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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Dominique Etchegoyen, de Barcus, revenait de la foire d'Oloron, le 1er mai 1827, dans la soirée, lorsque arrivé vers dix heures, à un petit pont peu éloigné de sa maison d'habitation, il aperçut une lueur rapide semblable à celle que produit l'amorce d'un arme à feu, et se sentit presqu'aussitôt frappé. Il fit encore quelques pas, et distingua un homme qui prenait la fuite; mais bientôt ses forces l'abandonnant, il tomba baigné dans son sang. Ses cris plaintifs ayant été entendus dans le voisinage, plusieurs personnes accoururent, et, après avoir prodigué au blessé les plus prompts secours, lui demandèrent quel était son assassin. Etchegoyen répondit que l'obscurité ne lui avait pas permis de le reconnaître. Il fit la même réponse devant le maire de sa commune et devant le juge de paix.

La justice ne savait sur qui arrêter ses soupçons; Etchegoyen, de mœurs douces et paisibles, passait pour n'avoir pas d'ennemis. Un voisin, un ami intime d'Etchegoyen ne se présenta pas chez lui pour le visiter à l'occasion de cet événement. On connaissait son caractère violent et emporté; dès que l'on eut fait cette remarque, des conjectures ne tardèrent pas à se former.

Ce voisin se nommait Etchehon; doué d'une ame ardente et d'une susceptibilité excessive, sa jeunesse avait été orageuse, et l'âge même semblait n'avoir pu amortir ses fougueuses ardeurs. Déjà il avait été condamné correctionnellement à deux années de prison pour avoir asséné un coup de hache sur un homme qui se disputait avec lui; de plus, il avait été en butte à une accusation d'émission de fausse monnaie. Sa violence le rendait formidable à tous ses voisins, et par suite de son caractère, il était brouillé avec tous ses parens; marié à une femme qu'il avait long-temps aimée, le sentiment de la jalousie s'était emparé de son cœur et l'agitait par moment d'une sorte de frénésie. Cet homme s'était imaginé que sa femme était infidèle, et qu'un de ses enfans avait été le fruit de cette infidélité. Un homme, nommé Eguiapal, était celui qu'il regardait comme son rival; il lui avait voué une haine invétérée, et depuis long-temps la vengeance couvait dans son sein. Un de ses métayers, interrogé par la justice, déclara qu'Etchehon lui avait proposé, à plusieurs reprises, non-seulement de se défaire d'Eguiapal, mais encore de neuf autres personnes dont il croyait avoir à se plaindre. Enfin le jour où Etchegoyen avait été frappé, on se rappela qu'Etchehon s'était informé si Eguiapal ne devait pas aller à la foire d'Oloron; de plus, on l'avait vu se diriger du côté où le crime avait été commis. Une autre circonstance plus grave, c'est que le même jour, on l'avait vu fondre de petits carrelets d'étain, et une certaine quantité de semblables carrelets avaient été extraits des blessures d'Etchegoyen. L'habitation d'Eguiapal était située à peu de distance du pont où Etchegoyen avait été atteint; aussi tout le monde, à Barcus, fut-il convaincu que le coup dont Etchegoyen avait failli être victime, était destiné à Eguiapal.

La disparition d'Etchehon vint accréditer et corroborer ces graves soupçons. Il erra pendant quelque jours dans la campagne, et alla ensuite chercher un refuge dans les montagnes de Larreau où un vieux berger lui donna l'hospitalité. Dans cette solitude, les idées qui l'avaient conduit à commettre un crime, fermentent dans sa tête avec encore plus de violence. Il songe en frémissant à l'ami qu'il a frappé et à la tranquillité triomphante de son odieux rival. Les peines qui l'abreuvent débordent son cœur; il a besoin de les épancher; il fait à ses hôtes le récit de ses malheurs. Bien plus, pour soulager son ame brûlante des tortures qu'elle éprouve, il compose dans son idiôme basque un chant lugubre sur les malheureux événemens qui ont causé sa fuite.

Voici une traduction littérale de cette élégie d'un nouveau genre, remarquable par une peinture où l'énergie le dispute à la naïveté.

«Les animaux des déserts se dérobent dans leurs courses vagabondes aux regards de l'homme par la crainte qu'il leur inspire; et moi, malheureux et pleurant, je les imite pour conserver ma triste existence.

«J'ai passé dix ans dans l'esclavage, la moitié dans les prisons, et l'autre moitié dans un état plus déplorable; c'est la jalousie qui a lassé ma patience et qui en a été la cause.

«Le jour qui compléta mes vingt-deux ans, je pris femme pour mon tourment, et je puis dire qu'elle me porta sous sa cotte la corde pour me pendre.


«Mon ennemi, tu avais une femme, et tu n'avais pas besoin d'abuser de la mienne; un autre a reçu le coup qui t'était destiné, mais tu pourras recouvrer ce qui t'est dû.

«Tu peux te vanter que ta vie scandaleuse a perdu deux galans hommes, et qu'elle a entaché trois honnêtes lignées.

«Épouse faible et chère, séduite par un libertin, vous m'avez ruiné et perdu, et vous avez plongé la famille entière dans le malheur.

«Cher époux! oui, j'ai failli.

«Vous m'avez donné des peines et des soucis pendant dix ans, et fait retenir cinq ans dans les cachots, privé par vous de tout secours. Vous vouliez me faire périr de misère. Qui pourrait souffrir une telle compagne?

«Vous avez, dites-vous, souffert pendant dix années; mon oncle en fut la cause; et, si ma faute ne s'était manifestée, vous auriez passé vos jours en prison.

«Jeunes gens, fixez vos regards sur ma triste destinée; si l'hymen a pour vous des charmes, essayez du moins d'éviter les amertumes de cet esclavage: mieux vaut être prêtre ou soldat, que d'avoir une compagne semblable à la mienne.

«J'ai beaucoup parlé contre mes ennemis; cependant je n'ai rien déguisé; de mon côté, je ne suis pas exempt de reproches. Que Dieu veuille nous pardonner!


«Les malheureux sont nombreux dans ce monde; nul ne l'est pourtant autant que moi: j'ai été banni de mes foyers pour avoir voulu être maître dans ma maison.


«Vous qui poursuivez Etchehon, ne le cherchez pas à Barcus; il compose des chansons à Eguiton, le meilleur des pâturages des Pyrénées, fréquentés par les bergers de la Soule.»

Cependant le bouillant et vindicatif Etchehon ne put s'accommoder long-temps de cette vie pastorale et contemplative; le souvenir de sa femme, celui d'Eguiapal le poursuivaient sans cesse. Alors bravant tous les dangers qui le menaçaient, il revient à Barcus; son retour est signalé par l'incendie d'une maison appartenant à Eguiapal. Aucune circonstance ne pouvait faire accuser Etchehon de ce nouveau crime, mais la prévention, si prompte à juger, le lui attribua.

Enfin Etchehon fut arrêté. Par un hasard singulier, comme on le conduisait en prison, Etchegoyen se rencontra sur son passage. Ah! Etchehon, s'écria ce dernier, tu ne portes pas aujourd'hui les vêtemens que tu avais, lorsque tu m'as si fort maltraité. Etchehon s'attendrit et répondit: Tu sais bien que ce n'était pas à toi que j'en voulais; et, après avoir accepté un verre de vin qui lui était offert par son ancien ami, il continua sa route avec les gendarmes. Etchegoyen avait en effet prétendu, à son quatrième interrogatoire, qu'il avait reconnu son meurtrier, et que c'était Etchehon. Quand on lui demanda pourquoi il n'avait pas fait cette déclaration dans les premiers momens, il avait répondu que c'était parce que, se croyant dans un état désespéré, il avait voulu se faire un mérite du pardon, et d'un malheur ne pas en faire deux.

Etchehon, devant la Cour d'assises des Basses-Pyrénées, répondit avec précision à toutes les questions qui lui furent adressées. Peu familiarisé avec la langue française , il fit usage de circonlocutions et d'images hardies empruntées à son idiôme naturel, ce qui communiqua plus d'une fois à son langage quelque chose d'original et d'expressif. Il raconta avec simplicité les malheurs de sa vie. La fortune de son père, riche laboureur de la Soule, semblait lui assurer un heureux avenir. Son mariage fut le commencement de ses infortunes. Il avait cru trouver en sa femme une compagne qui, s'associant à ses plaisirs comme à ses peines, lui rendrait moins pesant le fardeau de la vie: il se berçait d'une perfide espérance. Sa femme entretenait des liaisons criminelles avec un débauché, avec Eguiapal. Ses conseils furent méprisés; il était importun, on voulut se défaire de lui: on le calomnia, on le brouilla avec ses parens, avec ses meilleurs amis.

Etchehon expliqua, d'une manière qui lui était favorable, le coup de hache qui l'avait fait tenir deux années en prison, et l'émission de fausse monnaie dont il avait été accusé; et il présenta ces deux faits comme l'œuvre calomnieuse des personnes intéressées à le perdre. Enfin passant à l'accusation pour laquelle il était traduit devant la Cour, il adopta un système de défense, qui semblait satisfaire à la fois son intérêt personnel et sa soif de vengeance. Il prétendit que, dévoré par la jalousie, bourrelé d'inquiétude, il avait voulu mettre enfin un terme à ses maux, en faisant prononcer une séparation juridique. C'est dans cet objet, disait-il, qu'il s'était caché près du pont voisin de l'habitation d'Eguiapal, pour être témoin d'un rendez-vous qu'il savait devoir avoir lieu entre ce dernier et sa femme. Il était depuis quelques instans dans cet endroit, lorsqu'il aperçut Eguiapal qui se dirigeait de son côté, armé d'un fusil, et qui ajustait un individu qu'il sut depuis être Etchegoyen. Eguiapal en voulait-il à sa vie? Etchegoyen fut-il la victime d'une méprise? Il l'ignorait. Mais à cette vue, un trouble subit s'empara de ses sens et il se hâta de fuir.

Quant à la déposition d'Etchegoyen, l'accusé demandait quelle confiance pouvait mériter un malheureux, qui ne s'était décidé à l'accuser qu'après trois auditions successives, et cela, par le ressentiment provenant de ce qu'il avait refusé de lui donner sa fille.

Etchehon repoussa ainsi les charges qui lui étaient opposées, et combattit les dépositions des témoins avec une force de logique extrêmement remarquable dans un homme sans culture. Dans cette défense singulière, il se montra tour-à-tour plein d'une fougueuse véhémence, animé d'une gaîté paisible et presque enfantine. Ainsi, lorsque le nommé Ibart, métayer, qui lui avait été imposé par sa femme, et avec qui il avait eu antérieurement de fréquentes disputes, venait déposer avec l'accent de la haine, qu'Etchehon lui avait proposé de tuer dix personnes pour une trentaine d'écus, et qu'il s'efforçait de les nommer: Vous en oubliez une, lui dit froidement l'accusé.—Laquelle? s'écria le témoin.—Eh! mais c'est vous, répliqua Etchehon en riant aux éclats.

Quand Eguiapal, appelé comme témoin, parut dans la salle, un tressaillement sembla s'emparer d'Etchehon, et sa figure prit une expression extraordinaire. «Scélérat! s'écria-t-il emporté par son indignation, tu es la cause de ma perte et de celle de ma famille; tu as profité de la faiblesse de ma femme: tu couchais dans mes linceuls, et moi, j'étais gisant sur la paille des cachots où vous vouliez me faire périr; tu buvais mon vin et tu mangeais mes jambons, tandis que je n'avais que de l'eau et un pain que j'arrosais de mes larmes. Tu n'es pas satisfait cependant encore!... Scélérat! tu devrais être à ma place!» En proférant ces mots, la voix d'Etchehon était tremblante de colère, ses yeux lançaient des éclairs; son rival était confondu.

Un incident, inouï peut-être dans les annales judiciaires, vint donner un grand poids aux allégations par lesquelles Etchehon se plaignait d'être victime d'un complot. Un témoin, après sa déposition, remit au procureur-général une pétition dans laquelle plusieurs habitans de Barcus, tout en accusant Etchehon du crime le plus affreux, demandaient à la Cour, si elle ne pouvait prononcer sa condamnation, du moins de ne pas le remettre en liberté.

Les débats se prolongèrent pendant deux jours. Les charges les plus graves de l'accusation s'y trouvèrent singulièrement affaiblies; et quant au crime d'assassinat, il fut impossible d'établir que l'accusé eût jamais eu un fusil à sa disposition.

Etchehon, déclaré non coupable par le jury, fut acquitté, à la vive satisfaction de la foule nombreuse qui remplissait l'auditoire.


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