Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...
Les emportemens de la violence ont souvent des résultats bien funestes. Par eux, l'homme, habituellement bon et généreux, devient momentanément un maniaque redoutable; par eux, l'homme le plus moral, le plus probe, se trouve métamorphosé tout-à-coup en assassin.
Le 13 août 1828, Gassies sortit de chez lui pour aller faire la provision du dîner de sa famille; son absence fut plus longue que de coutume. Pendant ce temps, Suzanne Dussaut, sa femme, s'occupait des travaux du ménage. Lors du retour de Gassies, qui s'était fait long-temps attendre, elle avait dans les mains un long couteau qui servait ordinairement aux apprêts de la cuisine. Elle adressa à son mari quelques reproches très-vifs sur sa lenteur extraordinaire. Gassies lui répondit avec dureté; de sorte que la querelle devenant de plus en plus violente, le mari hors de lui, lança contre sa femme une bouteille, qu'elle eut le bonheur d'esquiver. Cet acte d'hostilité acheva d'irriter les deux époux l'un contre l'autre. Gassies s'avança vers Suzanne et lui donna un soufflet. Au même instant, celle-ci, chancelante, tomba sur un meuble, tandis que Gassies roulait à ses pieds percé d'un coup mortel. Le couteau que sa femme tenait à la main lui avait traversé le cœur; il ne tarda pas à rendre le dernier soupir.
Suzanne, saisie d'horreur, se précipita vainement sur ce corps que la vie venait d'abandonner; vainement elle cherchait à le ranimer: Gassies avait reçu le coup de la mort. Dans son désespoir, cette malheureuse femme courut se remettre entre les mains de la justice; elle se jeta aux pieds du procureur du roi, raconta toute la scène qui venait de se passer, et ajouta que, frappée du soufflet, elle avait aussitôt lancé le couteau contre Gassies, et qu'elle avait été foudroyée, quand elle l'avait vu défaillir.
Le magistrat donna aussitôt des ordres pour que l'on procédât sur-le-champ à une instruction, et prescrivit à Suzanne de se constituer prisonnière dans la maison d'arrêt. Suzanne, éplorée, raconta aux gendarmes qui l'accompagnaient les circonstances du funeste événement; elle répéta, dans ce récit, qu'elle avait tué son mari, que frappée par lui, elle lui avait porté un coup de couteau.
Bientôt l'instruction commença. Anne Gervais, domestique des époux Gassies, seule témoin oculaire du déplorable fait dont la justice avait à s'occuper, raconta bien la querelle des deux époux telle que sa maîtresse l'avait elle-même racontée, mais elle en présenta le funeste dénouement d'une manière différente. Suivant sa déposition, au moment où Suzanne, renversée sur le meuble, se relevait, Gassies s'élançant sur sa femme pour lui arracher le couteau, s'était percé lui-même dans sa précipitation.
L'accusée, interrogée de nouveau, revint sur sa première déclaration, modifia ses précédens aveux, et fit un récit dans le sens de la déposition de sa domestique. Mais sa première version subsistait; il fallait donc qu'elle se justifiât de l'accusation qui pesait sur elle. Suzanne Dussaut fut en conséquence traduite devant la Cour d'assises de la Gironde. Cette femme était mère de huit enfans; sa réputation avait été toujours intacte: aussi sa pénible situation inspirait-elle un intérêt général.
Suzanne Dussaut comparut devant ses juges le 13 septembre 1828. Là, de nombreux témoins vinrent attester le bon accord, la douceur naturelle et l'intégrité reconnue de Gassies et de sa femme. Du reste, les explications du médecin appelé, la déclaration invariable de la domestique, étaient autant de présomptions victorieuses en faveur de l'accusée.
M. Ravez fils, premier avocat général, chargé de soutenir l'accusation, remit avec confiance le sort de l'infortunée Suzanne entre les mains des jurés. Toutefois, ce jeune magistrat ne laissa pas échapper l'occasion de puiser dans cette cause un grand enseignement; il la présenta comme un exemple des incalculables malheurs, où peut entraîner l'impulsion désordonnée des mouvemens violens ou passionnés.
Le défenseur de Suzanne avait peu d'efforts à faire pour écarter de sa cliente toute idée de culpabilité. Mais il avait surtout à cœur de dissiper complètement tous les nuages qui pouvaient obscurcir encore son innocence. Il fit donc connaître les antécédens de Suzanne Dussaut, et rappela avec détail une scène de gaîté qui avait eu lieu entre les deux époux, le matin même du jour du fatal événement. Il démontra ensuite par la situation des lieux, par l'état de la blessure et par les récits des témoins, que réellement, il ne fallait attribuer la mort de Gassies qu'à sa propre imprudence.
On conçoit sans peine qu'après de pareils débats, l'innocence de Suzanne Dussaut fut proclamée sur la question de meurtre volontaire qui avait été posée au jury.