← Retour

Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

16px
100%

La famille Dutouyàa exerçait à Jurançon la profession de boulanger: elle était composée de la mère, de deux garçons et d'une fille; le père était mort depuis long-temps. La direction des affaires de la maison devint entre les deux frères le sujet d'une aversion ardente et de querelles violentes et réitérées. Le fils aîné, d'un caractère sombre et apathique, abruti par l'usage immodéré du vin et des liqueurs fortes, ne put voir, sans en être profondément ulcéré, que, dans toutes les circonstances, le reste de la famille se déclarait en faveur de son frère cadet. Il ne put concentrer la rage que lui causait cette prédilection; il en résulta, dit-on, de terribles menaces et d'atroces propos. La mère, pour prévenir un malheur qu'elle redoutait vivement, prit la précaution de faire serrer soigneusement tous les couteaux. Dutouyàa cadet, appréhendant aussi quelque méchante tentative de la part de son frère, découcha plusieurs fois, à la suite de diverses querelles, en disant qu'il ne redoutait pas son frère; qu'il ne craignait de lui que quelque coup de lâcheté.

Cependant toutes ces précautions devinrent inutiles, et le malheureux jeune homme ne tarda pas à périr sous les coups qu'il avait vainement cherché à éviter. Le 19 janvier 1829, la famille Dutouyàa réunie se disposait à souper: le fils cadet et la mère étaient assis à table; Dutouyàa aîné se trouvait à très-peu de distance auprès du feu; la fille de la maison et la servante vaquaient à quelques occupations. Déjà une légère altercation avait eu lieu entre les deux frères sur le degré de cuisson d'une pièce de rôti. Dutouyàa cadet l'avait retirée du feu, malgré l'opposition de son frère, et à ce sujet, il lui avait reproché avec amertume sa conduite passée. Celui-ci, exaspéré par l'outrage qu'il prétend avoir reçu, apostrophe son frère, et la main armée d'un couteau, il le menace de l'en frapper, s'il continue. Frappe! s'écrie Dutouyàa cadet, en lui présentant une fourchette. Dutouyàa aîné s'élance sur son frère, qui se lève aussitôt, et cherche à saisir les mains de son agresseur. Une lutte s'engage; aux cris de la sœur qui sort précipitamment et tombe évanouie, des voisins accourent. Les deux frères se tenaient encore. Ce n'est rien! répond Dutouyàa aîné aux observations qui lui sont adressées, tandis que son frère chancelle, va s'appuyer contre le mur et tombe. Malheureux! s'écrie la mère, tu viens de tuer ton frère! Cependant on s'empresse autour de Dutouyàa cadet; on pousse l'aîné qui résiste et soutient qu'il n'a rien fait; on l'engage à sortir, et la mère s'écrie encore: Prenez garde! arrêtez-le: il tient le couteau qui lui a servi à tuer son frère!

On transporte le frère cadet sur un lit, et l'on reconnaît qu'il a reçu une profonde blessure au-dessus de la mamelle gauche. On ignore la gravité de sa position; l'anxiété de la famille ne saurait s'exprimer. Quelques instans s'écoulent dans cette horrible incertitude; le blessé essaie de répondre d'une voix très-affaiblie aux diverses questions qu'on lui adresse; il fait d'inutiles efforts pour vomir, et ne tarde pas à expirer.

Pendant cette scène épouvantable, le meurtrier était resté les bras croisés, sur la porte; rentré chez lui, il se coucha et dormit. Mais le soir même, on vint l'arrêter. Cette mesure ne lui causa aucune émotion; il répondit qu'il était innocent; qu'il n'avait pas porté de coup, et que c'était son frère qui s'était frappé.

La Cour d'assises des Basses-Pyrénées s'occupa de cette déplorable affaire, dans sa seconde session, de février 1829. Plusieurs témoins furent entendus, notamment l'individu qui était accouru le premier aux cris de la sœur des deux Dutouyàa. Une loi humaine écartait la mère de ces douloureux débats. La jeune servante de la maison pouvait seule fournir des renseignemens circonstanciés sur la scène de l'assassinat. Sa déposition, dans les premiers instans, fut accablante pour l'accusé; elle rapporta qu'il avait saisi un couteau et s'était élancé sur son frère. Aux débats, elle montra moins d'assurance, et déclara qu'elle n'était pas sûre qu'il eût pris le couteau. Quoi qu'il en soit, aucun témoin n'avait vu ce couteau, et malgré toutes les recherches, on ne put le retrouver.

L'accusation d'homicide volontaire fut soutenue avec force par le ministère public. L'accusé, quoique défendu avec un talent remarquable par M. Lacaze, fut déclaré coupable par le jury, et en conséquence, condamné aux travaux forcés à perpétuité. En entendant prononcer cet arrêt, Dutouyàa ne manifesta pas la moindre émotion.


Chargement de la publicité...