Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Madeleine Piot, jeune fille d'un naturel timide et sans défiance, avait été séduite par Jean-Antoine Duchon, âgé de trente ans, jeune homme d'une conduite fort déréglée, qui déjà avait eu des liaisons intimes avec plusieurs jeunes filles des environs de Besançon, qu'il avait délaissées, après les avoir cruellement abusées. Madeleine avait servi pendant une année, comme domestique, chez la mère de Duchon. Elle était belle et d'un caractère facile et enjoué. Duchon, le Lovelace du canton, lui fit la cour, la séduisit, et quand il l'eut rendue mère, et qu'elle ne lui parut plus propre à servir ses brutales passions, il crut pouvoir s'en débarrasser, comme il avait déjà fait de tant d'autres, par des menaces et par la défense expresse de reparaître devant lui. Mais la malheureuse Madeleine était sans asile et dans la misère; elle ne put exécuter l'ordre, que lui avait donné Duchon, d'aller faire ses couches à Arbois, parce que, sur le point de se rendre à cette destination, elle avait été contrainte, par la gendarmerie, de retourner sur ses pas. Elle revint donc auprès de Duchon pour qu'il disposât de son sort; car elle avait été tellement fascinée par cet homme, qu'elle était l'esclave de toutes ses volontés. Il lui enjoignit de nouveau de s'éloigner, lui promit de la placer chez un de ses amis pour y faire ses couches, et lui donna, le 29 mars 1828, un rendez-vous à Besançon, où elle ne manqua pas de se trouver. Duchon y vint aussi, et sortit de la ville, le soir, avec elle.
Dès ce moment, on perdit de vue Madeleine Piot. Malgré toutes les investigations de la justice, on ne put découvrir où elle avait passé la nuit. On soupçonne que Duchon, qui avait le plus grand ascendant sur elle, l'avait déposée dans une maison à peu de distance du lieu où le crime fut commis, et qu'afin de se ménager au besoin un alibi, il se retira chez lui pour pouvoir se montrer le lendemain au soir, à l'heure où les gens des campagnes vont se coucher, et poursuivre ensuite sans danger l'exécution de ses projets.
En effet, l'heure du rendez-vous était donnée pour dix heures du soir, à une lieue du domicile de Duchon, sur la route de Palente; et ce fut à ce rendez-vous que le jeune homme et la jeune fille réunis firent ensemble, et en se donnant le bras, un court trajet pour arriver de la route à la rivière; ce qui fut prouvé par leurs pas qui demeurèrent empreints sur le pré. Ce fut là que Duchon assassina lâchement celle qui était venue sans défiance à ce fatal rendez-vous, et qui ne pouvait lui opposer d'autre défense que ses larmes.
Duchon était armé de son fusil, comme s'il fût sorti pour une partie de chasse. Il s'en servit pour consommer l'attentat qu'il avait médité. Un premier coup de feu, tiré à bout portant, enleva la mâchoire et une partie des joues à la malheureuse victime; un second coup lui fit sauter la partie supérieure du crâne et une partie des doigts de la main droite, qui probablement avait été dirigés par l'instinct naturel pour parer la tête. Aussitôt après la décharge de ces deux coups de feu, l'assassin précipita le cadavre dans les flots, espérant qu'ils emporteraient toutes les preuves de son crime. Mais le lendemain, des pêcheurs retrouvèrent le cadavre non loin de l'endroit où il avait été jeté dans la rivière. Au premier bruit de cette découverte, la justice se transporta sur les lieux, prit l'empreinte des pas remarqués sur la terre, recueillit les bourres du fusil, et fit extraire de la tête du cadavre quelques grains de fonte qui s'y étaient enfoncés.
Les soupçons ne tardèrent pas à s'élever contre Duchon, et bientôt la rumeur publique le dénonça. Quatre jours après, il fut arrêté; on saisit son fusil et son sac de chasse; un armurier fut requis pour décharger l'arme en présence de Duchon; on en tira deux bourres de même papier que celles qui avaient été trouvées sur le lieu du crime. En les comparant, on reconnut qu'elles avaient appartenu à la même feuille de papier qui provenait d'un mémoire imprimé, et comme ces bourres réunies ne formaient pas encore la totalité de la feuille, on chercha dans le sac de chasse, et l'on y découvrit la partie qui manquait: de la fonte semblable à celle qui avait été extraite de la tête du cadavre, fut aussi trouvée dans ce même sac, et au même instant, on aperçut des traces de sang sur le pantalon que portait le prévenu. On le lui fit ôter, et on lui demanda d'où provenaient ces taches; il soutint alors que ce n'était point du sang, mais des taches de boue noire. L'analyse chimique démontra que c'était bien réellement du sang; et Duchon, pressé de répondre, dit qu'il était possible que ce fût le sang d'une alouette qu'il avait tuée quelques jours auparavant. Mais on compta les taches, il y en avait trente-huit bien espacées. On en conclut qu'elles provenaient d'un jet de sang, occasioné par la rupture d'un des vaisseaux sanguins de la victime. D'ailleurs, l'alouette, encore trouvée dans le sac de Duchon, n'avait qu'une légère blessure à l'aile.
L'autopsie du cadavre démontra que l'infortunée Madeleine était enceinte de six mois, et que le même crime avait ôté, d'un seul coup, la vie à la mère et à l'enfant.
Devant la Cour d'assises du Doubs, Jean Antoine Duchon se renferma dans un système de dénégation complète. Sa mise annonçait un jeune homme au-dessus d'un simple villageois: de longs favoris noirs descendaient de ses cheveux à son menton; ses yeux bleus, mais sans éclat, étaient enfoncés sous d'épais sourcils également noirs et bien arqués; sa physionomie n'avait aucune expression; sa voix faible et presque timide, avait de la peine à se faire entendre; et sa tranquillité apparente décélait une profonde dissimulation. Les parens de la jeune victime, présens à l'audience, versaient des larmes abondantes, et Duchon, qui les voyait, restait impassible. Ses réponses au long interrogatoire qu'on lui fit subir, se bornèrent presque constamment à un non, quelquefois répété, sans autres explications. En voici quelques fragmens:
D. La veille de la mort de Madeleine Piot, ne lui avez-vous pas donné rendez-vous à Besançon où elle est venue?
R. Non.
D. N'êtes-vous pas venu vous-même au rendez-vous; avec votre fusil de chasse et votre sac?
R. Pas plus.
D. Le 2 mars, lendemain de l'assassinat, n'étiez-vous pas encore venu à Besançon pour recueillir les bruits publics sur le crime qui venait de se commettre?
R. J'y suis venu pour tout autre objet.
D. Est-ce vous qui êtes l'auteur de l'assassinat?
R. Non.
D. Pourquoi, le jour de l'assassinat, avez-vous pris votre fusil chez votre mère?
R. J'avais le projet d'aller le soir attendre la bécasse, ce que je n'ai point fait.
Ce système de défense ne pouvait prévaloir contre les dépositions de témoins nombreux, contre les bourres accusatrices, trouvées dans le fusil de Duchon, et les taches de sang remarquées sur ses vêtemens, et contre plusieurs autres circonstances accessoires qui établissaient la culpabilité. Aussi le prévenu, déclaré coupable, par le jury, d'assassinat avec préméditation, fut condamné à la peine de mort.
Pendant la lecture de la déclaration du jury et la prononciation du jugement, Duchon montra la même tranquillité que pendant les débats. Dans le trajet de la salle d'audience à la prison, il dit très-paisiblement aux gendarmes, en levant une de ses mains, qu'il était innocent, et qu'il ne savait pas comment on pouvait l'avoir condamné.