Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
La petite commune de Saint-Paul-de-Valmalle, près de Montpellier, fut le théâtre d'un crime horrible, le 17 avril 1828. Un habitant du village, étant sorti de grand matin, aperçut à quelques pas du chemin le cadavre d'un homme cruellement défiguré: bientôt tous les autres villageois accoururent pour voir ce spectacle. On reconnut alors le jeune berger Guyraud, gisant auprès de sa cabane mobile, à demi détruite, non loin du lieu où, la veille, il avait parqué son troupeau. La terre fortement foulée autour de la cabane, attestait qu'il y avait eu longue et violente lutte entre l'assassin et sa victime; on vit aussi de longues traces de sang; tout annonçait que Guyraud avait été surpris pendant son sommeil. Son chien était couché à ses pieds.
Ce spectacle émut vivement tous les habitans de la commune de Saint-Paul. Guyraud n'était pas du pays; il était du village de Caïlas; il était venu conduire, dans les pâturages de Saint-Paul, les troupeaux de son maître, et il se disposait à retourner dans son pays au moment de l'assassinat. Pendant le peu de temps qu'il avait passé à Saint-Paul, il s'était fait aimer de tout le monde par ses mœurs douces et son caractère aimable. Aussi d'un cri unanime, on s'excita à rechercher son meurtrier.
Le maire de la commune, accouru des premiers, présuma que, dans la longue lutte qui devait avoir eu lieu entre la victime et son assassin, celui-ci devait avoir reçu quelque coup qui pouvait le faire découvrir. En conséquence, il prescrivit une visite sur tous les hommes du village. Pendant qu'ils se rendaient à la file à la mairie: «Que me regardes-tu? dit l'un des derniers à son voisin.—Je ne te regarde pas, répondit celui-ci, mais bien trois taches de sang que je vois à ta chemise.—Si je les eusses vues, répondit le premier, j'en aurais changé ce matin.» Et quand il se présenta au maire, il dit que ce sang pouvait provenir de celui d'un agneau qu'il avait tué la veille.
L'homme qui tenait ce langage était Pierre Gingibre, l'un des jeunes gens du pays, qui, dès ce moment, devint l'objet de l'attention générale. On avait remarqué que, seul du village, il n'était pas venu le matin sur le lieu du crime, et que cependant, au retour, il avait écouté avidement et en silence toutes les conversations, toutes les conjectures, toutes les suppositions auxquelles cet événement donnait lieu.
On fit une seconde épreuve; le maire appela de nouveau tout le monde sur les lieux, pour mesurer l'empreinte des pas que l'assassin avait laissée sur la terre humide. Gingibre se rendit à cette autre épreuve seul et par un autre chemin; mais l'empreinte se trouva un peu plus longue que ses souliers. On avait trouvé, à peu de distance du cadavre, la tige d'un jeune mûrier toute ensanglantée, qui paraissait avoir été un des instrumens du crime. Cette fois on découvrit au bord d'un champ le tronc du jeune mûrier, et ce champ était sur la ligne droite qui conduisait de la cabane de Gingibre à celle du malheureux Guyraud.
Le caractère à la fois atroce et lâche de Gingibre vint fortifier ce premier indice. A peine âgé de vingt-six ans, il avait déjà plusieurs fois manifesté la férocité et la perfidie de son ame. Une fois, de son autorité privée, il entassait son fumier dans la cour d'un de ses voisins; la femme de celui-ci, en l'absence de son mari, voulait s'y opposer; il la menaça de la fourche de fer dont il se servait. Le mari étant revenu des champs, demanda des explications à Gingibre: «Si tu n'étais qu'un jeune homme comme moi, s'écria celui-ci, ta part serait bientôt faite.»
Une autre fois, ayant aperçu seul et dans un lieu écarté un homme de qui il croyait avoir à se plaindre, il s'approcha furtivement; l'homme fuyait devant lui, et parvenus tous deux dans un lieu découvert, Gingibre, en lui montrant la faux qu'il tenait cachée sous sa veste, s'écria: «Tu es heureux de m'avoir vu, mais tu ne le manqueras pas.» Ses parens eux-mêmes, malgré leur condescendance pour ses volontés, étaient souvent en butte à ses violences; et tout le village de Saint-Paul l'avait vu naguère poursuivant dans les rues, un fusil à la main, sa malheureuse mère, qui fuyait devant lui.
Enfin, on connaissait la haine de Gingibre contre Guyraud; on en connaissait aussi la cause. Le jeune berger avait eu le malheur de plaire à une des sœurs de Gingibre; des liaisons intimes s'étaient formées entre eux; mais Guyraud avait paru sourd à toutes les paroles de mariage que la famille Gingibre lui avait adressées. Guyraud lui-même ne se dissimula pas tous les dangers qu'il courait en prolongeant son séjour à Saint-Paul. Il connaissait le caractère de Gingibre fils; il connaissait ses menaces, ses projets de vengeance, et témoignant à quelques amis tout ce qu'il avait à craindre de sa perfidie, il s'écriait quelquefois: Ah! s'il ne m'attaquait que de jour...
Le lendemain du crime, le procureur du roi, sur la première nouvelle de l'événement, se rendit sur les lieux, recueillit tous les indices et en acquit de plus convaincans encore. En examinant de plus près les vêtemens de Gingibre, il vit au haut de son pantalon et faisant corps avec lui, un petit lambeau de chair dans lequel étaient implantés des cheveux. Gingibre, ainsi que nous l'avons vu, avait donné des explications sur les taches de sang qu'on avait vues à sa chemise: la vue de ce lambeau de chair le déconcerta; il ne pouvait, disait-il, le concevoir ni l'expliquer.
Cependant un homme de l'art, le docteur Bertrand, ayant vérifié l'état du cadavre, avait remarqué au visage des blessures profondes, et décrit la forme de l'instrument au moyen duquel on les avait faites; dans la bergerie où couchait Gingibre, s'était trouvé un instrument de la forme indiquée, qui s'adaptait parfaitement à l'une des blessures, et qui était encore ensanglanté légèrement. Le médecin examina à son tour le lambeau de chair recueilli sur le pantalon de Gingibre; il le compara à un lambeau de cuir chevelu qu'il prit sur la tête du cadavre, et il y trouva une parfaite ressemblance.
Ce fut sous le poids de toutes ces présomptions que Pierre Gingibre comparut devant la Cour d'assises de Montpellier. Là, ses dénégations continuelles et ses explications incohérentes, ne firent qu'aggraver sa position.
Les débats de cette affaire, commencés le 9 décembre 1828, se prolongèrent jusqu'au 12. L'accusation fut soutenue avec force et talent; le ministère public porta par degrés dans tous les cœurs la conviction la plus intime. Aussi, Pierre Gingibre, déclaré coupable par le jury, fut condamné à la peine de mort.