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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Ulbach, après avoir perdu sa mère à l'âge de douze ans, après avoir passé quelque temps à l'hospice des Orphelins à Paris, après avoir été condamné, comme vagabond, à rester pendant dix-huit mois dans une maison de correction, était entré au service du sieur Aury, marchand de vins traiteur aux Nouveaux-Deux-Moulins.

Là, il avait eu occasion de connaître une jeune fille d'environ dix-neuf ans, qui était domestique chez la veuve Detrouville, rentière, demeurant avenue et commune d'Ivry. Cette fille, nommée Aimée Millot, venait, plusieurs fois par semaine, apporter des œufs chez le sieur Aury, et gardait habituellement des chèvres sur le boulevard extérieur, du côté de sa maison. Ulbach avait conçu pour elle une passion violente; et ils avaient de fréquentes entrevues.

Mais au mois de janvier 1827, la veuve Detrouville s'étant aperçue de cette intrigue, fit de sages représentations à la jeune Millot, en lui signifiant qu'elle ne la garderait pas chez elle, si elle ne rompait toute relation avec Ulbach. Aimée promit à sa maîtresse de lui obéir, et s'engagea même à rendre à Ulbach plusieurs petits cadeaux qu'elle avait reçus de lui. Fidèle à sa promesse, elle déclara à ce jeune homme qu'il fallait absolument qu'ils cessassent de se voir.

Ulbach était naturellement jaloux; cette déclaration de celle qu'il aimait ne fit qu'exciter davantage encore sa jalousie. Il refusa de prendre les objets qu'Aimée voulait lui restituer. Son humeur devint triste et sombre; il négligeait son service; tout ce qui avait trait à des procès criminels, et particulièrement à des assassinats, faisait sur lui la plus vive impression; il lisait avidement tous les journaux où se trouvaient les détails de crimes venus à sa connaissance. Son agitation, après ces lectures, était extrême; et plusieurs fois, il lui arriva de dire à Herbelin, son camarade: «C'est un grand malheur! on ne sait pas ce que Dieu nous garde: je crois que je finirai sur l'échafaud.» Puis, avec le maintien et le ton des crieurs publics, il prononçait lui-même son arrêt de mort. Souvent les accès d'une gaîté extraordinaire succédaient à ces sombres pressentimens; puis bientôt Ulbach redevenait taciturne et versait des larmes en abondance.

Le vendredi 25 mai 1827, Aimée Millot ayant été envoyée par sa maîtresse, sur les trois heures après-midi, chez une grainetière établie dans l'avenue d'Ivry, Ulbach l'aborde, l'air hagard, la figure toute décomposée; mais la jeune fille lui dit très-expressément qu'elle ne peut lui parler: de là, elle se rend sur le boulevard des Gobelins, où l'avait devancée Julienne Saumon, qui souvent gardait les chèvres avec elle. Bientôt après, toutes deux sont accostées par Ulbach, qui lie conversation avec Aimée et chemine quelque temps avec elle. Julienne Saumon, voyant alors qu'un orage allait éclater, et entendant même déjà les roulemens lointains de la foudre, appelle sa compagne et l'engage à rentrer au logis. Elle ne s'en ira pas! répond Ulbach, et en même temps il assène à Aimée Millot plusieurs coups de poing dans le dos et la renverse par terre; puis, tirant de sa poche un couteau, il lui en porte plusieurs coups. La jeune Saumon, seule témoin de cet attentat, ne put que crier: A la garde! Elle vit alors Ulbach prendre la fuite à toutes jambes; puis, s'étant approchée de son amie, elle aperçut l'infortunée baignant dans son sang, et qui ne put que lui adresser ces paroles: Ma petite Julienne, je suis morte! va chercher madame. Ce meurtre fut commis dans la rue Croulebarbe.

Aussitôt l'autorité fut avertie de cet événement tragique. Des hommes de l'art furent appelés; le couteau, qui avait servi d'instrument au crime fut trouvé dans une blessure faite au bas de l'épaule gauche: il y était resté enfoncé jusqu'au manche. La malheureuse victime expira au bout d'une heure; l'autopsie du cadavre fit connaître que la mort avait été le résultat de trois blessures qui, traversant la poitrine, avait attaqué les poumons.

Cependant, immédiatement après son crime, Ulbach s'était rendu chez la femme Champenois, marchande de mottes, rue des Lyonnais. Il y était arrivé pâle, défait, tout trempé par la pluie qui tombait par torrens. Il avait dit qu'il venait de la barrière du Maine, et qu'il avait tant couru, qu'il en avait un point de côté. Les deux fils de cette femme et un troisième individu se trouvaient là. «Si on te donnait, dit Ulbach à l'un deux, un coup de couteau entre les épaules, crois-tu que cela te ferait mourir?» Le nommé Bergeron à qui il adressait cette question lui répondit affirmativement, et lui demanda s'il avait l'intention de faire un mauvais coup. Ulbach eut l'air de sourire, et s'éloigna.

Il écrivit ensuite une lettre à la fille Aimée Millot, et mit dans cette lettre un anneau qui lui venait d'elle; puis, l'ayant cachetée avec de la cire noire, il alla lui-même la porter à la poste. Cette lettre, qui fut reproduite au procès, était conçue en ces termes: «Mademoiselle, je vous envoie deux mots pour vous remettre l'anneau que vous m'avez demandé dans la lettre précédente. Je vous l'envoie, mais c'est après vous avoir donné la mort. Je n'ai qu'un regret, c'est de vous avoir manquée. Adieu, perfide! l'échafaud m'attend, mais je meurs content de t'avoir punie de ton crime.

«Tout à toi,

«Ulbach.

«Mort! haine et vengeance!...»

Ulbach écrivit ensuite à la femme Champenois qu'il s'était rendu coupable du plus grand des crimes; qu'il avait assassiné une fille aussi innocente qu'il était criminel; qu'une jalousie féroce l'avait poussé à commettre ce forfait et qu'il l'expiait bien par ses remords.

Le surlendemain, Ulbach écrivit aussi à la veuve Detrouville une lettre ainsi conçue:

«Madame, c'est à vous que je dois l'excès où je me suis livré; oui, c'est à vous à qui je dois la perte d'une épouse toujours chère à mon cœur. Plusieurs fois, ces mots s'étaient échappés de notre bouche, et nous étions heureux. Mais vous, femme acariâtre, vous seule vous mettiez entrave à notre félicité. Ce fer vous était réservé; mais songez que vous ne l'échapperez pas, si vous ne faites ce que je vous prescris. Puisque je ne puis rendre les derniers devoirs à mon épouse, faites-le pour moi; songez bien de faire ce que je vous prescris de faire. Je vous envoie cinq francs; rendez-vous de suite à l'église d'Ivry, et faites-lui dire une messe en l'honneur de ses malheurs et des miens. Je demande vos égards, car je suis plus à plaindre qu'à blâmer. Toutes vos recherches seront infructueuses. Le moment où vous recevrez ma lettre, je serai pour jamais englouti dans le néant.

«Signé Ulbach.

«P. S. Que cette lettre reste secrète entre vous et moi: voilà la seule grâce que je vous demande. Le remords me déchire..... Je ne peux vivre davantage sans crime.»

Cependant on faisait les recherches les plus actives pour découvrir la retraite d'Ulbach. Le 3 juin, un jeune homme se présenta chez le commissaire de police du quartier du Marché-aux-Chevaux. Il avait l'air égaré, et demanda, d'une voix entrecoupée, des renseignements sur l'assassinat de la jeune bergère d'Ivry. Comme on lui demanda quels étaient ses motifs pour faire de semblables questions, il répondit: C'est que c'est moi qui suis l'auteur de cet assassinat! Il ajouta qu'il avait acheté le couteau, instrument de son crime, chez un ferrailleur de la rue Descartes; qu'il ne s'était nullement caché après son forfait; que, le jour, il errait de côté et d'autre, et passait la nuit dans des maisons garnies près du Palais-Royal. «J'ai lu, dit-il ensuite, dans un journal, qu'un jeune homme avait été arrêté. Je ne veux pas avoir à me reprocher la mort ignominieuse d'un innocent; cela l'emporte sur l'instinct de ma conservation, et, pour garantir celui-là du sort dont il est menacé, je suis venu me livrer entre vos mains.»

Ulbach réitéra plusieurs fois ses aveux dans l'instruction; il déclara qu'il avait eu également des projets d'homicide sur la veuve Detrouville, et qu'il regrettait de ne les avoir pas mis à exécution, parce que c'était elle qui avait imposé à Aimée Millot le sacrifice de ses liaisons avec lui.

Ulbach comparut devant la Cour d'assises de la Seine le 27 juillet. Une affluence considérable de spectateurs de tous les rangs et de toutes les classes de la société attestait l'intérêt universel qu'inspirait cette déplorable affaire. Tous les regards étaient avides de voir l'accusé. C'était un jeune homme d'une constitution frêle, pâle et abattu, qui paraissait à peine sortir de l'enfance, quoiqu'il fût âgé de vingt ans.

Pendant la lecture de l'acte d'accusation, Ulbach demeura constamment la tête basse, le sourcil froncé, l'œil fixe; ses deux mains étaient appuyées sur ses genoux. A son immobilité parfaite, on l'eût pris pour une statue de cire, si quelques soupirs convulsifs, qu'il cherchait à étouffer, n'eussent trahi, par instans, les cruelles émotions de son ame.

L'interrogatoire d'Ulbach fut long et pénible pour le président. L'accusé ne faisait pas de réponse à la plupart de ses questions, ou niait un assez grand nombre de faits qu'il avait avoués dans l'instruction. Il convenait bien de son crime; mais ses réponses tendaient à écarter toute idée de préméditation. Il disait qu'il avait frappé Aimée Millot à la suite d'une vive discussion qu'il avait eue avec elle. Dans l'instruction, il avait dit que son forfait était le résultat de la violente jalousie que lui avait inspirée un jeune homme qui, tous les dimanches, allait se promener avec Aimée; et maintenant il affirmait qu'il n'avait été nullement jaloux. On lui rappela l'expression atroce dont il s'était servi lorsqu'on l'avait interrogé sur le motif qui lui avait fait demander au nommé Bergeron si un coup de couteau donné entre les deux épaules pouvait donner la mort? «J'ai tenu ce propos, répondit l'accusé, pour savoir si dans mes trois coups, il y en avait un de bon

Le président donna ensuite lecture des lettres, écrites par Ulbach à la fille Aimée Millot et à la dame veuve Detrouville; le lecteur les connaît déjà. En voici une troisième qui fut également lue à l'audience. L'accusé l'avait adressée au fils de la femme Champenois, le lendemain de son crime. Elle était conçue en ces termes:

«Mon ami, le malheur ne m'a jamais abandonné depuis ma naissance. J'ai toujours été la cause du malheur de mes parens. J'étais destiné à porter ma tête sur l'échafaud..... Ce moment fatal est arrivé. Je me suis rendu coupable du plus grand des crimes. J'ai tué une fille innocente. La jalousie farouche m'a poussé à accomplir ce fatal dessein..... Je ne suis pas encore arrêté..... J'expie mon crime par les remords..... Je suis anéanti..... Je ne puis plus me supporter moi-même. Je n'ai pas le courage de me donner la mort..... J'attends avec impatience mon arrêt. Ah! je suis plus à plaindre qu'à blâmer. Ayez compassion de votre malheureux ami; mais je ne mérite plus ce titre.

«Je vous embrasse pour la vie. Souhaitez bien le bonjour de ma part à votre mère..... ne m'oubliez pas.....

«Ulbach, pour la vie.

«P. S. Ah! que le criminel est à plaindre! Je ne puis plus me supporter. Je suis anéanti à tous les regards de tout le monde.»

Pendant la lecture de ces diverses lettres, Ulbach fut constamment préoccupé d'une idée autre que celle du crime dont on l'accusait; ses regards erraient avec une attention marquée sur l'auditoire; il semblait y chercher quelqu'un. On eût dit, à voir ses sourcils froncés, ses traits contractés, qu'il tâchait de découvrir celle qu'il regardait comme la cause des refus de sa victime, ou que, dans la partie la plus reculée de l'auditoire, il espérait rencontrer son rival. Tantôt il se penchait, tantôt il se haussait sur les pieds, et paraissait étranger à tout ce qui se passait autour de lui.

Durant toute la déposition de la dame Detrouville, Ulbach lança sur elle les plus sinistres regards; ses mains tremblaient; il pouvait à peine contenir sa rage; et dans un moment, serrant ses deux mains et grinçant les dents, il dit d'une voix étouffée: Ah! si je te tenais!

Le ministère public soutint l'accusation avec une énergie qui excita plusieurs fois une vive émotion dans l'auditoire. La tâche du défenseur de l'accusé était difficile. Le crime était avéré et avoué. L'achat d'un couteau à gaîne pour le commettre, attestait la préméditation. Aussi l'avocat s'attacha-t-il surtout à établir qu'Ulbach, possédé par une passion, n'avait plus été maître de sa raison, et que son crime n'avait été que l'état momentané d'un accès de jalousie.

Tandis que le jury délibérait sur son sort, Ulbach se fit servir à dîner, et mangea avec l'appétit d'un prévenu qui aurait entendu prononcer son acquittement.

Après une heure de délibération, le jury fit connaître sa réponse qui était affirmative sur l'homicide comme sur la préméditation. Ulbach entendit la déclaration des jurés et son arrêt de mort, sans manifester la moindre émotion; ses yeux avaient même perdu quelque chose de leur expression sinistre. Il paraissait étranger aux sentimens de terreur et de pitié qui agitaient l'auditoire et les juges eux-mêmes. Quand le président lui dit qu'il avait trois jours pour se pourvoir en cassation, Ulbach se levant et faisant un geste impératif et dédaigneux, s'écria: Je n'en rappelle pas! et se retira d'un pas ferme et rapide.

Immédiatement après sa condamnation, Ulbach fut, selon l'usage, mis au cachot et revêtu de la camisole des condamnés. Pendant cette opération, qui produit ordinairement une impression profonde sur ces malheureux, il ricanait et affectait la plus froide indifférence. Plusieurs personnes vinrent le visiter pour l'exhorter à former son pourvoi; mais toutes leurs instances étaient infructueuses. Ulbach les accueillait avec une complète insensibilité et se contentait de répondre: «Je veux mourir tout de suite..... Me pourvoir serait une lâcheté.... J'ai du courage, et je le prouverai.» Son défenseur seul, M. Charles Duez, parvint, après beaucoup d'efforts, à le faire changer de résolution. S'étant aperçu que cette résistance opiniâtre provenait d'un sentiment de fanfaronnade, bien concevable d'ailleurs de la part d'un jeune homme de vingt ans, il donna un autre tour à ses conseils, et prit Ulbach par sa propre faiblesse. Il s'efforça de lui persuader qu'il montrerait beaucoup plus de courage et de force d'âme en attendant l'instant fatal pendant trente ou quarante jours sans se démentir, qu'en ayant l'air de se laisser aller à un premier mouvement de désespoir, et de vouloir courir à la mort, comme pour n'avoir pas le temps d'y réfléchir. Ulbach, ébranlé par ces considérations, consentit enfin à se pourvoir. Un dernier trait prouva que l'avocat avait bien lu dans le cœur de son client. «Mais surtout, dit Ulbach à son défenseur, dites bien à tout le monde, et faites publier dans les journaux, que si je me suis pourvu, ce n'est pas par crainte de la mort.»

Le 24 août, la Cour de cassation rejeta le pourvoi d'Ulbach, et le jugement fut exécuté le 10 septembre 1827.

La position sociale d'Ulbach dont la naissance était enveloppée d'une mystérieuse obscurité, le triste abandon de son enfance, son extrême jeunesse, la violence de sa passion, devaient exciter quelque intérêt. Ses derniers momens, auxquels présidèrent le repentir et la religion, furent aussi de nature à atténuer l'horreur de son crime. Ce fut à Bicêtre, et quelques jours avant de monter sur l'échafaud, qu'il fit sa première communion. Ramené dès-lors à des idées plus saines, à de plus louables sentimens, il écrivit deux lettres touchantes, l'une à son ancien maître, l'autre à la maîtresse de sa victime, à celle-là même à laquelle, pendant les débats, il lançait des regards pleins de haine et de vengeance.

Dans un entretien qu'il eut avec son défenseur, il lui disait: «Dès mon enfance, je sentais déjà du dégoût pour la vie. Je voyais les autres jouir des caresses de leurs parens, et je n'avais ni père, ni mère... Je m'étais attaché à cette Aimée.... Elle était tout pour moi; je ne tenais qu'à elle dans le monde. Puisqu'elle n'est plus, je mourrai sans regret.»

Avant de terminer, nous paierons aussi notre tribut à la mémoire de la malheureuse victime du malheureux Ulbach. Aimée était une jeune fille de dix-huit ans, d'un caractère excellent, douée des plus heureuses qualités, ayant toujours eu une conduite irréprochable. Sa maîtresse fit son éloge et la pleura en présence des juges de son assassin; et sa vertu fut consacrée par un monument populaire, qui fut élevé sur le lieu même où elle reçut le coup mortel de la main de son amant.


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