Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Sur la fin de 1826, les rivages de l'Isère, tout récemment ensanglantés par l'horrible attentat de Mingrat, furent souillés de nouveau par un meurtre dont plusieurs circonstances rappelèrent à tous les esprits le souvenir de la catastrophe épouvantable de Marie Charnalet.
Joseph Vincendon, du village de Plau, âgé de vingt-six ans, était instituteur primaire à Beaucroissant, à cinq lieues de Grenoble. Doué d'un physique agréable, il employait ce funeste avantage à séduire les jeunes filles de sa commune. Le maire et le curé, avertis du désordre de sa conduite, avaient arrêté que ce misérable serait renvoyé aussitôt après l'hiver dans lequel on allait entrer.
Reine Orcel, parente éloignée de Vincendon, fut une des victimes de sa lubricité. Cette fille, par la douceur de son caractère, s'était concilié l'amitié de tous les habitans de son village; jusque-là sa conduite avait été irréprochable; elle avait même des habitudes pieuses. Mais elle fut assez faible pour ajouter foi à une promesse de mariage que lui fit son parent, et sa crédulité eut bientôt des suites qu'un prompt hymen aurait pu seul réparer. Toutefois Vincendon parvint à persuader à cette pauvre fille que l'intérêt de son avancement le forçait de retarder l'accomplissement de l'union sur la foi de laquelle Reine Orcel s'était livrée à ses désirs. Il se servit de l'entremise d'une nommée Sophie Douillet, établie au faubourg Très-Cloîtres, à Grenoble, pour placer sa cousine chez la femme Morel, sage-femme dans cette ville.
Reine, sous le prétexte d'entrer en service, quitta sa famille, qui ignorait sa grossesse, et partit au commencement de novembre 1826, malgré toutes les sollicitations qu'on lui adressa pour l'en détourner. Elle venait de réaliser quelque argent qui lui était dû; son petit pécule se montait à trois cents francs environ. Mais Vincendon se fit remettre cette somme, en disant à Reine: «Tu vas vivre à Grenoble au milieu d'un monde que tu ne connais pas, tu n'as pas besoin de tout cet argent; je t'en enverrai quand tu voudras.»
Les parjures coûtaient peu à Vincendon. Après le départ de Reine Orcel, il entretint en même temps à Beaucroissant plusieurs intrigues qui finirent par causer des scènes scandaleuses.
Cependant Reine Orcel, cachée à tous les yeux dans Grenoble, se plaisait à entretenir de sa fâcheuse position les deux seules personnes qui fussent dans la confidence de son secret, Sophie Douillet et la femme Morel. Elle leur parlait souvent de ses projets, de son mariage renvoyé à deux années, de la somme qu'elle avait amassée, disait-elle, pour l'éducation de son enfant; de Vincendon, qu'elle aimait uniquement, s'inquiétant plus des reproches dont il pourrait être l'objet, que de ceux qu'on pourrait lui faire à elle-même. Elle écrivait souvent à cet homme, le pressant de venir la voir.
Le 21 décembre, Vincendon annonça à Beaucroissant qu'il allait se promener à Rives, village voisin; et au lieu de cela, il se rendit à Grenoble. Il arriva à cinq heures, nuit close, chez Sophie Douillet, qu'il pria de le conduire chez la sage-femme où était logée Reine Orcel, en déclarant qu'il n'avait pas le temps de s'arrêter, et qu'il devait repartir le soir même par la diligence. Sophie Douillet remarqua qu'il était très-pâle, qu'il paraissait inquiet et agité. Il resta à la porte de la femme Morel, sans vouloir monter, pendant que Sophie Douillet alla avertir Reine, qui arriva aussitôt. Mais Vincendon, toujours préoccupé, ne répondit qu'avec froideur aux caresses empressées de sa maîtresse; ce qui frappa d'étonnement Sophie Douillet.
Tous trois ils allèrent souper dans un cabaret, sur la place des Cordeliers, près du bord de l'Isère et du quai dit de Bordeaux. Pendant la conversation, Vincendon qui savait sans doute que quelque temps auparavant, une sentinelle avait été postée sur ce quai solitaire pour empêcher toute communication des passans avec deux criminels condamnés à mort, dont les cachots prenaient jour de ce côté, demanda à Sophie Douillet si cette sentinelle y était toujours; mais cette fille ne put lui faire une réponse positive.
Au sortir du cabaret, on se dirigea vers le logis de la femme Morel; il n'était pas encore huit heures. Vincendon fit à Sophie Douillet l'observation qu'il serait prudent qu'elle se retirât au faubourg où elle demeurait, parce que les portes de la ville allaient bientôt se fermer. La clôture des portes n'avait lieu qu'à neuf heures; Sophie avait donc largement le temps de rentrer: mais, par discrétion, elle jugea convenable de se retirer. Reine lui recommanda, en lui disant adieu, de ne pas oublier de venir la chercher le dimanche suivant pour aller à la messe. Sophie Douillet le lui promit.
Dès ce moment, les ténèbres les plus épaisses couvrirent toutes les circonstances relatives à Reine Orcel. Elle ne reparut pas chez la femme Morel, et le lendemain matin, un inconnu, qui ne voulut point de salaire, disant qu'il était payé, vint remettre au domicile de Sophie Douillet une lettre signée Reine Orcel, et sans date. Dans cette lettre, Reine annonçait que, d'après ce que lui avait dit la personne qu'on savait, elle allait partir avec lui, pour être placée chez des amis à qui elle ne paierait rien. Elle chargeait Sophie de retirer huit francs qui se trouvaient dans sa commode, et de faire un paquet de ses effets, pour remettre le tout, lorsqu'elle le ferait demander.
Cette détermination subite, si peu en accord avec la conversation de la veille, le mystère empreint sur la teneur de cette lettre, parurent à Sophie Douillet cacher quelque chose d'inexplicable. Bientôt des soupçons succédèrent à la surprise, quand on vit que les recherches dans la chambre et dans la commode de Reine ne se rapportaient pas exactement avec les indications contenues dans la lettre. Il fut décidé que Sophie Douillet se rendrait au village de Plau, et en même temps la femme Morel écrivit à Vincendon, à Beaucroissant, en termes énergiques, que Reine Orcel, laissée seule avec lui, ayant disparu, elle le rendait responsable du sort de cette malheureuse fille, et le dénoncerait s'il n'en donnait promptement des nouvelles.
Vincendon reçut cette lettre à Beaucroissant, et la perdit presque aussitôt; elle fut ramassée par des enfans, qui la montrèrent à plusieurs personnes. Vincendon, à qui on demanda comment il avait pu avoir si peu de soin d'une lettre qui contenait des choses aussi graves, prétendit, en pâlissant, que c'était un de ses écoliers qui s'était amusé à l'écrire... Mais le timbre de la poste?... «Ce même écolier, dit-il plus tremblant encore, l'a fait sans doute avec un morceau de bois.»
Cependant Sophie Douillet arrivait à Plau; le hasard lui fit rencontrer Vincendon, qui changea de couleur à son aspect. A ses questions, il répondit que le 21 décembre, à minuit, il se trouvait avec Reine Orcel sur le pont de pierre de Grenoble, lorsque quatre jeunes gens les avaient arrêtés, lui avaient pris dix francs, avaient arraché à Reine Orcel sa croix d'or, et qu'il croyait qu'on avait ensuite précipité cette fille dans l'Isère. Mais en même temps il recommanda avec anxiété à Sophie Douillet de taire ces circonstances aux parens de Reine, et de leur annoncer qu'elle jouissait d'une parfaite santé. Il ajoutait que, si cet événement se déclarait, il était un homme perdu, et qu'il se brûlerait la cervelle; puis, qu'il espérait que la femme Morel, quand elle serait payée de ce qui lui était dû, garderait le silence; qu'il lui enverrait pour cela son frère qui retirerait les effets de Reine Orcel et les jetterait dans l'Isère. Il terminait ses divagations incohérentes, en proposant à Sophie Douillet de le suivre, au moyen de papiers qu'il se procurerait, en pays étranger, où il l'emmènerait avec lui. Mais Sophie Douillet le quitta pour aller rendre compte à la famille de Reine Orcel de la disparition de cette jeune fille.
Dès ce moment, une clameur générale signala Vincendon comme l'assassin de Reine Orcel. Dès-lors aussi, les terreurs du châtiment s'emparèrent de cet homme, et ne lui laissèrent plus un seul instant de repos. Il devint sombre, et l'on remarquait que sa figure était toute décomposée.
Le 31 décembre, son frère vint le trouver à Beaucroissant, et le mena dîner à l'auberge avec deux autres personnes de Plau; ils demandèrent une chambre, où on les entendit pleurer. L'aubergiste voulut questionner Vincendon; mais celui-ci ne pouvant répondre, se jeta sur un lit, en lui faisant signe d'interroger son frère. Alors ce dernier raconta la mort tragique de Reine Orcel par la main de trois brigands...
Le même jour, Vincendon se rendit à Plau dans sa famille. Mais les esprits y étaient déjà fortement prévenus contre lui: le mari de la femme Morel y était arrivé le matin; il venait de Grenoble faire part à la famille Orcel de ses soupçons sur Vincendon. Effrayé à la nouvelle de cette accusation, celui-ci retourna à Beaucroissant le lendemain de très-bonne heure. Ce jour-là (1er janvier 1827), il le passa tout entier chez la femme Goubet qui habitait la même maison que lui. Le récit de cette femme offre des traits remarquables.
Revenant de la messe, elle trouva Vincendon chez elle, assis auprès du feu. Il était pâle et défait; elle lui en demanda la cause.
«—J'ai tant entendu pleurer hier soir, répondit-il, que cela m'a tué.
«—Comment! Est-ce que votre mère serait morte?
«—Non, mais cela la tuera bien.
«—Mais, mon Vincendon, qu'est-il donc arrivé?
«—Vous vous souvenez sans doute du jour, où j'allai me promener à Rives? Eh bien, je partis pour Grenoble, afin de rendre un service à un cousin-germain, ce qui m'a toujours porté malheur, parce que je suis trop bon. Il m'avait chargé de remettre à une fille de mon pays, enceinte de lui, une somme de cinquante fr.» Alors Vincendon raconta qu'il avait remis les cinquante fr. à Reine Orcel, dans un café, en présence de trois jeunes gens qui, au sortir du café, les suivirent sans être aperçus, les assaillirent sur le pont de pierre, et après les avoir volés, précipitèrent Reine par-dessus le parapet dans l'Isère. «Plût à Dieu, ajoutait-il, que j'eusse été précipité avec elle!—Mais n'avez-vous pas appelé à la garde! crié au secours!—Je n'avais point vu de factionnaire sur le pont, et d'ailleurs je fus si troublé, que je n'osai rien dire. Je me rendis à la diligence de Lyon, où je me fis enregistrer sous un autre nom que le mien, et j'arrivai à trois heures du matin à Beaucroissant, sans qu'on se fût aperçu de mon absence.»
Tout le reste de cette journée-là, Vincendon resta chez la femme Goubet. Il pleurait sans relâche, dit-elle, et paraissait cruellement tourmenté, ne voulant prendre aucune nourriture. Malgré le soupçon que la dernière circonstance du récit avait fait naître dans son esprit, la femme Goubet lui adressait de temps en temps la parole en lui disant: Enfin, mon pauvre Vincendon, si vous n'êtes pas coupable, la Providence vous protégera. Mais à ces paroles de consolation, Vincendon ne cessait de répondre par des expressions de désespoir: Je sais bien d'avance comment cela ira, disait-il; je suis un homme perdu! Sur les huit heures du soir, son frère vint le chercher. En sortant de la maison, Vincendon s'écria à plusieurs reprises, en pleurant: Adieu! Beaucroissant, adieu!
Vincendon, pendant les jours qui suivirent, se tint caché dans les environs, se faisant passer pour un déserteur et changeant d'asile quand il craignait d'être arrêté; sa famille eut soin de répandre le bruit qu'il s'était donné la mort. Enfin, il s'entendit avec un de ses voisins nommé Jean Caillat, jeune soldat appelé sous les drapeaux; il se présenta à sa place, prit sa feuille de route, et fut dirigé sur le dix-septième régiment d'infanterie légère, en garnison à Dunkerque; mais son brevet de capacité pour l'enseignement primaire, trouvé sur lui, le trahit. Il fut arrêté; il avoua qu'il avait été poursuivi à l'occasion d'une jeune fille appelée Reine Orcel, mais qu'il ne savait de quel crime il était accusé.
Pendant qu'on le conduisait à Grenoble, ayant couché dans la prison de Tournus avec un autre soldat prévenu d'assassinat, et un autre détenu, il raconta à ses compagnons qu'il avait assassiné une fille avec laquelle il avait eu des relations; qu'après lui avoir mis un genou sur le ventre et un pied sur le cou, il lui avait arraché sa croix d'or, et pris en outre une somme de 300 francs; que, bien qu'il n'y eût pas de témoins, il voyait bien qu'il était perdu s'il ne parvenait pas à s'évader, et que dans tous les cas, il se procurerait du poison pour se faire mourir. Pendant la nuit, il essaya de couper un des barreaux de la fenêtre avec le ressort de sa montre qu'il avait démontée; mais ce ressort se cassa. Il arriva à Grenoble dans le courant de mars 1827.
Cependant le cadavre de Reine Orcel avait été retrouvé pour la condamnation de son assassin. Le 25 février, un corps mort avait été vu sur les graviers de l'Isère, à une lieue de Grenoble; dans la nuit qui suivit cette découverte, des loups attaquèrent ce cadavre, en dévorèrent le ventre, les cuisses et les bras. Les vêtemens qui le couvraient, quoique horriblement souillés, comparés au signalement de la victime fourni par la justice, la firent reconnaître. Sophie Douillet, la femme Morel et son mari, mis en présence de ces tristes restes, défigurés par la putréfaction et par l'opération de l'autopsie, hésitèrent un moment; mais, à la vue des lambeaux de vêtemens, ils fondirent en larmes, et déclarèrent que c'étaient bien ceux que portait la malheureuse Reine Orcel, le jour de sa disparition.
Traduit en présence des divers magistrats chargés de l'interroger, Vincendon nia une foule de circonstances, varia sur beaucoup d'autres, et persista toujours à soutenir que Reine Orcel avait dû la mort à l'attaque de plusieurs jeunes gens réunis pour la voler.
Vincendon comparut, dans la première quinzaine de juillet, devant la Cour d'assises de l'Isère. Là, ses réponses donnèrent une nouvelle face à l'affaire. Il déclara que Reine Orcel, désespérée de ce qu'il ne voulait pas lui promettre de l'épouser bientôt, s'était précipitée elle-même dans les flots de l'Isère. Ce nouveau système de défense provoqua de la part du président une série de questions qui devaient embarrasser l'accusé. Pourquoi n'avait-il pas cherché à la sauver? Pourquoi n'avait-il pas appelé au secours? Pourquoi, si Reine s'était noyée elle-même, avait-il dit d'abord qu'elle avait été précipitée par des voleurs? Vincendon ne pouvait répondre à ces questions d'une manière satisfaisante; aussi plusieurs fois garda-t-il le silence. Il avoua néanmoins qu'il était l'auteur de la lettre signée Reine Orcel, que la fille Sophie Douillet avait reçue le lendemain du crime.
M. Guernon-Ranville, alors procureur-général, soutint l'accusation avec une énergie puissante. Il montra que la nouvelle version adoptée par Vincendon était plus périlleuse pour lui qu'un aveu franc et loyal; qu'elle renforçait l'accusation et ôtait tout crédit à la défense: «Ainsi, dit-il, ce n'était pas assez pour cet homme d'avoir couvert de honte une famille estimable, et de l'avoir plongée dans une éternelle douleur; il fallait encore qu'il souillât la tombe de sa victime d'une odieuse accusation de suicide! Et il n'a pas frémi de ce nouveau genre d'attentat! Si l'explication de Vincendon était vraie, il faudrait le plaindre de ne pouvoir sauver sa tête qu'en flétrissant la mémoire d'une infortunée à laquelle il devait consacrer sa vie, et que sa perfidie a réduite à cette affreuse extrémité.
«Mais le suicide est une lâche calomnie et une imposture ajoutée à tant d'autres.
«Le suicide est en lui-même un acte d'aveugle frénésie, ou une action qui suppose l'oubli de tous les principes; or, ni l'un ni l'autre ne peuvent être admis dans la cause.»
Ce magistrat combattit ensuite la supposition du suicide par l'invraisemblance des circonstances matérielles; et, après avoir montré que toutes les circonstances ultérieures se réunissaient pour confondre et accabler de plus en plus l'accusé, le procureur-général termina en réunissant les faits qui lui paraissaient établir la préméditation.
Après une longue délibération, le jury fit la déclaration suivante: Oui, Vincendon est coupable du meurtre de Reine Orcel, mais sans préméditation.
En conséquence, Vincendon fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Le coupable entendit son arrêt avec calme. Les débats de ce procès avaient duré trois jours.
Vincendon ne se pourvut pas en cassation dans les trois jours fixés par la loi, et le quatrième, il fut flétri sur la place publique de Grenoble. Il subit cette opération infamante avec un air d'indifférence qui frappa de surprise tous les spectateurs.