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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Déjà près de quarante années se sont écoulées depuis l'exécution de Joseph Lesurque, condamné, par une erreur bien déplorable, comme complice de lâches assassins. Suivant l'ordre chronologique que nous avons adopté, plus d'un lecteur aura cherché sans doute dans nos volumes précédens la fatale catastrophe de l'infortuné Lesurque, et nous aura peut-être reproché, avec quelque apparence de fondement, d'avoir omis dans nos fastes une affaire si éminemment intéressante, une infortune dont la célébrité est toute européenne, et dont l'amer souvenir se réveille, à chacune de nos sessions législatives, comme pour faire le procès à la barbarie de nos codes, et réclamer une justice qui n'a encore été que fort incomplètement obtenue. Nous devons à cet égard une courte explication.

Si nous avons différé jusqu'à présent la publication de cet article, c'est que nous avions l'espérance de pouvoir annoncer, au moyen d'un retard de quelques mois, la réhabilitation de la mémoire de Lesurque. Les chambres, le gouvernement, la famille royale, avaient accueilli avec tant de bonté les justes réclamations de la veuve et des enfans de cet infortuné, qu'il y avait tout lieu de croire que ce bienveillant intérêt serait bientôt suivi des plus heureux résultats. Cette espérance n'est pas encore pleinement réalisée; les difficultés juridiques que l'on oppose depuis tant d'années aux larmes du malheur, aux cris de l'opinion publique, ne sont pas encore aplanies. Seulement on a restitué à la famille Lesurque une partie des biens qu'elle possédait à la mort de son chef; on veut lui tenir compte des intérêts qui lui sont dus depuis le moment de la séquestration; indemnité bien modique, bien insuffisante sans doute, quand on songe aux longues années que cette malheureuse famille a traînées dans la misère et le dénuement; enfin on est entré dans une voie de réparation et de justice. Ce progrès est d'un favorable augure, et il est permis de croire que le moment n'est pas éloigné où les héritiers de Lesurque verront enfin réhabiliter son nom, aux applaudissemens unanimes des gens de bien.

Il est vraiment inconcevable que, dans un siècle qui se vante à tout propos d'être le siècle des lumières et des perfectionnemens, une veuve et des orphelins aient vainement réclamé la réhabilitation d'une innocence reconnue par la justice elle-même; tandis que, sous nos anciennes cours parlementaires, on peut citer une foule de réhabilitations proclamées solennellement: celles de Calas et de Cahusac à Toulouse, celle de Montbailly à Saint-Omer, celle de Fourré à Rouen, celles de Langlade et de Lebrun à Paris. Nous n'avons pas mission pour approfondir cette question grave; mais, nous en tenant aux faits, nous sommes obligés de reconnaître, que sur ce point-là du moins, notre marche n'a pas toujours été réellement progressive.

Passons maintenant au récit des événemens qu'une fatalité persévérante sembla se plaire à lier les uns aux autres pour accabler de tout leur poids une famille qui, par sa position et par ses qualités sociales, réunissait toutes les chances d'un heureux avenir.

Le 28 avril 1796 (9 floréal an IV), on apprit à Melun que le courrier de la malle de Lyon avait été assassiné la veille sur la grande route, ainsi que le postillon qui conduisait sa voiture. Cette nouvelle se répandit dans Paris le même jour, et y jeta la consternation. La police se mit aussitôt à la recherche des auteurs de ce crime. Le juge de paix de la commune voisine du lieu où avait été commis l'assassinat, se transporta sur la scène du meurtre, pour y dresser procès-verbal des faits et des circonstances. On y trouva les cadavres du courrier et du postillon. Le premier avait le cou coupé et le corps percé de trois coups de poignard. Le postillon, qui paraissait s'être défendu avec beaucoup de courage, avait une main abattue, le crâne fendu d'un coup de sabre, le corps également percé de trois coups mortels; sur ce champ de carnage étaient une houppelande grise, bordée d'une lisière bleu foncé, un sabre cassé et son fourreau. La lame de ce sabre était ensanglantée, et, par un hasard en quelque sorte dérisoire, portait pour devise d'un côté: L'honneur me conduit; de l'autre, Pour le soutien de ma patrie. Plus loin, on vit un second sabre, une gaîne de couteau, un éperon argenté à chaînons, la note des effets remis au courrier; les bottes fortes du postillon furent trouvées à quelque distance sur le pont de Pouilly. La malle avait été pillée.

Les gendarmes, requis à l'instant par les autorités locales, parcoururent tous les lieux voisins pour recueillir des renseignemens. Ils apprirent bientôt, que, la veille, on avait vu sur la route quatre hommes à cheval, qui paraissaient plutôt se promener que voyager. Ils avaient dîné à Montgeron, chez la dame Évrard, aubergiste; ils avaient pris le café et joué au billard chez la dame Châtelain, limonadière. Ils s'étaient ensuite arrêtés à Lieursaint chez le sieur Champeaux, cabaretier, s'y étaient rafraîchis, et étaient repartis peu après. L'un d'eux était revenu sur ses pas chercher son sabre qu'il avait laissé à l'écurie.

Le jour du départ du courrier, un individu, muni d'un passeport sous le nom de Laborde, avait retenu sa place dans la malle et était parti avec le courrier. Il n'avait aucun paquet. On avait remarqué qu'il était vêtu d'une houppelande bordée de peluche de laine noire.

A une heure du matin, dans la nuit du 27 au 28 avril, un officier de garde à Villeneuve-Saint-Georges, et la sentinelle, avaient vu passer cinq hommes à cheval, suivant la route de Paris. On remarqua que l'un de ces cinq cavaliers, avait eu beaucoup de peine à faire passer son cheval à la poste de Villeneuve-Saint-Georges où il s'arrêtait obstinément.

La police n'était pas moins active à Paris. Elle apprit que l'on avait trouvé sur la place Royale, près des boulevards, un cheval abandonné. On en conclut qu'au moins un des assassins était rentré dans Paris. On poussa les recherches avec plus de zèle, et l'on parvint bientôt à savoir que les cinq meurtriers étaient revenus à Paris, entre quatre et cinq heures du matin, par la barrière de Rambouillet; qu'un homme avait ramené un peu plus tard, quatre chevaux chez le sieur Muiron, rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois, et qu'il était revenu les reprendre avec un de ses camarades, à sept heures environ. On apprit que cet homme se nommait Courriol, qu'il ne portait habituellement que le nom d'Étienne. On parvint encore à savoir qu'il avait logé avant l'époque de l'assassinat, rue du Petit-Reposoir; qu'il n'avait point couché le 27 avril dans son domicile; qu'il était ensuite déménagé et était allé loger, avec Madeleine Bréban, sa maîtresse, rue de la Bûcherie, n° 27, chez un sieur Richard; qu'ils étaient demeurés tous deux dans cette maison jusqu'au 6 mai, et que, parvenus à se procurer un passe-port pour Troyes, ils étaient partis le lendemain pour cette ville; que le sieur Richard, sa femme et un autre individu, nommé Bruer, les avaient accompagnés jusqu'à Bondi; que la voiture de poste dans laquelle ils voyageaient, leur avait été fournie par un sieur Bernard, juif, homme d'une réputation équivoque; qu'ils s'étaient ensuite détournés de la route de Troyes pour se rendre à Château-Thierry, chez le sieur Golier, employé aux transports militaires. Un agent de police se rendit aussitôt à Château-Thierry, et fit arrêter Étienne Courriol et sa femme. Courriol était nanti, tant en espèces d'or et d'argent, qu'en assignats, mandats, rescriptions, bijoux d'or et d'argent, etc., d'une somme formant le cinquième à peu près des objets volés au courrier de Lyon. Ainsi tout annonçait que la justice venait de mettre la main sur l'un des assassins. Il s'agissait de découvrir les autres. On arrêta le sieur Golier, et une autre personne qui s'était trouvée chez lui à Château-Thierry. C'était le sieur Guesno, qui était aussi employé aux transports militaires à Douai.

On ramena à Paris Courriol et sa femme, Guesno et Golier; mais ces deux derniers ne furent pas mis en état d'arrestation. On fit perquisition chez Richard; on mit les scellés sur ses papiers et sur ceux de Guesno.

Le magistrat chargé de l'instruction de cette affaire à Paris, était M. Daubanton, juge de paix de la section du Pont-Neuf, homme d'une justice aussi active que sévère. Ayant interrogé les prévenus, il n'eut pas de peine à se convaincre de l'innocence de Golier et de Guesno, les renvoya l'un et l'autre, et permit au dernier de revenir prendre ses papiers qu'on avait compris sous le même scellé que ceux de Richard. Le sieur Guesno s'empressa de se rendre au bureau central de la police, au jour indiqué? Il était plein de cette douce sécurité qui ne peut procéder que d'une conscience sans remords!

Il rencontra en chemin un de ses amis, nommé Lesurque. La fatale étoile de ce dernier voulut que Guesno l'invitât à l'accompagner. Ils entrèrent l'un et l'autre dans les bureaux de la police.

Ici commence pour Lesurque une série de malheurs inexplicables. M. Daubanton avait, ce jour-là, appelé devant lui une partie des témoins de Lieursaint et de Montgeron. Tous ces témoins étaient réunis dans l'antichambre de son cabinet. Les sieurs Guesno et Lesurque y entrent; ils attendent quelque temps avant de pouvoir pénétrer jusqu'au juge de paix. Deux femmes de Montgeron, assises l'une près de l'autre, les regardent avec attention et imaginent qu'ils sont tous les deux du nombre des assassins que la justice poursuit. Bientôt elles croient les reconnaître; elles se communiquent leurs idées, se fortifient dans ces premières impressions, et demandent à parler au juge de paix. Ces deux femmes se nommaient Santon et Grosse-Tête. L'une était servante chez l'aubergiste de Montgeron; l'autre servante chez la limonadière. M. Daubanton les fait introduire dans son cabinet: elles lui font part de leur prétendue découverte. Il y oppose tout ce que la raison peut suggérer en pareil cas à un homme de bon sens. Ces femmes persistent. M. Daubanton, pour n'avoir rien à se reprocher, fait entrer les sieurs Guesno et Lesurque, et recommande aux deux témoins de les bien examiner, en leur faisant observer qu'une méprise de leur part pourrait conduire deux innocens à la mort. Les deux servantes continuent d'assurer qu'elles les reconnaissent très-bien; qu'ils étaient du nombre de ceux qu'elles ont vus à Montgeron. L'étonnement de M. Daubanton redouble: il craint de manquer à la prudence; il avait entre les mains les signalemens qu'on lui avait envoyés de Melun. Il les consulte: deux se trouvent parfaitement applicables aux sieurs Guesno et Lesurque; la taille, l'âge, la couleur des cheveux, les traits du visage, tout s'y trouve conforme. Le magistrat adresse au sieur Lesurque plusieurs questions; il lui demande sa carte de sûreté; Lesurque n'a que celle d'un de ses parens qui porte le même nom que lui. On le requiert d'exhiber ses papiers; on y trouve une carte de sûreté en blanc. Alors les présomptions les plus fortes s'élèvent contre lui. Il est arrêté. Son nom et celui du sieur Guesno vont se trouver accolés à ceux de Courriol, de Richard et des autres prévenus. Dès ce moment, tout prend pour Lesurque, dans cette affaire, une couleur sinistre.

Et cependant quel était cet homme que l'on allait charger de l'accusation d'un crime horrible, qui allait être désigné comme le complice d'assassins de grand chemin, et, comme tel, encourir une condamnation capitale? Nous allons l'apprendre à nos lecteurs.

Joseph Lesurque avait reçu le jour à Douai, en 1763, de parens recommandables par leur probité. Les premières années de son adolescence s'étaient écoulées dans la carrière militaire. Il servit honorablement dans le régiment d'Auvergne, y obtint le grade de sergent, et quitta le service en 1789. C'était une époque où des routes nouvelles et de nouvelles espérances s'offraient à une jeunesse impatiente et ambitieuse. Toutes les anciennes administrations ayant été renversées par un système nouveau de gouvernement, le jeune Lesurque fut admis, comme chef, dans les bureaux de l'administration du district de Douai, sa ville natale. Il se conduisit dans cet emploi de manière à mériter les suffrages de tous ceux qui le connaissaient, et ne cessa de jouir de la réputation d'homme de bien. Ayant épousé une demoiselle d'une bonne famille, ce mariage accrut son aisance, et, au moyen d'heureuses spéculations, il se vit, au bout de quelques années, possesseur d'une fortune de dix mille livres de rente, revenu considérable dans une ville de province.

Lesurque, devenu père de famille, conçut à l'âge de trente-trois ans, le projet de quitter Douai et de venir s'établir à Paris, pour y suivre lui-même l'éducation de ses enfans. Il en avait trois: deux filles et un garçon. Il arriva à Paris en 1795, et logea d'abord chez un de ses parens qui portait le même nom que lui. Il y recevait plusieurs artistes, notamment MM. Hilaire Ledru et Bodard, tous deux peintres. Comme il aimait les arts du dessin, il était tout naturel qu'il se plût dans la société de ceux qui les cultivaient. Il passait habituellement ses matinées chez le sieur Legrand, bijoutier au Palais-Royal, où il se trouvait fréquemment avec le sieur Aldenof, autre bijoutier, d'une probité reconnue. Enfin la vie de Lesurque était celle d'un excellent père de famille; son existence était partagée entre sa femme et ses enfans, d'une part, l'amitié et les arts, de l'autre; et tous les jours, il était rentré à dix heures du soir. Après quelques mois de séjour chez son cousin, il choisit un appartement vaste et commode dans la rue Montmartre, chez M. Maumet, notaire, et se livra au plaisir d'en diriger lui-même les décors et embellissemens. Lesurque se promettait d'y couler des jours heureux: il n'y coucha que deux fois!

On sait que les personnes qui viennent de la province à Paris, se trouvant d'abord comme isolées dans cette immense cité, n'ont, dans les premiers momens, d'autres liaisons que celles qu'elles forment avec les gens de leur pays. Lesurque connaissait le sieur Guesno qui tenait une maison de roulage à Douai, et à qui même il avait prêté une somme de 2,000 francs. Guesno vint le voir à Paris, et lui restituer la somme qu'il en avait reçue; il l'invita en outre à venir déjeuner chez lui. Guesno logeait chez Richard dont il a été question plus haut, lequel était aussi natif de Douai. Ce Richard était d'une vie dissipée et d'une conduite peu régulière, circonstance qu'ignorait entièrement Guesno, tout entier occupé de ses affaires. Lesurque n'avait aucune liaison avec Richard, qu'il connaissait peu. La destinée de Lesurque voulut que le déjeuner, donné par Guesno chez Richard, eût lieu quatre jours après l'assassinat du courrier de Lyon, et que Courriol, celui des assassins dont nous avons déjà parlé, s'y trouvât avec Madeleine Bréban, qui passait pour sa femme. Cette circonstance fortuitement malheureuse, dès qu'elle fut connue, devint bien funeste à Lesurque.

Maintenant, revenons à la déclaration des deux servantes qui prétendaient reconnaître dans Guesno et Lesurque deux des assassins du courrier de Lyon. Dans une semblable conjoncture, la justice devait se montrer ombrageuse et défiante: M. Daubanton commença à concevoir quelques soupçons.

Lesurque et Guesno furent mis en jugement avec Courriol, Bernard qui avait fourni des chevaux aux assassins, Richard, chez qui on avait déposé une partie des effets volés, et le sieur Bruer, qu'un aubergiste de Lieursaint prétendait avoir reconnu, et qui fut bientôt déclaré innocent.

L'instruction se poursuivit avec toute l'ardeur qui devait animer les magistrats, dans un temps où les routes étaient infestées de brigands, où les courriers étaient fréquemment arrêtés et les deniers de l'État enlevés à main armée.

Dès que la nouvelle de l'arrestation de Lesurque fut répandue, la consternation de ses amis et le désespoir de sa famille furent au comble. Le malheureux prévenu reçut de toutes parts les marques du plus vif intérêt. Tous ceux qui connaissaient Lesurque étaient convaincus de son innocence. En effet, la moindre réflexion suffisait pour faire concevoir qu'un homme qui avait 10,000 francs de revenu, qui, jusqu'à ce jour, avait joui de la réputation la plus honorable, qui venait s'établir à Paris avec sa femme et ses enfans, qui avait loué un appartement de 1,500 francs chez un des notaires les plus connus de Paris, qui avait pris plaisir à décorer cette nouvelle habitation, n'avait pu quitter son pays pour venir assassiner le courrier de Lyon sur la route de Melun. La somme volée au courrier était de 14,000 francs en numéraire, et de 7 millions en assignats, qui, en 1796, pouvaient représenter 5 à 6,000 francs. Le nombre des coupables signalés à la justice était de six, y compris celui qui avait fourni des chevaux; c'était donc pour se procurer environ 3,000 francs qu'on supposait qu'un homme, honnête et riche, s'était subitement transformé en voleur et assassin de grande route.

Dans une circonstance aussi délicate, il eût fallu, pour le triomphe de l'innocence faussement accusée, que la justice procédât avec une extrême circonspection, avec une sage lenteur. Tout le contraire arriva. Appelées aux débats, les deux femmes qui prétendaient avoir reconnu Guesno et Lesurque s'obstinèrent dans leur première déclaration. Guesno en détruisit tout l'effet, pour ce qui le concernait, en prouvant jusqu'à l'évidence son alibi. De quel poids devenait alors le témoignage de ces deux femmes? Il était évident, par cette première preuve de méprise, qu'elles n'étaient point infaillibles dans leurs attestations.

Courriol, interrogé, ne put rendre un compte satisfaisant de sa conduite et des sommes que l'on avait trouvées chez lui. Mais Madeleine Bréban, sa concubine, dévoila tout ce qu'elle savait: elle parla d'un voyage que Courriol avait fait à l'époque de l'assassinat; elle signala leur déménagement subit, lors de son retour, et enfin leur départ pour Troyes. Elle crut reconnaître le sabre trouvé sur le lieu du crime pour être celui de Courriol. Elle ajouta qu'elle avait vu plusieurs fois chez ce dernier, les nommés Bruer et Richard, qu'elle n'y avait vu Guesno que par occasion, et jamais Lesurque.

Richard déposa qu'il connaissait fort peu le sieur Lesurque. Bernard et Bruer déclarèrent qu'ils ne le connaissaient pas du tout.

Le nommé Bruer, aussi heureux que Guesno, prouva, avec la même évidence, qu'il n'avait eu, ni pu avoir la moindre part au crime dont on poursuivait la vengeance. Lesurque se croyait aussi sûr qu'eux de démontrer son innocence; ce qui serait probablement arrivé si la procédure eût été continuée par M. Daubanton. Mais il semblait écrit dans le livre des destins que la tête de Lesurque était vouée à l'échafaud.

Le 22 mai, la procédure de M. Daubanton fut cassée pour cause d'incompétence, et les prévenus se virent renvoyer devant le tribunal criminel de Melun.

Devant ce nouveau tribunal, la procédure prit une tournure plus désastreuse. De funestes préventions furent accueillies légèrement; on crut que tous les prévenus indistinctement étaient coupables, et l'on parut chercher tous les moyens de se fortifier dans cet injuste préjugé et de le faire prévaloir. L'acte d'accusation fut dressé sous l'influence de cette fatale préoccupation.

Les débats s'ouvrirent le 2 août. Lesurque s'y présenta avec ce calme que donne une conscience sans reproche. Il montra une contenance ferme et assurée, où perçait, par intervalles, l'indignation qu'il éprouvait de se voir confondu avec d'exécrables brigands. A la première nouvelle de son malheur, tout ce qu'il avait d'amis, tant à Douai qu'à Paris, s'étaient réunis spontanément pour venir attester sa probité.

Le premier témoin à décharge, qui se présenta, fut le sieur Legrand; c'était l'ami chez lequel Lesurque se rendait le plus souvent. Legrand était de Douai; il tenait au Palais-Royal un riche magasin d'orfévrerie et de bijouterie; sa réputation était sans tache. Le 8 floréal an IV (27 avril 1796), il avait reçu chez lui Lesurque; ils avaient passé ensemble une partie de la matinée. Legrand rattachait à ce souvenir celui d'une fourniture de boucles d'oreilles que lui avait faite le même jour le sieur Aldenof, bijoutier-fabricant, auquel il avait vendu, de son côté, une de ces cuillers d'argent qu'on appelle poches. Plein de l'idée d'avoir inscrit cette affaire sur son livre, il invoque cette circonstance devant le tribunal. O surprise! ô consternation! la date invoquée est surchargée! on reconnaît que d'un 9 on a fait un 8, et la surcharge est si grossière qu'elle frappe tous les yeux.

Dès ce moment, les débats ne présentent plus qu'un aspect sinistre. Le témoin Legrand est presque soupçonné d'avoir voulu tromper la justice; les autres témoins qui étaient venus pour déposer dans le même sens sont à peine écoutés; la sentence de condamnation n'est plus douteuse. Le président du tribunal semble s'efforcer d'infirmer, par tous les moyens possibles, les dépositions favorables à l'accusé. Déjà cette tendance malheureuse s'était manifestée lors de l'interrogatoire. Le président ayant interrogé Lesurque sur l'état de ses revenus, et celui-ci ayant répondu qu'ils pouvaient s'élever à douze ou quinze mille francs: «Qu'est-ce que cela? répondit le président: sans doute vous voulez parler d'assignats?—Non, reprit l'accusé; mon revenu est en fermages et en argent.» Alors le président se tournant vers les jurés, dit: «On voudrait faire croire que les crimes n'appartiennent qu'aux pauvres; mais si les petits crimes appartiennent aux pauvres, les grands crimes appartiennent aux riches.» Doctrine monstrueuse, effrayante, subversive; doctrine qui semble être un écho de ces dogmes sanglans que prêchait, trois années auparavant, l'énergumène Marat!

«J'ai assisté aux débats, écrivait le rédacteur du Messager du Soir, et j'avoue que, loin d'avoir été convaincu par l'assurance des témoins qui déclaraient reconnaître Lesurque pour être le même qu'ils avaient aperçu une seule fois, il y avait trois mois, j'ai vu avec peine que le citoyen G..... qui se laisse quelquefois entraîner par la haine qu'il a si justement vouée aux vrais coupables, cherchait, par un plaidoyer contradictoire, à détruire l'effet qu'aurait pu produire sur les jurés la déclaration de quelques ouvriers, qui affirmaient avoir vu, le jour même de l'assassinat, Lesurque chez lui.»

Sur les déclarations du jury, Guesno et Bruer furent acquittés; Richard fut condamné à vingt-quatre années de fers, comme convaincu d'avoir reçu gratuitement des effets qu'il savait provenir d'un crime; Courriol, Lesurque et Bernard entendirent prononcer contre eux un arrêt de mort.

Lesurque ne put se défendre d'un mouvement d'effroi, de douleur et de surprise, en entendant cette foudroyante sentence. Une pâleur mortelle se répandit sur son visage. Mais bientôt, recueillant ses forces, et élevant la voix, il dit: «Sans doute le crime, dont on m'accuse, est horrible et mérite la mort; mais s'il est affreux d'assassiner sur une grande route, il ne l'est pas moins d'abuser de la loi pour frapper un innocent. Un moment viendra, où mon innocence sera reconnue, et c'est alors que mon sang rejaillira sur la tête des jurés qui m'ont trop légèrement condamné, et du juge qui les a influencés.»

Ce jugement fut rendu le 5 août, à dix heures du soir. La condamnation de Courriol parut juste à tous ceux qui avaient assisté aux débats; mais on ne put s'expliquer celle de Lesurque et de Bernard. Les jurés déclaraient ce dernier convaincu d'avoir participé à main armée à l'assassinat du courrier de Lyon, et cependant Bernard n'avait pas quitté Paris. Il avait, à la vérité, fourni les chevaux, et l'on apprit depuis qu'il avait assisté au partage des effets volés; mais on ne le savait point alors, et s'il méritait une peine, ce ne pouvait être la peine capitale.

La condamnation de Lesurque était bien plus étrange encore. Elle frappa tous les esprits d'une profonde consternation; étrange destinée que celle de cet infortuné père de famille! Condamné, comme assassin, par les organes de la justice, il devait être innocenté par les vrais assassins eux-mêmes. Déjà la fille Madeleine Bréban, cette concubine de Courriol, avait déclaré que jamais elle n'avait vu Lesurque chez son criminel amant. Courriol lui-même, entendant la sentence, s'écria: Lesurque et Bernard sont innocens. Bernard n'a fait que prêter ses chevaux, Lesurque n'a jamais pris aucune part à ce crime. Plus tard le même coupable, pressé par les remords, fait des révélations entre les mains des magistrats. Il nomme ses complices; il donne des détails circonstanciés sur la part que chacun d'eux a pris à l'assassinat.

Cependant les condamnés s'étaient pourvus en cassation; mais leur pourvoi fut rejeté. Lesurque présenta une requête au Directoire qui, frappé des considérations si puissantes et si justes qu'elle contenait, se fit remettre toutes les pièces du procès et les examina avec soin.

Il paraît certain qu'on avait recueilli dès-lors à Bicêtre, une conversation qui mettait dans tout son jour l'innocence de Lesurque. Bernard reprochait à Courriol de ne pas le défendre avec le même zèle qu'il défendait Lesurque. «Tu n'as pas assassiné le courrier, lui répondit Courriol, mais tu as profité de l'assassinat. Lesurque n'a ni assassiné, ni profité du vol. Il nous est tout-à-fait étranger; tu le sais aussi bien que moi.»

Après un examen approfondi, le Directoire crut devoir adresser un message au conseil des Cinq-Cents, en faveur du malheureux Lesurque. Le conseil des Cinq-Cents ordonna un sursis, et nomma une commission pour lui faire un prompt rapport. Malheureusement les mêmes préventions qui avaient déjà été si fatales à Lesurque, assiégèrent la commission! On supposa que Courriol avait pu être engagé par argent à faire ses tardives révélations; que les détails qu'il donnait sur l'assassinat pouvaient n'être qu'un roman concerté entre lui et son complice; que les coupables, qu'il indiquait, pouvaient n'être que des individus imaginaires; que les preuves, dont on prétendait fortifier la déclaration de Courriol, pouvaient être encore l'ouvrage des amis de Lesurque; et, sur cet échafaudage de possibilités, on proposa l'ordre du jour. Un second message du Directoire n'eut pas plus d'effet que le premier; on ajoutait aux considérations, dont on vient de parler, le respect dû aux décisions du jury, l'inviolabilité de ses jugemens; et, déterminé par un simple peut être, le Conseil des Cinq-Cents envoya Lesurque, Bernard et Courriol à la mort. Jusqu'à son dernier moment, Courriol proclama l'innocence de Lesurque; jusqu'à son dernier moment, il continua d'attester qu'il périssait victime d'une fatale ressemblance avec un des assassins, et demanda que l'on recherchât les hommes qu'il avait désignés. Lesurque mourut en pardonnant à ses juges! Sa mort laissait une veuve inconsolable et trois orphelins encore en bas âge!

La veille du jour fatal, Lesurque avait coupé lui-même ses cheveux et les avait partagés en tresses pour les envoyer à sa femme et à ses enfans. Avant ses derniers momens, il s'était occupé sans trouble de régler ses affaires, comme s'il fût arrivé au terme naturel de sa vie. Il écrivit à son épouse en proie au désespoir: «Quand tu liras cette lettre, je n'existerai plus; un fer cruel aura tranché le fil de mes jours, que je t'avais consacrés avec tant de plaisir. Mais telle est la destinée; on ne peut la fuir en aucun cas. Je devais être assassiné juridiquement. Ah! j'ai subi mon sort avec une constance et un courage dignes d'un homme tel que moi. Puis-je espérer que tu imiteras mon exemple? Ta vie n'est point à toi; tu la dois tout entière à tes enfans et à ton époux, s'il te fut cher. C'est le seul vœu que je puisse former. On te remettra mes cheveux que tu voudras bien conserver, et, lorsque mes enfans seront grands, tu les leur partageras: c'est le seul héritage que je leur laisse. Je te dis un éternel adieu. Mon dernier soupir sera pour toi et mes malheureux enfans!» Cette lettre était adressée à la citoyenne VEUVE Lesurque.

A peine la terre s'était-elle refermée sur la dépouille sanglante de cette victime innocente que déjà le jour de la vérité commençait à luire. M. Daubanton qui, le premier, par une funeste précipitation, avait préparé, sans le vouloir, la fin tragique de Lesurque, faisait, depuis le commencement même de la procédure de Melun, les plus généreux efforts pour réparer son erreur. Mais, quand il vit qu'il n'avait pu sauver l'innocent confondu avec le coupable, pénétré de remords déchirans, dès ce jour, il se dévoua tout entier à cette cause malheureuse, et se livra avec une ardeur extrême à la découverte des vrais coupables. Ses recherches actives et zélées furent récompensées par le succès. Il parvint à faire arrêter les complices de Courriol. Nous allons extraire quelques particularités intéressantes d'un mémoire que ce magistrat présenta, à cette occasion, au grand-juge, en 1806, dans le but de prouver d'une manière invincible, que Lesurque était mort innocent.

Les complices désignés par Courriol étaient Rossy, Dubosc, Vidal et Durochat. C'était ce dernier qui, sous le nom de Laborde, avait pris une place dans la malle de Lyon à côté du courrier.

M. Daubanton qui avait été chargé de l'instruction contre Courriol, ayant appris que Durochat était en prison à Sainte-Pélagie, pour vol commis récemment, procéda à la reconnaissance de cet individu et quand il fut bien convaincu de l'identité, il se fit livrer le prisonnier et se transporta avec lui à Melun. Durochat fut interrogé, et choisit, pour être jugé, ainsi qu'il en avait alors le droit, le tribunal de Versailles. Aussitôt on repartit de Melun pour se rendre en cette ville. Durochat demanda à déjeuner dans un village près de Gros-Bois. Il exprima à M. Daubanton le désir de l'entretenir un moment tête-à-tête. Les gendarmes craignaient quelque mauvais coup de sa part, et ne voulaient pas sortir. M. Daubanton cependant l'exigea, après avoir pris quelques mesures pour sa sûreté.

Resté seul avec Durochat, et près de lui, M. Daubanton prit un couteau, qui se trouvait entre eux deux, pour ouvrir un œuf. Durochat lui dit aussitôt: «Vous avez peur, M. Daubanton?—Et de qui? lui dit l'officier public.—De moi, dit Durochat, vous prenez mon couteau.—Tenez! dit M. Daubanton, coupez-vous du pain.» A ce trait de tranquillité, Durochat ne put s'empêcher de lui dire: «Vous êtes un brave; c'est fait de moi; vous saurez tout.»

En effet, il fit à l'égard de Courriol, de Vidal, de Rossy et de Dubosc, les déclarations les plus positives sur leur complicité dans l'assassinat du courrier. Il ne tarda pas à faire légalement les mêmes déclarations. Parmi une foule de détails relatifs à l'assassinat, il revint plusieurs fois sur l'innocence de Lesurque: «J'ai entendu dire, ajouta-t-il, qu'il y avait un particulier, nommé Lesurque, qui avait été condamné. Je dois à la vérité de dire que je n'ai jamais connu ce particulier, ni lors du projet, ni lors de son exécution, ni au partage; je ne le connais pas; je ne l'ai jamais vu.

Le 9 germinal an V, dans une nouvelle déclaration, il ajouta, en parlant de Lesurque: Ce dernier est innocent de cette affaire, je ne l'ai jamais connu. Lesurque a été arrêté et condamné au lieu de Dubosc.

Le témoignage de ce criminel était d'un grand poids; lui qui s'accusait franchement lui-même, lui qui ne craignait que deux témoins dans l'affaire, lui qu'il aurait été difficile de condamner s'il eût tout nié. Lorsqu'il accusa tous ceux qu'il connaissait pour ses complices, il n'hésita pas plus que la première fois à déclarer qu'il n'avait jamais connu, qu'il n'avait jamais vu Lesurque de sa vie. Il répondit à toutes les observations du juge avec un sang-froid, une tranquillité qui portait au fond de l'ame la conviction que Lesurque avait été condamné et exécuté pour un autre, par erreur de ressemblance.

Le magistrat lui observa que cependant Lesurque avait été reconnu pour l'un des voleurs de la malle; qu'il avait à ses bottes des éperons argentés; qu'on l'avait vu en raccommoder un avec du fil, soit à Lieursaint, soit à Montgeron, et que cet éperon avait été trouvé à l'endroit où la malle avait été volée. Durochat répondit: «C'est le nommé Dubosc qui avait des éperons argentés. Le matin même où nous avons partagé le vol, je lui ai entendu dire qu'il avait brisé l'un des chaînons de ses éperons; qu'il l'avait raccommodé avec du fil dans l'endroit où nous avions dîné, et qu'il l'avait perdu dans l'affaire. Je lui ai vu moi-même dans les mains l'autre éperon: il disait qu'il allait le jeter dans les commodités.» Durochat donna ensuite le signalement de Dubosc, et ajouta que, le jour de l'assassinat, il avait une perruque blonde. Lesurque, pris pour Dubosc, était blond.

Vidal, l'un des assassins, fut confronté avec Durochat, qui le reconnut. Mais Vidal eut recours à la défense ordinaire des scélérats, il ne reconnut point Durochat.

Dubosc fut aussi arrêté et conduit à Versailles pour être jugé avec Vidal. Attendu la déclaration de Durochat, portant que, le jour de l'assassinat, Dubosc avait une perruque blonde; attendu que Courriol et Durochat avaient déclaré que Lesurque avait été pris et reconnu pour Dubosc, le tribunal criminel de Versailles avait ordonné que cet accusé serait coiffé d'une perruque blonde pour être présenté aux témoins; on lui en mit une qui avait été faite exprès. Dans cet état, il fut reconnu par plusieurs témoins, pour avoir été vu à Montgeron, le jour du crime. La femme Alfroy qui, précédemment avait reconnu Lesurque pour être un des quatre individus soupçonnés de l'assassinat, déclara que devant le tribunal de la Seine, elle avait reconnu Lesurque, mais qu'aujourd'hui, sa conscience lui faisait un devoir de dire qu'elle s'était trompée; qu'elle croyait fermement qu'elle n'avait pas vu Lesurque, mais Dubosc présent; qu'elle le reconnaissait très-bien; qu'elle l'avait déjà reconnu à Pontoise; qu'elle l'avait dit au directeur du jury. La femme Alfroy, invitée à plusieurs reprises, par le président, à bien examiner encore Dubosc, et après l'avoir long-temps considéré en silence, persista enfin dans sa dernière déclaration. Ce Dubosc était un scélérat redoutable: il avait brisé quatre fois ses chaînes.

Un dernier hommage rendu à l'innocence de Lesurque par l'un des auteurs du crime pour lequel il avait été condamné, fut le testament de mort du nommé Rossy, dit encore Ferrary, ou le grand Italien, dont le vrai nom était Beroldy. Il avait été découvert à Madrid, et livré sur la réclamation du gouvernement français. Il fut également jugé à Versailles; après avoir nié constamment qu'il eût jamais connu Lesurque, et soutenu que lui, Beroldy, était innocent; il fut néanmoins condamné à mort, par suite des révélations de ses complices. Après l'exécution, M. de Grand-Pré, curé de la paroisse de Notre-Dame de Versailles, qui avait assisté Rossy dans ses derniers momens, certifia au président qu'il avait été autorisé par son pénitent à déclarer que le jugement qui le condamnait avait été bien rendu. Depuis, le même ecclésiastique déposa chez M. Destréman, notaire à Versailles, une déclaration écrite et signée de Beroldy (dit Rossy), mais qui ne devait être publiée que six mois après sa mort. Cette déclaration, que M. Daubanton mit sous les yeux du ministre, portait que Lesurque était innocent.

«Je n'ajouterai rien à ces faits, disait cet ancien officier public en terminant sa requête; ils suffisent à la raison et au cœur pour compléter la justification de Lesurque; ils suffisent au moins pour engager le gouvernement à ordonner la révision du procès de cet infortuné. Calas, les Sirven, et tous ceux pour lesquels la justice de nos monarques a ordonné de semblables révisions, n'ont jamais eu en leur faveur tant de présomptions d'innocence. Aucun d'eux n'a eu l'avantage, comme Lesurque, d'intéresser les tribunaux eux-mêmes, presque aussitôt son jugement rendu, et pendant tout le cours des différens autres procès subis par tous les complices de l'assassinat du courrier de Lyon.»

Cette réclamation de M. Daubanton fut rejetée après un long examen.

On frémit de tous ses membres, quand on songe au trop fatal enchaînement de circonstances qui circonscrivit l'infortuné Lesurque et l'amena sous le fer du bourreau. Et lorsqu'on voit son innocence solennellement proclamée par ceux-là même qui étaient les vrais coupables, on ne peut contenir un sentiment d'indignation contre cette inexplicable politique qui s'est jusqu'ici constamment refusée à apposer le sceau de la légalité à la réhabilitation de cet honnête père de famille, immolé par le glaive de la loi. Certes, la réhabilitation de Lesurque a été, depuis long-temps, prononcée par l'opinion publique; mais cette consolation, bien honorable sans doute, pouvait-elle suffire à une veuve désespérée qui réclamait un époux, à des orphelins qui redemandaient la tendresse, l'appui, l'honneur de leur père! L'honneur! le plus bel héritage qui puisse rester à des enfans! Que fallait-il de plus à la justice pour lui prouver sa sanglante erreur? Les quatre scélérats, désignés par Courriol, avaient subi leur peine. Avait-elle d'autres coupables à rechercher? Elle n'avait que cinq têtes à frapper, elle en avait fait tomber sept!

La veuve Lesurque, dévorée par le chagrin, ne s'en est pas moins montrée à la hauteur de la tâche pénible que lui imposaient et l'innocence de son époux, et l'affection vraie qu'elle lui avait vouée. Secondée par sa fille aînée, elle ne cessa de harceler de ses réclamations trop légitimes le gouvernement impérial; mais ses vœux, ses prières furent impitoyablement repoussés. Le retour des Bourbons semblait devoir être plus propice à une si juste cause. Un écrivain d'un caractère noble et généreux, M. Salgues, vint associer ses talens, son zèle et ses lumières aux efforts de la malheureuse famille Lesurque. Mémoires au roi, requêtes, pétitions aux deux chambres, démarches actives et éclairées, sollicitations continuelles et pressantes; rien ne fut épargné par cet homme de lettres, homme de bien. Il s'agissait de laver la mémoire d'un juste; il s'agissait d'améliorer le sort de toute une famille en proie à la détresse, par suite de l'inique confiscation de sa fortune. Les biens de Lesurque, illégalement séquestrés, avaient été assignés au sénat conservateur, et attribués à la sénatorerie du comte Jacqueminot qui les avait noblement refusés, en disant qu'il respectait trop le champ du malheur, pour recevoir des biens entachés du sang d'un innocent; qu'il fallait les restituer à la famille de la victime. Le fisc ne comprit point la noblesse de ce sentiment; et ces immeubles, attribués depuis à la légion d'honneur (singulière dotation pour un corps aussi illustre), avaient été vendus au profit du trésor de l'état.

En 1821, M. le comte de Valence à la chambre des pairs, M. de Floirac à la chambre des députés, plaidèrent avec chaleur, en qualité de rapporteurs de commissions des pétitions, la cause de la veuve et des enfans de Lesurque et n'eurent pas de peine à exciter de vives sympathies parmi leurs collègues. Les pétitions furent renvoyées au ministre de la justice, et quelques secours provisoires en furent le résultat presque immédiat. Un peu plus tard, les réclamans obtinrent la remise, non pas du produit des biens illégalement confisqués et vendus, mais d'une partie seulement de ce que le trésor avait perçu en sus du montant des condamnations prononcées.

Mais, au moment où les héritiers Lesurque allaient recueillir quelques tristes débris de la fortune de leur père, des tribulations nouvelles se préparaient à éprouver leur constance. Des étrangers, déjà gorgés de richesses, vinrent, à l'aide d'un titre que nous ne qualifierons pas, et qui fut apprécié par la science et par la justice, disputer à la veuve et aux enfans de Lesurque, la portion de leurs biens qu'on allait leur rendre. Cet épisode de leur malheureuse histoire exige que nous entrions dans quelques détails.

En 1790, Lesurque, employé au district de Douai, avait spéculé, pour le compte d'autrui et pour le sien, sur les propriétés du clergé. Les registres du district constatent qu'il acquit, en seize adjudications, dans les années 1791, 1792 et 1793, pour plus d'un million de biens ecclésiastiques. Trois de ces adjudications furent faites pour le compte de madame de Folleville; aussi les trois procès-verbaux d'adjudication portent-ils, selon le langage du palais, réserve de déclaration de command.

A cette époque, madame la marquise de Folleville, propriétaire dans le Berry de dîmes inféodées, déclarées rachetables par les lois d'alors, en employait la valeur en acquisitions nationales: Lesurque achetait et payait pour elle; un compte courant était ouvert entre eux.

Le 19 janvier 1792, Lesurque se rendit adjudicataire de la ferme de Ferein, moyennant 180,000 francs. Le procès-verbal de vente ne contenait aucune réserve de déclaration de command. Lesurque avait fait l'acquisition pour lui. Les registres du district de Douai prouvent qu'il en paya seul la valeur. Il lui avait été facile de faire ce paiement; car il avait revendu le tiers de la ferme de Ferein 188,000 francs; et le prix de la totalité n'était que de 180,000 francs.

En mai 1792, quelques mois après l'adjudication, madame de Folleville exprima le désir d'avoir la ferme de Ferein; le 22, un écrit fut tracé à ce sujet par Lesurque. C'est cet écrit que l'on reproduisit trente ans plus tard.

A cette époque (1792), madame de Folleville pouvait faire cette acquisition; elle comptait sur le remboursement de ses dîmes inféodées et sur une créance due par le gouvernement à M. de Bussy, ancien gouverneur des Indes, dont elle était héritière; mais une loi déclara les dîmes inféodées supprimées sans indemnité, et d'un autre côté, le gouvernement refusa d'acquitter la créance du gouverneur de l'Inde. Peu après, madame de Folleville fut incarcérée à Amiens jusqu'en 1794.

Lors de son arrestation, elle devait à Lesurque des sommes considérables; car, en 1795, elle lui fit remettre un à compte de 10,000 francs. Probablement alors un règlement de compte eut lieu. L'acte du 22 mai 1792 fut rendu par madame de Folleville à Lesurque qui lui signa des billets payés depuis. Mais Lesurque, loin de faire une déclaration de command au profit de madame de Folleville, continua à toucher les loyers de la ferme, renouvela les baux, revendit publiquement plusieurs portions de cette propriété, au profit d'un sieur Dumoulin, président du district de Douai, et de deux fermiers de Ferein, lesquels ont attesté qu'ils n'ont connu que Lesurque pour propriétaire.

En présence de cette possession, de cette jouissance publique de Lesurque, madame de Folleville garda le silence. Lesurque vint à Paris en 1795, espérant s'y créer une existence heureuse. On connaît l'horrible catastrophe qui le frappa. Sa mort, comme nous l'avons dit, laissa sa veuve et ses enfans dans une affreuse position. Le fisc s'empara de tous les biens du condamné à titre de séquestre, et non de confiscation comme on l'a cru long-temps.

Ce fut alors qu'un sieur Lemoine, ancien conseiller à la Cour des aides, vint trouver la veuve Lesurque de la part de madame de Folleville. Pour éviter la confiscation, il conseilla à madame Lesurque de confier à madame de Folleville les papiers de son mari et surtout l'acte du 22 mai 1792.

Nantie de cet acte, madame de Folleville ne fit aucune démarche pour sauver de la confiscation la ferme de Ferein; madame veuve Lesurque la réclama devant le tribunal d'Amiens.

En 1803, madame de Folleville fit lever une expédition de l'acte du 22 mai 1792 dont le dépôt avait été effectué chez un notaire par les agens de la marquise. Déjà cet acte avait été falsifié, altéré. Madame de Folleville présenta cette expédition au préfet du Nord, et demanda à être mise en possession de Ferein. Un avis du directeur des domaines du département intervint, contraire à la réclamation de la dame de Folleville; celle-ci se désista de sa prétention avant la décision du préfet, et ne fit plus aucune poursuite à ce sujet pendant un laps de dix-neuf ans.

La propriété de Ferein fut incorporée aux biens de la sénatorerie et vendue par l'état en 1810. Cette vente aurait dû réveiller les prétentions de la dame de Folleville. Il n'en fut rien; elle laissa vendre Ferein qu'elle disait être sa propriété. Mais en 1822, une décision ministérielle ayant fait liquider à 224,000 fr. le montant de l'indemnité due par l'état aux héritiers Lesurque, pour la ferme de Ferein séquestrée, alors les agens de madame de Folleville se mirent en mouvement. On se présenta chez madame veuve Lesurque avec de douces et pacifiques paroles; on proposa de s'arranger avec madame de Folleville, pour éviter la publication de certains actes qui empêcheraient la réhabilitation de Lesurque. M. Salgues, l'ami, le défenseur de la famille, ne put entendre de semblables menaces sans en être indigné, et rompit toute conférence avec l'homme de madame de Folleville. Que fit-on alors? on feignit d'ignorer le domicile de la veuve Lesurque; on l'assigna au parquet; on prit des jugemens sur requête; on obtint l'autorisation de mettre opposition sur l'indemnité liquidée par l'état. Un procès s'engagea sur la validité de ces oppositions. C'était en 1826. Madame de Folleville produisit les billets souscrits par Lesurque et payés par lui, et une expédition de l'acte du 22 mai 1792. Cette pièce, qu'on avait déposée chez un notaire, avait été altérée, et avec tant de précipitation que la feuille sur laquelle l'acte de dépôt avait été écrit et qui enveloppait la pièce, portait les empreinte de l'acide dont cette pièce était imbibée.

Les billets furent déclarés prescrits; mais madame de Folleville fut reconnue propriétaire de la ferme de Ferein.

Les héritiers Lesurque qui avaient fait vérifier la minute de l'acte remis après la mort de Lesurque à M. Lemoine, interjetèrent appel de cet arrêt. La Cour royale de Paris, saisie de cette affaire, ordonna que vérification serait faite de l'acte dont il était question par MM. Gay-Lussac, Chevreul et Chevalier. Ces trois experts, éminens dans leur art, tous membres de l'académie des Sciences, procédèrent à un examen minutieux de cet acte, et firent un rapport dont la conclusion portait «qu'il leur était démontré qu'il avait existé sur la pièce qui leur avait été soumise une écriture différente de celle qui en formait actuellement le corps, et que les moyens employés pour faire disparaître la première écriture avaient sans doute déterminé les altérations qu'on remarquait dans le papier.» Ce rapport était du 29 juillet 1829. Déjà MM. Haussmann, Darcet et Thénard avaient donné des certificats rédigés dans le même sens.

Cette affaire ne fut plaidée qu'en 1830. Me Mérilhou était le défenseur de la famille Lesurque; il pulvérisa les calomnies que la partie adverse avait appelées à son secours, et secondé par un mémoire chaleureux et détaillé de M. Salgues, il fut assez heureux pour faire solennellement proclamer les droits de ses cliens. L'inscription de faux avait été écartée par la Cour, faute de preuves suffisantes pour l'établir. Mais par jugement en date du 25 février 1830, les héritiers Lesurque, reconnus véritables et légitimes propriétaires de Ferein, furent déchargés des condamnations prononcées précédemment contre eux; et madame la marquise de Folleville se vit condamnée aux dépens.

Néanmoins, ce procès avait en effet causé un grand préjudice aux héritiers Lesurque; il avait retardé, ajourné le grand œuvre de toute leur vie, la réhabilitation de la mémoire de leur père, qui, avant cet incident, paraissait devoir être très-prochaine, à en juger par les dispositions favorables des deux chambres législatives. Bientôt la révolution de juillet vint offrir de nouvelles chances de succès à leur religieuse persévérance. Une nouvelle pétition fut présentée à la chambre des pairs, qui renouvela le renvoi qu'elle avait précédemment prononcé; mais, quoiqu'un rapport favorable eût été élaboré dans les bureaux du ministère de la justice, plus de deux années s'écoulèrent, sans que les pétitionnaires eussent obtenu aucune réponse.

Enfin le 25 mai 1833, M. Merlin, député de l'Aveyron, fit à la chambre dont il est membre, un rapport lumineux et circonstancié sur une nouvelle pétition de la veuve Lesurque et de ses enfans. Sur ses conclusions justement favorables, cette pétition fut renvoyée aux ministres de la justice et des finances, et déposée au bureau des renseignemens. Cette fois, les réclamations pécuniaires des héritiers Lesurque ne furent plus repoussées. M. Humann s'empressa de donner des ordres pour que la restitution fût la plus complète possible. Quant à la partie de la pétition qui était du domaine du ministre de la justice, aucune décision n'a encore été prise. Mais la vive sympathie des deux chambres, les marques de bienveillance et d'intérêt que la fille aînée de Lesurque a reçues du roi et de son auguste famille, le vœu unanime et si souvent exprimé par toutes les classes de citoyens éclairés, ne permettent pas de douter que la session prochaine se passe sans que la réhabilitation de Lesurque soit prononcée. Espérons, qu'au moyen de l'initiative dont jouit actuellement la chambre des députés, il deviendra possible d'établir une mesure pour la révision des procès criminels dans certains cas non prévus par le code; mesure qui avait été proposée par le comte de Valence et qui fut chaleureusement appuyée par M. de Lally-Tollendal qui termina son opinion par ces paroles touchantes: «J'espère avoir été entendu dans un autre endroit que celui où je parle..... J'espère qu'ici-bas ma voix ira, hors de cette enceinte, jusqu'à la malheureuse famille Lesurque, jusqu'à d'autres infortunés, qui, sous une forme ou sous une autre, m'écrivent sans cesse:

Non ignare mali, miseris succurrere disce!

Jamais ma voix ne leur manquera, et ses derniers accens seront pour la justice, l'innocence et le malheur!»

Oui, espérons que cette amélioration si désirée sera promptement introduite dans nos codes. «Cette amélioration, comme le disait M. Merlin dans son rapport, a été provoquée par les chambres; et si elle ne peut avoir lieu dans la présente session, il faut espérer qu'elle ne sera pas plus long-temps retardée, puisqu'elle est autant dans l'intérêt particulier de la famille Lesurque que dans l'intérêt général de la société.

«Quand la notoriété publique et l'évidence, disait aussi cet honorable rapporteur, constatent l'erreur de la condamnation, quand l'innocent a péri, sa mémoire, sa fortune, son honneur ne devraient pas avoir péri avec lui.»

FIN DU HUITIÈME ET DERNIER VOLUME.


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