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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Jean Dauba père possédait dans la commune de Lugant deux domaines nommés Bacqué et Poncheton, distans l'un de l'autre d'environ un quart de lieue. Il demeurait dans le dernier avec son fils, sa bru et ses petits-enfans; celui de Bacqué était habité par une femme Jeanne Halibert, avec laquelle Dauba père paraissait entretenir des liaisons suspectes. Il se rendait presque tous les jours au Petit-Bacqué; il en travaillait lui-même les terres, y passait souvent la nuit, et quand il rentrait dans son domicile, il n'y arrivait jamais qu'à une heure avancée de la soirée.

Ces liaisons de Dauba père avec sa locataire avaient été le sujet de fréquens reproches de la part de son fils, qui se plaignait que la maison paternelle s'appauvrissait de jour en jour au profit de la femme Halibert. D'un autre côté, Dauba père était querelleur, tracassier, et d'une probité douteuse. Il avait comparu trois fois en police correctionnelle pour voies de faits, et deux fois pour vol. Ces procès nombreux l'avaient forcé de vendre successivement différentes pièces de terre, et pour éteindre les mauvaises affaires qu'il s'était suscitées, il était sur le point d'aliéner aussi l'un de ses domaines. Dauba fils voyait de mauvais œil l'inconduite de son père, et se plaignait fréquemment de ce qu'elle exposait ses enfans à une misère prochaine.

Ces causes diverses d'exaspération étaient dans toute leur force, lorsque le 15 décembre 1826, Dauba père, revenant le soir, selon sa coutume, fut atteint d'un coup de fusil tiré presque à bout portant. Quarante plombs le frappèrent à la tête; mais cette blessure n'occasiona qu'une maladie de huit jours. Une plainte fut portée par Dauba père, mais elle n'eut pas de suites; toutefois, ce coup de fusil fut imputé à Fiton, surnommé Courroc.

Peu de jours après cette première tentative, Dauba père faisait le soir son voyage accoutumé, accompagné d'un petit chien roux, lorsque cet animal s'arrêta tout-à-coup devant un buisson contre lequel il aboya d'abord; mais il ne tarda pas à se taire, et fit succéder à ses aboiemens des mouvemens de joie, comme s'il eût aperçu quelqu'un de la maison. Et en effet, l'homme caché dans le buisson était Dauba fils, à qui son père reprocha sévèrement ce guet-à-pens. Dauba fils se retira, et comme son père fit à plusieurs personnes confidence du danger qu'il avait couru, ce fils dénaturé disait: Mon père a eu bien peur ce soir-là. Il avait bien raison: nous étions deux lurons qui ne l'aurions pas lâché aisément. Il dit même en parlant de cette circonstance: Oui, j'y suis allé et j'y reviendrai s'il le faut.

Pendant l'intervalle du 15 décembre au 31 janvier, Dauba fils tint une foule de propos menaçans qui furent attestés par de nombreux témoins; il fit même à plusieurs individus des propositions de complicité. Il s'agissait toujours de tuer ou d'empoisonner son père.

Dans la soirée du 31 janvier 1827, les nommés Garrabos et Lespez étaient assis au coin de leur feu. Tout-à-coup la détonation d'une arme à feu se fait entendre..... Ils prêtent l'oreille.... La voix d'un homme, qu'ils reconnaissent pour celle de Dauba père, parvient jusqu'à eux; un petit chien aboyait, et les chiens de leurs maisons répondaient à ses aboiemens. Ils distinguent même le bruit de coups violens portés sur le corps d'un homme. Dauba injuriait ses meurtriers; puis, il leur demandait grâce de la vie; et bientôt on n'entendit plus rien.

Curieux d'éclaircir leurs soupçons, Garabos et Lespez s'acheminèrent vers la maison de Dauba, située à peu de distance de la leur, et n'y trouvèrent ni le père ni le fils; il était environ huit heures du soir. Trois heures après, Dauba fils se rendit chez un sabotier de la commune. Il était pâle, troublé, tout tremblant; et sans que l'on provoquât en rien ses confidences, il se mit à dire: «J'ai entendu un coup de fusil, beaucoup de bruit et de tapage du côté de Bacqué. Je crois qu'on a tué mon père.... oui, je crois bien qu'on l'a tué.... Vous serez peut-être ainsi que moi appelé en témoignage; dites que je suis venu ici entre six et sept heures: je vous donnerai quelque chose.»

Le lendemain, 1er février, le chien de Dauba père allait et revenait sans cesse, poussant des hurlemens plaintifs, du lieu où gisait le cadavre de son maître au domaine de Bacqué, Dauba fils, qui s'y rendit dans la matinée, passa sur le lieu du crime, et le chien aboya de même quand il l'aperçut, mais il ne le suivit pas.

Dans l'après-midi du même jour, le corps inanimé du malheureux Dauba fut trouvé à côté du chemin qu'il avait dû suivre pour revenir la veille, de Bacqué à sa maison. Il avait été traîné dans un fossé plein d'eau; il tenait encore dans ses mains quelques touffes des bruyères auxquelles il avait sans doute essayé de s'accrocher: le sol, fortement foulé, indiquait une lutte longue et pénible. On voyait suspendus aux broussailles une grande quantité de cheveux gris de la victime. Le cadavre portait les marques de douze blessures, dont sept à la tête.

Un grand nombre de personnes se rendirent sur le lieu du crime; il fallut à plusieurs reprises presser Dauba fils d'y venir aussi. Il refusa d'aller lui-même instruire le maire de la commune de cet événement, et ce ne fut qu'après beaucoup de difficultés qu'il consentit à passer la nuit auprès du cadavre avec les autres habitans du village, en attendant l'arrivée de l'autorité. Il s'y décida enfin; et, chose incroyable, il dormit paisiblement à côté des restes sanglans de sa victime!

Le lendemain, Dauba fils s'égayait au cabaret, buvait, faisait du bruit comme de coutume, et quelqu'un lui ayant dit qu'il pourrait bien être arrêté à l'occasion du meurtre de son père; il répondit: Vous voulez peut-être dire que je l'ai tué?... Bah! mon père est sous terre, et mon père y restera!

Dauba fut en effet arrêté; et des indices graves provoquèrent aussi l'arrestation de Fiton que le coup de fusil du 15 décembre et sa haine bien connue contre Dauba père avaient compromis. Dauba se retrancha d'abord dans un système de dénégation absolue. Mais bientôt, de lui-même, il fit appeler le procureur et le juge d'instruction et leur fit spontanément l'aveu détaillé de son crime; seulement, il soutint qu'il n'avait pas prémédité le meurtre de son père, et dénia formellement tous les discours et tous les actes qui pouvaient concourir à la preuve contraire. Ce misérable semblait croire, dans son ignorance, que l'absence de la préméditation pouvait beaucoup adoucir sa peine et que le nombre de ses enfans, avec la franchise de ses aveux, la ferait réduire à un emprisonnement plus ou moins long.

Nous allons donner en substance les révélations de l'accusé. «Les liaisons de mon père, dit-il, avec Jeanne Halibert, pour laquelle ainsi que pour sa fille, il dépouillait notre maison, sont la cause première du désordre de ses affaires, de nos discussions et de mon malheur. Le soir de 31 décembre, et lorsque je sortis de chez moi, je ne pensais pas à tuer mon père. Je suivais le chemin qui conduit au Petit-Bacqué, mais pour aller à un cabaret du voisinage; je trouvai sur le bord de la route Duluc armé d'un fusil. Il me dit qu'il attendait mon père pour le tuer. Je ne lui fis ni observations ni reproches, et m'éloignai de lui de quelques pas. Trois ou quatre minutes après, mon père vint à passer; Duluc lâcha sur lui un coup de fusil qui ne l'atteignit que faiblement ou peut-être ne l'atteignit pas du tout. Mon père alors s'écria: Je vous connais! vous allez avoir affaire à moi. Et m'apercevant, il courut sur moi, et nous nous saisîmes aux cheveux. Pendant cette lutte, Duluc, se servant de son fusil comme d'une massue, en porta plusieurs coups à mon père qui fut renversé. Quand il fut par terre, je lui portai moi-même plusieurs coups d'une fourche de fer que je n'avais pas prise pour cet usage, et Duluc, et moi nous l'achevâmes. Le petit chien de mon père aboyait constamment. Lorsque nous crûmes que mon père était bien mort, nous le traînâmes dans un fossé plein d'eau, et nous nous séparâmes. Pour moi, dans le premier moment, je n'osai pas rentrer dans ma maison; je ne revins que fort tard, et je cachai ma fourche dans le couvert en paille d'une cabane, où depuis on l'a trouvée.»

Duluc, après son arrestation, fut confronté avec Dauba qui persista dans sa déclaration. Il ajouta même que, quatre mois avant le crime, Duluc lui avait offert de le débarrasser de son père, moyennant une somme de 600 francs. Ce qui rendait la complicité de Duluc encore plus probable, c'est que Dauba père était d'une force prodigieuse, et que son fils seul n'aurait pas même osé l'attaquer. Toutefois, les débats ne produisirent aucune charge contre Duluc.

Le parricide répéta devant les jurés ses effrayans aveux, avec un sang-froid inconcevable; il répéta du ton de la plus complète indifférence les détails les plus minutieux de la mort violente de son père. Sa physionomie ne changea pas une seule fois; sa voix ne fut pas un seul instant altérée.

Les débats se prolongèrent pendant quatre jours. Quarante témoins furent entendus. L'accusation n'avait pas de grands efforts à faire contre Dauba; elle fut soutenue avec force contre Duluc et faiblement contre Fiton.

Me Laurence, défenseur de Dauba, avait une tâche impossible à remplir; il se borna à déclarer son impuissance, et le fit avec une éloquente franchise.

«Si, comme les débats le laissent voir, dit l'avocat en terminant, ce profond abrutissement fut dû à l'indifférence coupable de son père, aux déplorables exemples qu'il lui donna pendant presque toute sa vie, hélas! ce père a été bien cruellement puni. Si la stupidité grossière de l'accusé ouvrit seule et si facilement son cœur à la pensée du forfait que sa main consomma, vous le plaindrez peut-être, messieurs, sans lui pouvoir pardonner, et comme nous, vous appellerez de tous vos vœux le temps où l'instruction pourra pénétrer dans nos campagnes jusque dans la plus misérable chaumière, et en rendre les habitans meilleurs, en les éclairant.»

La réponse du jury fut affirmative sur la culpabilité de Dauba, et négative quant aux deux autres accusés qui furent sur-le-champ mis en liberté.

Dauba, interpellé sur ce qu'il avait à dire sur l'application de la peine, répondit qu'il suppliait la Cour d'avoir compassion de lui, à cause de ses quatre enfans, que sa femme ne pourrait pas nourrir; prière étrange dans la bouche d'un parricide!

D'ailleurs il entendit son arrêt avec calme, et sans donner aucun signe visible d'émotion.


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