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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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«Cette affaire était, dit la Gazette des Tribunaux, depuis l'ouverture de la session, le sujet de tous les entretiens; l'opinion publique désignait déjà l'accusé comme un monstre indigne de rester parmi les hommes, comme un tigre qu'une soif de sang dévorait, dont la rage n'ayant pu s'assouvir sur trois personnes qu'il avait vainement poursuivies, avait cherché dans le sang de sept chevaux, un affreux dédommagement, et qui, non satisfait encore par cet acte de barbarie, avait donné la mort à un vieillard contre lequel il n'avait aucun motif de ressentiment. On racontait aussi, comme un nouveau témoignage du caractère atroce de l'accusé, sa conduite dans les prisons de Beauvais. Lui parlait-on de remords en lui retraçant ses crimes, il répondait qu'il ne savait pas ce qu'on voulait dire. Il ne cessait de jouer aux cartes ou à d'autres jeux, et s'endormait profondément après avoir raconté lui-même tous les faits qui lui était imputés.»

Nous allons faire connaître, d'une manière plus détaillée cet individu et les crimes qui l'amenèrent devant la Cour d'assises de l'Oise, le 20 juin 1829.

Étienne Aubry était, depuis cinq ans, berger du sieur Benoît, cultivateur à Chèvreville; son maître n'avait jamais eu de reproches à lui faire; seulement, quoique marié, Aubry entretenait, depuis dix-huit mois, des liaisons avec Élise Charles, qui servait aussi chez le sieur Benoît: on avait remarqué, en outre, que depuis quelque temps, il fréquentait les cabarets.

Le 2 mai 1829, Aubry eut à se plaindre d'Élise, qui refusait de passer la nuit avec lui dans sa cabane. Une occasion le conduisit au cabaret avec d'autres camarades; il but, pour sa part, quatre bouteilles de vin blanc et un verre d'eau-de-vie. Revenu à son troupeau, il n'en prit aucun soin, et laissa ses moutons se mêler avec ceux de plusieurs voisins. Le sieur Benoît survint, et adressa à Aubry quelques légers reproches. Le berger, qui était couché dans sa cabane, se leva et lui dit: «Vous avez dans votre ferme deux yeux qui me perdent.» Benoît supposant qu'il voulait lui parler d'Élise, répondit qu'il les chasserait, elle et lui, s'ils se conduisaient mal.

Alors Aubry saisit la bride du cheval de son maître, et tirant de sa poche un couteau dont il ouvrit les deux lames: En voilà, dit-il au sieur Benoît, une pour vous et une pour moi! Benoît effrayé descend de cheval; il adresse quelques exhortations à Aubry; celui-ci se calme et lui dit: Pour vous prouver que je ne voulais pas vous faire de mal, prenez le couteau; et il le lui remet en effet. Benoît fait quelques pas, mais il s'est à peine éloigné, qu'Aubry revient vers lui et demande son couteau. Sur le refus de son maître, il entre dans une violente fureur et s'arme d'une serpette qu'il tire de sa poche, en menaçant le sieur Benoît de l'éventrer. Celui-ci parvient à lui saisir les bras par derrière; il reçoit dans la lutte une blessure à la main. Deux charretiers accourent; Aubry dit à l'un: Toi qui es le premier, tu vas être éventré! et à l'autre: Te voilà aussi, je vais faire ton affaire. Cependant la présence de ces deux hommes l'arrête dans ses violences à l'égard de son maître; mais sa rage, qui paraissait refrénée, ne faisait que prendre une autre direction et chercher de nouvelles victimes. Il s'élance vivement sur le cheval de son maître qui était à quelque distance, en criant: Je n'ai pu te tuer, Charles Benoît, mais en arrivant chez toi, tu ne trouveras plus ta femme! et aussitôt il part en poussant le cheval au galop.

Qu'on juge de l'effroi de Benoît. Il est atterré par cette menace; déjà il se figure sa femme égorgée! Que faire cependant? Comment atteindre, à pied, ce misérable qui fuit de toute la vitesse de son cheval? L'un des charretiers se détache, et gagne la ferme à toutes jambes; mais Aubry, qui l'a aperçu, le force de retourner sur ses pas, en le menaçant de le tuer. Bientôt l'assassin a disparu aux regards de Benoît; tout espoir semble perdu: mais avant d'arriver à la ferme, Aubry trouve que la serpette dont il est armé, ne suffit pas pour l'exécution de son projet. Il se rend dans la maison de sa femme; il y saisit un couteau sur la cheminée; on fait des efforts pour le retenir. C'est aujourd'hui, dit-il en quittant la maison, que je meurs pour la patrie! adieu pour la vie! et il se dirige au galop vers la ferme.

C'en était fait de la femme Benoît, si, par un des plus heureux hasards, la demoiselle Hortense Lemaire n'eût passé en ce moment sur la route avec un cheval. On lui raconte brièvement ce qui vient d'avoir lieu; elle offre sa monture; un domestique s'élance dessus, il part avec la rapidité de l'éclair: il arrive; l'émotion, la fatigue, l'empêchent de parler; Aubry arrivait en même temps que lui. Cependant un mot a pu avertir le jardinier du danger qui menace sa maîtresse. Où est Élise? s'écrie Aubry un couteau à la main, il faut qu'elle y passe! Par une heureuse présence d'esprit, le jardinier répond qu'Élise est au fond du jardin; Aubry y court comme un forcené, et aussitôt l'on ferme toutes les portes de la maison.

En ce moment, le sieur Benoît arrivait avec ses domestiques; l'un d'eux se détache pour aller chercher la gendarmerie; Aubry le poursuit, mais ne peut l'atteindre. Plus furieux encore, en voyant que tout le monde échappe à ses coups, il va droit aux chevaux que les charretiers avaient laissé errer en liberté dans la plaine; il en trouve sept qu'il frappe de huit coups de couteau.

Le plus âgé des domestiques de Benoît, le sieur Courteau, veut sortir de la maison pour vaquer aux affaires de son service. Il rencontre Aubry: «Où vas-tu? lui dit celui-ci.—Je vais chercher les chevaux.Il n'est plus temps, répliqua Aubry; je viens de faire leur affaire, et je vais faire la tienne.» Courteau lui adresse quelques observations: Aubry paraît se calmer; ils marchent quelques temps ensemble. Le vieillard a le malheur de mêler quelques reproches à ses conseils. «Tu trouves donc que j'ai eu tort? reprend Aubry.—Oui, répond le vieux Courteau, tu es un bon enfant, mais tu as eu tort.—Eh bien! adieu!» reprend Aubry, en lui plongeant, au-dessus du sein gauche, le couteau qu'il n'a pas cessé de tenir à la main. Courteau, frappé au cœur, ne peut que proférer ces paroles: Ah! Aubry, je n'aurais pas pensé cela de toi! et il tomba expirant.

Aubry s'éloigne et rencontre le garde-champêtre: Passe, lui dit-il, ou je t'enfile! va ramasser Courteau, il est là! La nuit arrive; les recherches que l'on fait pour arrêter ce furieux sont infructueuses. Le lendemain 3 mai, il rencontre le jardinier de Benoît. «Tu m'as trompé hier, lui dit-il; Élise n'était pas au jardin; sans cela, son affaire était faite, et la mienne aussi.» Deux individus ayant visité le champ où les chevaux avaient été tués, ils y trouvèrent Aubry, et comme les cloches du village se faisaient entendre, il leur dit: Est-ce donc pour la mort de Courteau que l'on sonne les cloches? Saisis de frayeur, ils ne répondirent pas. «Oui, je le sais, ajoute Aubry, c'est pour Courteau: dans trois quarts d'heure, je serai dans ma cabane; on pourra venir m'y arrêter.» Un gendarme s'y rendit en effet; à sa vue, Aubry ôta sa veste, son gilet, se porta trois coups de couteau et tomba en disant: «Je suis mort.Non, tu n'es pas mort, répondit le gendarme, puisque tu parles.» Aubry, blessé et désarmé, se laissa conduire. «La force m'a manqué pour me tuer, disait-il, je ne suis pas content; il me fallait trois victimes de plus, Benoît, Élise, et le troisième coup me regarde.» Arrivant ensuite au lieu où il avait rencontré Courteau: «Tiens, dit-il au gendarme, c'est là que je voulais l'assassiner, mais il m'a calmé; il a voulu répéter plusieurs fois que j'avais eu tort, je l'ai frappé.»

Telles étaient les charges accablantes qui pesaient sur Aubry. Deux chefs d'accusation s'élevaient contre lui devant la Cour d'assises; d'abord la tentative de meurtre sur la personne de Benoît; puis le meurtre consommé volontairement sur la personne du sieur Courteau.

Aubry suivit constamment les débats avec la plus grande attention. Quand les témoins parlaient un peu bas, il tenait sa tête avancée pour mieux entendre. Pendant la déposition d'Élise Charles, il ne cessa de fixer sur elle ses regards avec l'expression du regret. Comme elle déclarait que souvent Aubry l'avait menacée du couteau: «Ce n'est pas assez pour elle, s'écria-t-il, de m'avoir plongé dans le malheur, elle veut l'augmenter encore.»

Du reste, quand on vit cette Élise, cause innocente des crimes d'Aubry, tout le monde se demandait comment une fille si maigre, si petite et si laide avait pu causer une si vive passion.

Le défenseur d'Aubry s'efforça de faire considérer les attentats de l'accusé comme des actes de démence; mais le jury n'en résolut pas moins affirmativement les deux questions qui lui furent posées; et Aubry fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il entendit sa condamnation avec la plus profonde indifférence.


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