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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Peu de procédures criminelles présentent des circonstances aussi extraordinaires que celle dont nous allons donner l'analyse rapide.

Bellan, établi comme charcutier à Septeuil près Houdan (Seine-et-Oise), épousa, en 1820, Catherine-Angélique Lepeintre. Il avait été doté de 2,500 francs par sa mère. La fille Lepeintre lui apporta une somme de 2,000 fr. en argent, linge et effets, plus des immeubles à recueillir dans la succession de son père, et dont la valeur s'élevait à plus de 10,000 fr.

La jeune femme Bellan était d'une conduite irréprochable et d'une extrême douceur; mais elle était d'un naturel indolent, et tellement bornée qu'elle n'avait jamais pu apprendre à lire et à écrire bien qu'elle eût été élevée dans une maison religieuse; elle ne pouvait même pas se livrer à son commerce; et, suivant l'expression d'un des témoins, elle n'aurait pas même été en état de vendre deux lapins au marché. Cette espèce d'idiotisme de la femme de Bellan était l'unique cause de mésintelligence dans le ménage. On rapporte qu'un jour Bellan, irascible à l'excès, la saisit avec ses dents par le ventre et la traîna dans sa chambre. Au reste, il n'existe point de dépositions sur leurs querelles domestiques: Bellan se contenait en public, et sa femme était tellement soumise à ses ordres, qu'elle n'osait se plaindre.

Après avoir quitté Septeuil, Bellan forma sans succès plusieurs établissemens à Paris; il y engloutit la fortune entière de sa femme qu'il forçait de souscrire à des emprunts hypothécaires, et ensuite à des ventes. Domicilié, au commencement de 1828, rue des Récollets, près du canal Saint-Martin, il réalisa la dernière somme de 2,000 francs sur les biens de sa femme, pour louer une boutique rue Saint-Jacques. Il la loua au terme d'avril, mais ne put songer à s'y installer avant le mois de juillet.

Le 28 juin, il s'était passé dans le ménage un événement des plus tragiques. Bellan était allé voir à Orvilliers, chez sa belle-mère, son fils aîné dont cette femme s'était chargée; la femme Bellan nourrissait encore un second fils. Suivant son habitude, celle-ci sortit le soir, pour aller se promener sur les bords du canal. Bellan, s'il faut en croire ses déclarations, étant rentré dans Paris par le faubourg du Roule, il suivit les boulevards extérieurs et se rendit à la Villette, où il voulait acheter des ferremens pour sa boutique. Il prétendit qu'il rencontra, par hasard, sa femme sur le bord du canal. Ils allèrent souper dans un cabaret où ils mangèrent un peu de viande et burent un litre de vin; ils cheminèrent tranquillement le long du canal, lorsque, toujours suivant le dire de Bellan, sa femme s'étant embarrassé les jambes dans les chaînes tendues sur les bords du canal, fit un faux pas et tomba dans l'eau.

Heureusement l'eau avait alors, en cet endroit, moins de profondeur que de coutume. La femme Bellan jeta de grands cris; trois cochers de cabriolets accoururent et la retirèrent; Bellan arriva de son côté. Les cochers ont soutenu que, dans cet instant, la femme Bellan accusa hautement son mari de l'avoir jetée dans l'eau; mais ils les laissèrent partir ensemble, et eurent la loyauté de refuser une pièce de quarante sous que Bellan leur offrait pour leur peine, disant qu'on ne devait point recevoir d'argent, lorsqu'on remplissait des devoirs commandés par l'humanité. La femme Bellan était rentrée à la maison toute trempée et toute couverte de boue; son état déplorable fut remarqué du portier et de plusieurs autres personnes de la maison.

On trouve dans les documens de l'instruction un fait des plus étranges. Bellan, homme profondément pervers et dissimulé, aurait médité depuis long-temps d'attenter aux jours de sa femme, et aurait pris toutes ses mesures, afin de faire passer cet événement pour un suicide. On a vu plus haut que la femme Bellan ne savait point écrire; elle n'avait jamais pu réussir qu'à tracer sur le papier des lettres sans pouvoir les épeler, ni en pénétrer le sens. Bellan, sous prétexte de lui donner des leçons d'écriture, lui aurait fait écrire plusieurs lettres que la femme aurait tracées sans les comprendre, mais qui pouvaient servir un jour à prouver qu'elle avait mis fin à ses jours par un suicide.

A la suite de l'événement du 28 juin, la femme Bellan fut assez grièvement malade pour qu'un médecin fût appelé. Bellan montra le 4 juillet au docteur Martin une lettre ainsi conçue:

«Je me suis détruite rapport à mes enfans qui n'ont plus de pain. Mon homme a tout vendu; j'ai tout perdu; mes enfans n'ont plus rien. Adieu, mon mari, aie soin de mes enfans.

«Signé Catherine-Angélique Lepeintre,
Ta femme pour la vie.»

La femme Bellan avait été obligée, à cause de sa maladie, d'interrompre la nourriture de son second enfant. Elle le mit en sevrage chez les époux Vasson, laitiers à Belleville. Le samedi soir 9 août, Bellan engagea sa femme à aller voir leur enfant. Elle partit, mais ne revint pas. Bellan parut fort alarmé dans la journée du dimanche; il se rendit à Belleville et demanda des nouvelles de sa femme.

Le sieur Vasson ayant appris qu'on venait de trouver dans une des carrières les plus profondes du voisinage le corps d'une femme dont la tête était fracassée et dont les vêtemens répondaient à l'habillement de la femme Bellan, on ne douta point que ce ne fût le corps de cette malheureuse, et Bellan fut le premier à en faire naître l'idée. Le cadavre était effectivement celui de la femme Bellan. Elle avait derrière la tête une plaie large et profonde, qui paraissait avoir été faite avec un instrument semi-contondant. A peu de distance de la carrière, on remarqua des traces de sang; dans un endroit, la terre paraissait avoir été grattée avec les ongles, ce qui semblait prouver qu'il y avait eu lutte entre la victime et son assassin. On découvrit aussi un morceau de bois qui paraissait avoir fait partie du manche d'un marteau, mais ni le fer, ni l'autre extrémité du manche ne purent être retrouvés. Il y avait dans la poche de la victime plusieurs lettres de la main de la femme Bellan; ces lettres étaient adressées à sa mère, à son beau-père, à son frère et à son mari.

Dans ces différens écrits, la femme Bellan déclarait qu'elle ne pouvait survivre à l'idée de la perte de toute sa fortune; qu'elle voulait se détruire; qu'elle s'était manquée dans le canal Saint-Martin où elle était fâchée qu'on ne l'eût pas laissée; qu'elle se précipiterait dans la carrière la plus profonde, et qu'elle s'y briserait la tête.

C'est ainsi que, par une sinistre prédiction, elle annonçait de point en point l'événement qui venait de se réaliser.

Pour donner encore plus de créance au suicide de sa femme, Bellan reproduisit la lettre dont on a déjà vu la teneur et prétendit l'avoir trouvée dans une paillasse, le jour de son déménagement. Mais déjà de graves soupçons planaient sur lui. On fit une perquisition dans son domicile, et l'on y découvrit, outre le modèle du papier écrit, le modèle des dernières lettres. Tout annonçait que Bellan avait lui-même tracé le brouillon de ces écrits, afin d'en dicter plus aisément les lettres à sa trop confiante épouse, sans qu'elle pût deviner qu'elle écrivait en quelque sorte son arrêt de mort.

Bellan, interrogé sur ces papiers, dit qu'ayant découvert les lettres écrites par sa femme, il les avait copiées par curiosité; qu'il ne croyait pas qu'elle eût jamais l'intention de mettre ses sinistres projets à exécution. On lui demanda pourquoi il avait conservé ces papiers: il répondit qu'il n'y attachait aucune importance, et qu'il devait s'en servir pour envelopper sa marchandise.

Suivant le système de l'accusation, Bellan serait allé au devant de sa femme dans la soirée du 9 août, l'aurait d'abord assommée avec un instrument quelconque, et l'ayant ensuite précipitée dans la carrière, y serait descendu lui-même afin de mettre dans sa poche les lettres qui y avaient été trouvées.

D'autres indices tirés des vêtemens ensanglantés que l'on trouva chez Bellan, le firent arrêter et mettre en jugement.

En conséquence, il fut traduit, le 15 juin 1829, devant la Cour d'assises de la Seine, prévenu 1o de tentative d'homicide commise, le 28 juin 1828, sur la personne de sa femme, laquelle tentative n'avait manqué son effet que par des circonstances fortuites; 2o d'assassinat consommé, le 9 août suivant, sur la personne de cette infortunée.

Interrogé devant les jurés, Bellan reproduisit à peu près ses premières réponses, protestant toujours de son innocence, et disant qu'il rapportait les choses telles qu'elles étaient.

Il se présenta plus de soixante témoins à charge; cinq seulement furent entendus à la requête de l'accusé. La femme Gussiaume, mère de la femme Bellan, déposa de l'intelligence excessivement bornée de cette malheureuse, et de l'impossibilité où elle eût été d'écrire elle-même les lettres qui figuraient au procès.

Le crâne de la victime était là, déposé sur une table, au milieu des vêtemens ensanglantés de l'assassin. Les chirurgiens, appelés pour constater le caractère de la fracture que l'on remarquait sur ce crâne, y reconnurent des contusions qui ne pouvaient être l'effet d'un suicide.

En vain le défenseur voulut prouver l'innocence de son client d'après ses antécédens et la situation de ses affaires, le prévenu, déclaré coupable, fut condamné à mort. Il entendit son arrêt avec calme, et dit encore en sortant, avec une voix forte:

«Je ne suis pas coupable; je ne le suis aucunement.... Monsieur le président, ayez la bonté de dire à ma belle-mère qu'elle me fasse venir mes deux petits enfans.... Je le déclare du fond de mon cœur, je ne suis pas coupable. Je mourrai content!»

Lorsque les gendarmes l'emmenèrent, il se tourna vers le public, et continua de répéter plusieurs fois: «Je mourrai content, je ne suis pas coupable.»

Lors de son exécution, Bellan était âgé de trente-trois ans et demi.


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