches fut condamné à dix ans de travaux forcés, sans exposition, et aux frais de la procédure.