Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Louis Daigremont, cultivateur à Saint-Aignan-sur-Roë, arrondissement de Château-Gontier, avait épousé, depuis dix-huit mois, Louise Bruchet plus jeune que lui de dix années. Cette jeune fille n'avait consenti à ce mariage que par contrainte; aussi cette union fut-elle continuellement troublée par des chagrins sans cesse renaissans. Louise Bruchet était d'un caractère sombre et d'une humeur triste; sa figure n'avait rien d'agréable; un coup-d'œil plein de force et de pénétration attestait toutefois la présence de passions intérieures, et démentait l'opinion qui la représentait comme stupide.
De plus, elle avait aimé avant son mariage un nommé Coiset, et il paraît que cette première inclination avait conservé toute sa force.
Daigremont était connu pour sa bonté, sa générosité: tous ses voisins l'aimaient, mais les défauts du caractère de sa femme finirent par aigrir le sien. Il en vint à lui faire des menaces et quelquefois même à la frapper. Ces procédés ne firent qu'accroître la haine que lui portait sa femme; bientôt, ayant donné le jour à un enfant, elle lui voua toute la haine qu'elle portait à son père.
Le vendredi 30 mai 1828, une querelle assez vive éclata entre les deux époux, par suite de la négligence continuelle que le mari reprochait à sa femme. Daigremont sortit à deux heures pour aller travailler aux champs, et revint à huit heures du soir pour le repas ordinaire de la famille. A peine eut-il commencé à manger la soupe qui lui était destinée, qu'il se plaignit du mauvais goût qu'elle avait; il continua cependant à la manger, et voyant qu'il y avait au fond de la soupière quelque chose de singulier, et pareil à des grumeaux qui n'auraient pas été dissous, il dit à sa femme: Ah! mon Dieu! qu'as-tu donc mis dans ma soupe? Je n'y trouve que du lait fâché (lait caillé), ce ne sont que des moches (des grumeaux) au fond de mon écuelle. Elle répondit: Ce n'est rien, ce sont deux ou trois gouttes de bouillie, qui sont tombées du poëlon dans votre écuelle; vous aimez toujours à daronner (gronder). Daigremont, plus rassuré, acheva ce qui restait de sa soupe, et prit ensuite un œuf; à peine put-il y goûter qu'il se plaignit d'un grand mal de cœur, de douleurs aiguës. Des vomissemens pénibles vinrent de plus en plus aggraver sa position; ses membres se raidirent et se contractèrent; à minuit, une sueur froide glaçait déjà ses pieds et ses mains.
Sentant son état empirer de moment en moment, le malheureux Daigremont demanda le curé de la commune pour se confesser; il fit aussi appeler ses voisins pour leur faire ses adieux. Tout le monde crut d'abord que les douleurs du malade provenaient d'une grande quantité d'eau très-fraîche qu'il avait bue, vers cinq heures, pour étancher la soif que lui avaient occasionée un travail pénible et la chaleur du jour. Daigremont, en proie aux souffrances les plus aiguës, n'éprouva quelque soulagement que, lorsque la prostration totale de ses forces l'eut réduit à un anéantissement complet. Vers quatre heures, on lui fit prendre un peu de vin chaud pour le ranimer; mais la défaillance générale augmenta, les efforts et les gémissemens cessèrent, et à onze heures, il avait cessé d'exister.
Une mort aussi subite, aussi extraordinaire devait faire naître des soupçons. Une sorte d'effroi se répandit dans toute la commune, plusieurs poules des voisins périrent dans la même matinée; pressées par une soif inextinguible, elles moururent dans une espèce de convulsion. Le chien d'un habitant du village fut atteint tout-à-coup de vomissemens; et l'on fit la remarque que ces animaux avaient mangé une partie des matières rejetées par Daigremont. Les crêtes des poules étaient toutes noires, et firent penser que la mort avait été causée par le poison. Cette opinion s'accrédita, mais elle fut combattue avec force par une foule de gens qui avaient été dupes de l'hypocrisie de la femme Daigremont. Dix-huit jours se passèrent dans cette alternative; enfin la vérité triompha de toutes les présomptions qui tendaient à l'étouffer, et ce ne fut, qu'après ce long intervalle, que le juge d'instruction fut informé de ce qui était arrivé et ordonna l'exhumation du corps.
L'autopsie constata que les organes de la digestion avaient été gravement altérés: la bouche, l'œsophage, et surtout l'estomac étaient sillonnés par de nombreuses érosions dont plusieurs étaient très-profondes. Quelques parties, jetées sur des charbons ardens, exhalèrent une forte odeur d'ail. Plusieurs expériences chimiques attestèrent la présence de l'arsénic dans le liquide que l'on trouva encore dans l'estomac. L'indifférence incroyable de la femme Daigremont pendant les agonies successives de son mari, l'éloignement dans lequel elle se tenait toujours de son lit, l'obscurité qu'elle avait entretenue dans la chambre de son mari, son empressement à balayer elle-même les matières vomies et desséchées par la cendre rouge qu'elle jetait dessus, enfin le soin tout particulier qu'elle avait mis à faire disparaître les poules qui étaient mortes subitement, et ses efforts pour empêcher d'aller prévenir les amis et le médecin que Daigremont mourant demandait, furent rappelés à la charge de la femme de cet infortuné.
A ces premières données vinrent se joindre les révélations de la domestique de la maison. Le cœur navré de tout ce qui s'était passé sous ses yeux, elle dit que la veille de la mort de son mari, la dame Daigremont, après la querelle du matin, avait toujours conservé un visage sévère; que son air taciturne et son silence continuel contrastaient péniblement avec la gaîté du mari qui avait déjà tout oublié. Le soir, l'accusée tailla la soupe, et contre son ordinaire, superposa la tranche de pain destinée à l'écuelle de Daigremont avec un soin tout-à-fait inaccoutumé. Elle eut ensuite la précaution de faire tremper la soupe par la domestique; mais auparavant l'écuelle du mari avait été enfermée dans le tiroir, et personne que la femme Daigremont n'avait pu y toucher. Elle pressa son mari de manger; au moment où l'âcreté de la soupe occasionnait ses plaintes, et quand des douleurs aiguës vinrent signaler l'activité dévorante du poison, cette femme, insensible à tant de souffrances, n'opposait aux cris déchirans de sa victime que ces mots prononcés avec dureté: Ne huchez (gémissez) donc pas si fort; cela ne sert à rien!
Le mari s'écriait souvent, par une réminiscence douloureuse: Ah! bouillie! bouillie! et ces mots qui devaient rappeler à la coupable épouse toute l'horreur de son crime, ne provoquaient de sa part aucune réponse et lui donnaient encore plus d'éloignement pour administrer des secours à son mari. Pendant que celui-ci luttait contre les convulsions de la mort, elle se tenait presque constamment dans une autre pièce où sa présence était tout-à-fait inutile.
On rapprocha de toutes ces remarques celles que l'on avait faites sur la conduite de la femme Daigremont à l'égard de son enfant. Le jour même qu'elle lui avait donné le jour, elle avait dit plusieurs fois à la sage-femme qui le rapportait du baptême: «Pourquoi ramener ce moas gars-là (ce mauvais garçon-là)? il fallait le jeter dans le ruisseau des Hallandières; je m'en serais bien passé!» Depuis lors elle refusait ses soins à cette innocente créature, disant qu'elle avait à filer.
La réunion de tous ces faits donnait lieu à des présomptions d'une nature grave; mais il n'y eut plus le moindre doute, quand on apprit que la femme Daigremont avait à sa disposition une grande quantité d'arsénic, et qu'elle avait même engagé son mari à en faire l'emplète pour détruire les rats qui, disait-elle, infestaient la maison: or, il demeura constant, par suite de la déclaration de la domestique, qu'il n'y avait point de rats chez eux. On découvrit qu'elle avait cherché à se procurer d'autres poisons; son beau-frère avait refusé constamment d'aller demander l'autorisation d'en acheter, et lors de l'arrestation de l'accusée, on saisit un permis qu'elle avait arraché au maire de sa commune, au nom de son mari.
Louise Bruchet, arrêtée dix-neuf jours après son crime, perdit un peu de sa tranquillité. Néanmoins, pendant l'autopsie du cadavre de son mari, elle but un verre d'eau-de-vie, sur la même table, où étaient ces restes putréfiés. Les signes qu'elle faisait à sa domestique pendant l'interrogatoire, les prières instantes qu'elle lui avait adressées pour qu'elle gardât le plus profond silence, ses indiscrètes questions au gendarme qui l'escortait, tout décelait que cet être endurci dans le crime, était incapable de connaître le remords, et n'avait qu'une seule crainte, celle du châtiment. Enfin elle mit le comble à sa scélératesse, en accusant sa domestique d'avoir commis le crime, et d'avoir ensuite tenté de l'empoisonner elle-même.
La veuve Daigremont parut le 10 octobre 1828 devant la Cour d'assises de la Mayenne. Son maintien annonçait une froide impassibilité, qui ne se démentit pas un seul instant; elle répondit négativement sur tous les faits de l'accusation. Mais la manière embarrassée avec laquelle elle répondit à plusieurs questions, sa voix affaiblie, ses paroles inachevées, trahissaient son audacieuse effronterie. Voici quelques fragmens de cet interrogatoire.
D. Persistez-vous à dire que c'est votre domestique qui a empoisonné votre mari?
R. (A demi-voix.) Je n'en sais rien.
D. Vous disiez n'avoir pas d'argent; quel est donc celui qui a été trouvé dans un endroit secret de votre armoire?
R. Je ne suis pas cause si le juge de paix l'y a mis pour me perdre.
D. N'avez-vous pas donné un soufflet à votre mari qui s'approchait de vous?
R. Jamais à personne.
D. Pourquoi ne donniez-vous pas de soins à votre enfant?
R. Parce que je filais.
D. Dites-nous le motif qui vous porta, quinze jours après la mort de votre mari, à fouler et déchirer vos coiffes de noce?
R. Parce que je n'avais pas été heureuse.
D. Votre mari était donc méchant envers vous?
R. (Silence.)
D. Votre mari n'était-il pas aimé de tous ses voisins?
R. (Même silence.)
L'audition des témoins ne fit qu'apporter une nouvelle confirmation des faits et des propos déjà connus du lecteur. Le gendarme Quentin, appelé comme témoin, déclara avoir dit à l'accusée qui pleurait: Attendez; il faut des preuves pour vous condamner. A quoi la femme Daigremont répondit: Ah! s'il faut des preuves, qu'ils courent après. Elle avait demandé aussi plusieurs fois à ce même gendarme si on avait trouvé de l'arsénic dans l'estomac du cadavre, et sur l'affirmative, elle s'était écriée en pleurant: Ah! mon Dieu! il me feront donc mourir!
L'accusée entreprit de démentir plusieurs des déclarations des témoins; mais ceux-ci la confondirent et la réduisirent au silence. Toutefois, pendant toute la durée de ces pénibles débats, elle conserva le même calme et la même assurance.
Le talent du défenseur nommé d'office ne pouvait triompher de tant de circonstances graves qui établissaient la culpabilité de la femme Daigremont. La déclaration du jury, rendue à la majorité de sept contre cinq, fut confirmée à l'unanimité par la cour. L'accusée, en entendant prononcer l'arrêt de mort, ne perdit rien de son inconcevable tranquillité.