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Chronique du crime et de l'innocence, tome 8/8: Recueil des événements les plus tragiques;...

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Philippe-François Debacker, natif de Malines, après avoir servi dans l'artillerie de la marine, se retira à Brest, où il se maria en 1806. Il eut douze enfans de cette union, et tous vivaient encore au moment du crime de leur père. En 1814, il quitta Brest, et vint, avec sa famille à Nantes, où il fonda un établissement de marchand tailleur, qui prospéra de manière à lui faire concevoir l'espérance d'un heureux avenir. Mais une malheureuse passion vint à la traverse de ses plans de fortune et de bonheur. Mariette Villain, jeune et jolie personne à peine âgée de seize ans, fut admise chez lui en qualité de fille de boutique. Il ne tarda pas à éprouver pour elle un amour violent, et trois années n'étaient pas révolues, que, dominé par sa passion désordonnée Debacker quitta sa femme et ses enfans pour s'attacher aux pas de sa jeune maîtresse.

Tous deux vinrent s'établir dans la capitale; Mariette passait pour la femme de Debacker. Pendant ce temps, l'épouse légitime était dans la misère, manquant même du plus strict nécessaire pour elle et pour ses enfans. Réduite au désespoir, cette malheureuse femme prit la résolution de mettre fin à ses souffrances, et se donna la mort en se précipitant dans un puits.

Après la mort de cette pauvre femme, Mariette sollicita d'une manière pressante Debacker de réaliser la promesse de mariage qu'il lui avait faite; Debacker répondait toujours par des ajournemens. Enfin, fatiguée de ses refus, Mariette lui déclara, le 2 janvier 1829, qu'elle se séparait pour jamais de lui; elle quitta sa demeure et alla se loger rue Croix-des-Petits-Champs, no 21, partageant avec Geneviève Lougueux, dite Maria, son amie, une petite et modeste chambre au cinquième étage.

Debacker fut très-sensible à cette séparation; ce premier chagrin fut bientôt aggravé par la jalousie; il ne tarda pas à apprendre que la jeune fille à laquelle il avait tout sacrifié, l'avait abandonné, trahi, et entretenait des liaisons avec un tailleur nommé Mocloury. Il n'avait d'abord que des soupçons vagues; ces soupçons devinrent dans peu une horrible certitude. Un jour, il rencontra Mariette et son rival dans le passage Véro-Dodat. Après quelques explications, ne pouvant plus maîtriser les transports de sa jalousie, il frappa son ancienne maîtresse au visage, avec tant de violence, qu'elle fut à l'instant même couverte de sang.

Le 26 février suivant, Debacker vint, vers six heures du matin, frapper à la porte de la fille Durand qui occupait, rue Croix-des-Petits-Champs, no 21, une petite chambre sur le même carré que celle de Mariette Villain: il lui demanda où était la chambre de Geneviève Lougueux. La fille Geneviève n'ignorant pas les motifs du ressentiment qui animait Debacker contre Mariette, lui répondit que cette fille était à la campagne. Debacker ne se paya pas de cette réponse; il descendit auprès du portier, le pressa de questions, et apprit de lui que Mariette Villain avait changé de chambre, qu'elle était au no 17. Debacker remonta, et le portier ne le vit plus.

Quelques instans après, vers onze heures un quart, le sieur Thuilard, qui se trouvait dans la même maison, au cinquième étage, entendit des cris de désespoir: Au secours! à l'assassin! Il courut à la chambre de la fille Mariette, d'où partaient ces cris; la porte était fermée; le sieur Thuilard n'hésita pas à l'enfoncer. Derrière cette porte était un homme étendu; cet homme se relève aussitôt; Thuilard s'empare de lui. Dans l'autre partie de la chambre, étaient deux femmes échevelées, couvertes de sang; l'une était gisante sur le carreau, l'autre assise et penchée sur une chaise; c'étaient Mariette Villain et Geneviève Lougueux. D'autres témoins, attirés également par les cris, arrivèrent, et les secours les plus prompts furent administrés à ces deux infortunées; mais ces soins furent inutiles. Déjà Geneviève, percée de plusieurs coups mortels, avait cessé d'exister; Mariette respirait encore. Debacker, debout, l'œil sombre et fixe, contemplait sa victime: «Je ne suis pas encore satisfait, disait-il, car celle à qui j'en voulais vit encore.» Mais Mariette ne tarda pas à rendre le dernier soupir, et Debacker aussitôt tirant de sa poche et avec la rapidité de l'éclair, le couteau dont il avait frappé ces deux malheureuses, s'en donna plusieurs coups dans la poitrine avec une fureur frénétique.

Quand le commissaire de police et le juge d'instruction arrivèrent, ils firent donner à Debacker tous les secours que sa position exigeait, et l'on procéda devant lui à l'autopsie des deux cadavres. Geneviève Lougueux avait été blessée en quatre endroits, dans la partie supérieure du sein gauche, dans la partie inférieure de la région cervicale, dans la partie supérieure et postérieure du cou, et enfin dans les régions lombaires; ces blessures, ayant atteint les lobes du poumon gauche et la moelle épinière, avaient causé un épanchement considérable. Mariette Villain avait reçu six blessures, les unes sur les bras, les autres sur la figure et dans le sein gauche.

Quant aux blessures de l'assassin, quoique dangereuses, elles n'étaient pas mortelles; et lorsqu'il fut en état de pouvoir parler, il fut interrogé par le commissaire de police. Debacker déclara qu'il était l'auteur du double crime qui venait d'être commis; que le désespoir et la jalousie avaient armé son bras contre Mariette; que Geneviève Lougueux ayant voulu défendre son amie, il l'avait frappée aussi sans savoir ce qu'il faisait. Il reconnut pour lui appartenir le couteau ensanglanté qu'on lui représenta, et ajouta qu'il l'avait fait aiguiser des deux côtés, parce qu'il voulait en finir.

Debacker, en conséquence de ces faits, fut traduit devant la Cour d'assises de la Seine, le 6 juin 1829. Il entendit la lecture de l'acte d'accusation avec tout le découragement du désespoir. Son front était couvert de sueur; sa physionomie était abattue; son visage changeait souvent de couleur, suivant la nature des émotions qu'il éprouvait; tantôt il pleurait, tantôt il s'appuyait le front sur ses deux mains. Dans d'autres momens, on l'eût cru étranger au drame sanglant qui se déroulait devant lui, tant sa physionomie était immobile! tant ses regards étaient fixes et atones!

Dans l'interrogatoire qu'il subit devant la Cour, Debacker attribua son crime au désespoir, dit qu'il avait la tête perdue quand il l'avait commis, et repoussa toute idée de préméditation. Suivant lui, en entrant dans la chambre de Mariette, il l'avait vue occupée à travailler, et lui ayant demandé de qui elle tenait l'ouvrage, elle lui avait répondu en riant que c'était de Mocloury, son ami; qu'alors ces paroles l'avaient rendu furieux, et il n'avait plus su ce qu'il faisait.

Debacker nia plusieurs propos énoncés par quelques témoins, entre autres celui qui tendait à prouver que, dans le premier moment, il avait exprimé le regret de n'avoir pu donner la mort à Mariette.

Quand Mocloury fut introduit, l'accusé fit un mouvement, sa figure s'anima et son regard devint sombre; tous les muscles de son visage furent en contraction, et il murmura, les dents serrées et d'une voix qu'il semblait tirer du fond de sa poitrine: Monstre! tu as tout fait! Monstre! c'est toi qui m'as perdu!..... ah! malheureux! A ces derniers mots, Debacker dont les mains étaient appuyées sur le banc, les laissa tomber sur ses genoux et des larmes s'échappèrent de ses yeux.

Après deux heures de délibération, les jurés répondirent affirmativement sur la question de meurtre et sur celle de préméditation. Leur réponse fut également affirmative à l'égard du meurtre de Geneviève Lougueux; mais ils déclarèrent que Debacker avait agi sans volonté.

En conséquence, l'accusé fut condamné à la peine de mort. Il entendit son arrêt sans manifester la moindre émotion.


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