Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Louis Frilay, né à Rouen, d'une famille pauvre, avait été ordonné prêtre en 1817. Ayant donné lieu à des réprimandes sur sa conduite dans deux paroisses où il avait séduit deux jeunes filles, il fut envoyé comme desservant, au commencement de 1825, dans la paroisse de Saint-Aubin-sur-Scie et Sauqueville. Là, il se lia avec le percepteur des contributions, nommé Saunier, dont il ne tarda pas à séduire la femme.
Il y avait plusieurs mois que cette liaison durait, au grand scandale du pays, lorsque le sieur Saunier commença à ouvrir les yeux. Alors il fit naître divers prétextes pour interdire l'entrée de sa maison au prêtre; mais celui-ci ne tint aucun compte de sa défense, et continua ses visites en l'absence du mari.
Le 11 janvier 1829, Saunier, après être sorti de sa maison, y rentra. Avant d'en franchir le seuil, il avait entendu parler dans l'intérieur; cependant il trouva sa femme seule. Il lui demanda quelle était la personne qui causait avec elle, il n'y avait qu'un instant. Elle répondit qu'elle était seule. Néanmoins Saunier, certain qu'il ne s'était pas trompé, fit des recherches dans sa maison et découvrit enfin Frilay, caché dans le grenier, derrière quelques bottes de foin. Saunier fut indigné; mais il eut assez d'empire sur lui-même pour se contenir; il exigea seulement du desservant la reconnaissance de l'outrage qu'il lui avait fait, et la promesse de quitter le pays. Il voulut que ses aveux et son engagement fussent consignés par écrit et signés par Frilay, afin de pouvoir le forcer à remplir ses promesses s'il persistait à rester à Saint-Aubin. Le desservant consentit à tout, se réservant par devers lui de violer sans scrupule un engagement qui lui était violemment arraché.
Le lundi 23 novembre 1829, le sieur Saunier était allé à Manchouville pour y surveiller quelques ouvriers; il était à cheval, portant une cravache à la main. Il rencontra Frilay, qui était à pied; Saunier s'avança vers lui, en lui disant: Drôle! puisque je te rencontre, il faut que je te donne quelques coups de cravache. Aussitôt Frilay frappa sur le dos du cheval avec une canne, dont il sortit un dard, puis il se jeta dans une pièce de blé à huit ou dix pas. Saunier l'y poursuivit; Frilay s'arma d'un pistolet qu'il présenta à son adversaire, en lui demandant ce qu'il avait à lui reprocher: Saunier répondit qu'il lui reprochait de ne pas avoir quitté le pays ainsi qu'il en avait pris l'engagement. Frilay répliqua que Saunier aurait dû demander lui-même son changement. Aussitôt ils se séparèrent, et cette rencontre n'eut pas d'autres suites.
Le 22 janvier 1830, Frilay se décida, après quelques hésitations, à envoyer au procureur du roi une lettre dans laquelle, après avoir parlé de la rencontre du 22 novembre, il rapportait, en les exagérant beaucoup, les menaces que lui avait faites Saunier; puis il déclarait que sa sûreté exigeait que désormais il ne marchât plus qu'armé, prévoyant, disait-il, qu'un grand malheur pouvait arriver; mais il protestait en même temps, qu'il ne ferait usage de ses armes qu'à la dernière extrémité.
Le 10 décembre précédent, la dame Saunier, qui jusque-là avait été stérile, avait mis au monde un enfant mort-né. Frilay n'avait pas craint d'attribuer à Saunier la mort de cet enfant. Il l'en accusa même, dans une lettre qu'il écrivit le 1er janvier au sieur Fiquet, frère de la dame Saunier, et dans laquelle il accumulait contre le mari de cette femme les plus dégoûtantes injures, exprimées dans le langage le plus cynique.
Le jeudi 4 février, vers deux heures après midi, Saunier sortit de sa maison à cheval, ayant à sa main un bâton qu'il portait habituellement: il allait faire sa perception au jour et à l'heure qu'il y consacrait régulièrement, et il suivait le chemin qu'il avait l'usage de parcourir. Arrivé au haut de la côte de Saint-Aubin, il aperçut devant lui Frilay, qui, à sa vue, précipita sa marche; Saunier l'eut bientôt atteint: «Mauvais gueux! lui cria-t-il, as-tu encore le pistolet avec lequel tu as voulu me tuer l'autre jour?»
Aussitôt Frilay tira un pistolet de sa poche. Saunier irrité avança sur lui dans l'intention de le frapper avec son bâton; mais Frilay évita les coups à l'aide de sa canne à dard, et presqu'au même instant, il lâcha sur Saunier un coup de pistolet qui ne le toucha pas. Ce premier coup de feu fut suivi immédiatement d'un second qui trompa encore l'espérance de Frilay; la balle alla se loger dans la cuisse du cheval. Saunier l'atteignit alors de son bâton qui, sur le coup se brisa entre ses mains. Aussitôt Frilay serra de près Saunier; il tira de dessous ses vêtemens un poignard dont la lame était longue de douze à quinze pouces; d'une main il saisit fortement le manteau de son adversaire, et de l'autre il le frappa de son poignard à coups redoublés et avec fureur. Saunier n'avait, pour se défendre, qu'une arme impuissante; il ne fut garanti de quelques-unes des attaques de Frilay que par l'épaisseur de ses nombreux vêtemens; mais enfin un violent coup de poignard pénétra dans le flanc gauche, et y fit une profonde blessure. Saunier, se sentant frappé, s'écria: «Malheureux, tu m'as blessé; mais ma perte entraînera la tienne: je vais porter plainte au procureur du roi.» Frilay répondit: «Tant pis pour vous!» En même temps il s'éloigna, et Saunier regagna sa maison.
Saunier fit sa déclaration, le 6 février, au procureur du roi de Dieppe; et par suite de l'instruction qui eut lieu à ce sujet, Frilay fut traduit devant la Cour d'assises de la Seine inférieure, le 15 mai suivant. On remarquait quelques légères différences dans les diverses versions du récit de Saunier; cependant elles étaient parfaitement conformes quant aux points essentiels. Les allégations de Frilay tendaient à établir qu'il n'avait fait que céder à la nécessité d'une défense légitime.
Aux débats, Frilay se renferma constamment dans ses premières allégations, assurant toujours que Saunier avait été l'agresseur, et que lui, Frilay, ne s'était servi de ses armes que pour défendre sa vie.
La dame Saunier, femme de trente-cinq ans, d'un extérieur agréable et décent, pleine de trouble et de confusion, ne nia point sa liaison criminelle avec le prêtre Frilay. Après avoir dit son âge, elle déclara qu'elle ne se rappelait aucune circonstance de l'événement du 4 février, tant elle était troublée quand son mari rentra; elle dit que, depuis long-temps, son mari avait défendu à l'abbé Frilay de fréquenter sa maison, mais qu'il continuait d'y venir. Elle ne put dire si elle lui avait conseillé de monter au grenier le jour qu'il avait été surpris seul avec elle par M. Saunier. Elle assura qu'elle avait fait beaucoup d'efforts pour l'éloigner et ne le plus revoir; mais Frilay la menaçait depuis long-temps, et elle avait cédé à la crainte qu'il lui inspirait.
Le président: Depuis le 11 janvier, avez-vous reçu Frilay?
La dame Saunier: Oui.
D. Ne vous a-t-il pas écrit depuis le 4 février, jour de l'événement?
R. Oui.
D. Que vous demandait-il?
R. Rendez-vous pour le 6 chez Bernier. Il me disait qu'il allait quitter le pays, et qu'il voulait me voir une dernière fois.
D. Est-ce vous qui avez engagé Frilay à écrire à votre frère?
R. Non, Monsieur, je l'ai au contraire supplié de ne pas le faire.
D. Votre mari vous rendait-il malheureuse?
R. Non, il me faisait des reproches un peu sévères, mais il ne m'a jamais maltraitée.
D. Frilay prétend que vous étiez malheureuse à tel point que vous vouliez vous jeter à l'eau.
R. C'est faux.
D. Il prétend encore que c'était pour vous consoler de vos chagrins domestiques qu'il allait chez vous, qu'il s'y rendait comme pasteur.
R. Non, il y venait comme un homme du monde.
D. Est-il vrai que vous lui indiquiez, par différens signes, le moment où il pouvait venir chez vous?
R. Oui.
D. On conçoit que ces signaux auraient été tout-à-fait inutiles, si Frilay était venu pour vous consoler, pour remplir quelque acte de son ministère. Ne lui fîtes-vous pas un certain jour des signes à la fenêtre?
R. Non.
D. Frilay savait-il d'avance quand votre mari s'absenterait?
R. Oui.
D. Est-ce vous qui lui donniez cette connaissance?
R. Non, il connaissait les jours de recette; cela suffisait.
D. Bernier vous a-t-il remis souvent des lettres de Frilay?
R. Quelquefois.
D. Pourquoi Frilay vous écrivait-il?
R. Il demandait à me voir.
D. Se plaisait-il à dire du mal de votre mari devant vous?
R. Oui.
D. Avez-vous eu connaissance de l'événement du 23 novembre?
R. Oui, mon mari m'a dit en rentrant «J'ai manqué d'être assassiné par le curé.»
D. Avez-vous eu depuis des entretiens avec Frilay?
R. Oui, mais pas à la maison.
D. A quelle époque remontent les menaces qu'il vous aurait faites?
R. A plus de deux ans.
D. Votre mari portait-il quelquefois des armes?
R. Jamais.
D. Puisque Frilay n'est pas revenu chez vous depuis le 23 novembre, a-t-il demandé par lettres à y revenir?
R. Il me l'a demandé, mais verbalement.
D. Combien avez-vous eu de rendez-vous chez Bernier?
R. Trois ou quatre.
D. Combien depuis votre accouchement?
R. Un seul.
D. Depuis que vous connaissiez la scène qui avait eu lieu le 23 novembre, entre votre mari et Frilay, aviez-vous pris une détermination à l'égard de celui-ci, et la lui aviez-vous fait connaître?
R. Oui, mais il revenait toujours à la charge.
Un juré: Pourquoi la femme Saunier retournait-elle chez Bernier, puisqu'elle ne voulait plus revoir Frilay?
R. J'allais lui dire que c'était la dernière fois qu'il me verrait.
D. Écriviez-vous quelquefois à Frilay, et chargiez-vous Bernier de porter vos lettres?
R. Oui, quelquefois pour lui dire de venir ou de ne pas venir.
D. Comment avez-vous pu craindre les menaces de Frilay, lui qui, à raison de son ministère, a besoin d'autant de ménagemens que vous?
R. Je sais que je n'aurais pas dû avoir peur.
D. A Frilay: Est-il vrai que vous ayez fait de nouvelles instances auprès de la dame Saunier, après le 23 novembre, pour continuer vos relations?
R. Je n'en avais pas besoin, madame me faisait tout dire.
Après les autres dépositions, qui ajoutèrent peu de chose aux faits déjà connus, le ministère public soutint l'accusation, en prenant sagement beaucoup de précautions pour insinuer à l'auditoire que la honte du châtiment réservé à Frilay ne pouvait en aucun cas, rejaillir sur le saint caractère dont il était revêtu.
Frilay fut déclaré coupable de tentative de meurtre, à la majorité de sept voix contre cinq; et la Cour s'étant réunie à la majorité du jury, le criminel fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, au carcan et à la marque des lettres T. P. Frilay entendit cet arrêt, comme il avait entendu le réquisitoire de l'avocat-général, sans être ému, sans proférer un seul mot.