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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Jean Fort vivait avec sa mère au village des Cossardières, canton de Larochefoucault. Dès son enfance, ce jeune homme avait montré un caractère sombre et taciturne. Cette malheureuse disposition d'esprit avait sans doute pris sa source dans une infirmité grave dont il était affligé. Son visage s'était couvert d'une lèpre envenimée, qui, faisant chaque jour de nouveaux progrès, avait fini par devenir un ulcère dégoûtant et horrible. Son nez, rongé par le mal, avait entièrement disparu; ses lèvres, à moitié dévorées, ne lui permettaient plus de fermer la bouche; et ses traits étaient tellement défigurés, qu'il était difficile d'imaginer rien de plus hideux.

A mesure que ce mal étendait ses ravages, Jean Fort devint querelleur, emporté, furieux. Le maire de sa commune le fit placer à l'hospice de Larochefoucault; mais Jean Fort se fit bientôt chasser, à raison de sa mauvaise conduite. Un jour, s'étant approché du lit d'une mourante, il fit à cette malheureuse d'infâmes propositions. Les pauvres, la supérieure et les dames de l'établissement étaient l'objet de ses insultes journalières.

Ayant été forcé, par suite de cette expulsion, de rentrer à la maison paternelle, Jean Fort, peu touché des soins que sa mère lui prodiguait, se livra à son égard aux emportemens les plus condamnables. Vers le commencement de juin 1828, on le vit, la prenant à la gorge d'une main, la frapper de l'autre avec un bâton; et dans le moment où l'on s'empressait d'arrêter les effets de sa frénésie, Fort fit entendre ces horribles paroles: Si je ne te tue pas aujourd'hui, je te tuerai demain. Vers le même temps, plusieurs personnes le virent s'avancer vers un enfant à qui il disait: Je te tuerai, coquin, parce que lorsque tu serais grand, tu te moquerais de moi.

Ces preuves de violence et d'abrutissement étaient d'un bien sinistre augure; pourtant on était loin d'en prévoir les épouvantables conséquences. Le 18 juin, la veuve Fort disparut tout-à-coup de son domicile; la veille encore, ses voisins l'y avait aperçue. Le même jour, Fort quitte la maison et va dans les campagnes voisines, pour demander l'aumône, suivant son habitude. Il rencontre la femme Touchet qui, après lui avoir donné un morceau de pain, lui dit: «Eh bien! mon pauvre Jean, vous ne guérissez donc pas?—Je guérirai bien, dit-il, car je veux tuer tous les limousins, et tous les gens de chez Querroy.—Et pourquoi voulez-vous tuer tant de monde?—Je veux tuer les gens de chez Querroy, parce qu'ils sont trop épais et qu'il faut les éclaircir; les autres, parce qu'ils sont trop honnêtes, et qu'ils sont cause que j'ai tué ma mère.—Vous avez tué votre mère? malheureux! et comment?—Je l'ai tuée avec un poing. Mais je m'en vais; je la placerai sur de la bruyère bien sèche, je la mettrai dans une bière et je l'enterrerai.»

Le 19 juin, à deux heures de l'après-midi, la femme Blanchier, l'une des voisines de la veuve Fort, vit le fils de cette femme entrer dans son jardin, avec une bêche et une pelle de bois; il se mit à tracer une fosse, et bientôt commença à la creuser. «Que veux-tu faire? lui demanda la femme Blanchier.—C'est une fosse pour enterrer ma mère.—Comment! ajoute la voisine, ta mère est morte?—Oui, je l'ai tuée; et si vous ne voulez pas le croire, allez la voir.»

La femme ne prit pas d'abord ces propos au sérieux; elle s'imagina que la veuve Fort travaillait à la journée pour quelques propriétaires du voisinage. Cependant, préoccupée des étranges paroles de Fort, elle en parla le soir à son mari; celui-ci en conçut quelque inquiétude et les fit partager à sa femme; ils se couchèrent, mais il leur fut impossible de fermer l'œil. Ils se levèrent alors et allèrent avertir d'autres voisins. Jean Fort était toujours occupé à creuser la fosse. La femme Blanchier ne put plus y tenir; glacée d'effroi, vers minuit, elle lui cria: «Eh! va donc te coucher! Fort répondit froidement: Allez vous coucher vous-même; je ne travaille pas sur votre propriété.»

Quand le jour parut, tout le village était en émoi. Le maire arriva bientôt sur les lieux; il s'approcha de la fosse, et vit, non sans un grand étonnement, Fort étendu dans le trou qu'il avait creusé, et plongé dans un profond sommeil.

Le maire continua son enquête; il entra dans la maison; d'abord il fut arrêté par une odeur fétide qui le suffoquait, et bientôt un horrible spectacle s'offrit à ses regards: c'était le cadavre de la veuve Fort, placé sur une chaise; son visage et ses vêtemens étaient couverts d'un sang noir; sa coiffe, qui était à ses pieds, laissait apercevoir sur le crâne des mutilations si graves, que des parcelles de la cervelle étaient sorties de leur enveloppe.

Après avoir rédigé son procès-verbal, le maire revint dans le jardin. Fort avait repris sa bêche et continuait son travail.

—Eh! que fais-tu là? lui dit-il.

—Je creuse votre fosse, répondit Fort.

—Mais, malheureux, je ne suis pas mort.

—C'est égal, monsieur le maire, vous avez pris soin de mon enfance, il faut bien que je fasse quelque chose pour vous.

—Où est ta mère?

—Elle est morte.

—Qui l'a tuée?

—C'est moi.

—Et comment?

—Avec cette tranche.

Et en même temps, l'insensé soulevait et montrait l'instrument encore ensanglanté.

Lors de l'autopsie du cadavre, on remarqua que le crâne avait été brisé par un instrument tranchant avec lequel six coups avaient été portés: on voyait, de plus, sur le sein de la victime deux plaies profondes, faites à l'aide d'un couteau qui avait dû y être plongé deux fois, alors que le corps était déjà inanimé.

Le maire fit sortir Jean Fort de la fosse; il en constata la dimension, puis rentra dans la chambre, et vit cet homme qui était occupé à passer des bas blancs dans les jambes de sa mère, raidies par la mort. Cependant les gendarmes venaient de cerner la maison; l'un d'eux y étant entré, Fort le regarda sans effroi, et continua de vêtir la victime.

—Et que faites-vous là? dit le gendarme.

—Ne voyez-vous pas, répondit Fort, que je l'ensevelis?

Le gendarme revint plusieurs fois et trouva toujours Fort livré à la même occupation; il était enfin parvenu à coudre un drap blanc autour du cadavre de sa mère.

Jean Fort fut arrêté, et la procédure s'instruisit devant le tribunal d'Angoulême. Dans ses premiers interrogatoires, le prévenu nia que la veuve Fort fût sa mère; mais plus tard, il en convint et prétendit que ce n'était pas lui qui l'avait assassinée; que ses voisins l'avaient sans doute tuée; il ajouta qu'il avait quitté sa demeure dès le 16 juin, et qu'il n'y était revenu que le 19 dans la journée. Enfin, dans un dernier interrogatoire, il tint un langage incohérent, et finit par dire, en jurant, au juge d'instruction qu'il se moquait de la vie, et qu'on ne le tuerait pas deux fois.

Les habitans des Cossardières n'avaient jamais remarqué chez Jean Fort des signes d'aliénation mentale. Il était, suivant leurs expressions, plus méchant que fou. Le maire l'avait eu à son service depuis l'âge de douze ans jusqu'à treize, et loin d'apercevoir en lui le moindre signe de démence, il lui avait reconnu une rare intelligence dans la manière dont il s'acquittait des commissions qui lui étaient confiées. Le médecin de l'hospice avait bien remarqué dans ses traits un égarement qu'il croyait devoir attribuer à la violence de son mal, mais jamais il n'avait pensé que cet air égaré provînt d'un dérangement d'esprit.

Jean Fort fut traduit dans la première quinzaine d'août devant la Cour d'assises de la Charente. Son interrogatoire fut de nature à corroborer les soupçons d'aliénation mentale. Nous allons en transcrire quelques fragmens.

Le président: Jean Fort, vous êtes accusé d'un crime épouvantable: dites, est-ce vous qui avez tué votre mère?

L'accusé, sans se lever: Non.

Le président: Vous l'avez cependant dit à plusieurs témoins; levez-vous et répondez.

L'accusé, se levant tout-à-coup et faisant entendre une voix effrayante: Oui, je l'ai dit....

Le président. Vous l'avez donc frappée d'une manière horrible?

L'accusé: Qu'on me le prouve! (Puis il murmura des blasphèmes.)

Le président. Et pourquoi avez-vous tué votre mère?

L'accusé, avec l'accent de la colère Pourquoi me faisait-elle enrager? si ce n'était pas fait, je le ferais encore. (Mouvement d'horreur dans l'assemblée.)

Après cet interrogatoire, on procéda à l'audition des témoins dont les dépositions confirmèrent tous les faits que nous avons relatés. L'accusation fut soutenue avec véhémence par le ministère public, qui crut devoir repousser la question d'aliénation mentale. Le défenseur de Jean Fort, M. Aubin Durand, s'attacha au contraire à établir le fait de démence et le fit d'une manière remarquable. Sa chaleureuse improvisation trouva de vives sympathies parmi les membres du jury; car, après une demi-heure de délibération, il rendit une décision ainsi conçue: Non, l'accusé n'est pas coupable, parce qu'il était en état de démence au moment de l'action.

Malgré ce verdict d'acquittement, Fort fut reconduit en prison, sur la réquisition du ministère public, qui dut s'occuper des moyens de faire prononcer l'interdiction de ce malheureux.


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