Élise
VIII
A l'heure où Élise avait, la veille, rencontré son mari, et au même lieu, elle fut tout à coup nez à nez avec sa sœur Marie, madame de Vamiraud. Le fait était à prévoir, pour peu qu'Élise eût consenti à réfléchir aux suites logiques de la visite de M. Destroyer. Mais Élise ne réfléchissait pas à cela, et voyant sa sœur, elle eut une surprise, après tout, non désagréable. Et tandis qu'elle montait l'escalier derrière sa sœur, elle se demanda même : « Pourquoi ai-je presque du plaisir à la voir, alors que cette femme, autrefois, m'a tant exaspérée? »
Mais, en refermant la porte de sa chambre et en embrassant Marie de Vamiraud, elle comprit par quel sortilège, pour la première fois, en se trouvant seule avec sa sœur, elle éprouvait un contentement. C'était qu'à sa sœur et uniquement à sa sœur elle sentait qu'il était possible de parler de son bonheur. Non que Marie fût apte à saisir l'immensité du bonheur d'Élise! Élise soupçonnait bien qu'évidemment elle ne pouvait tout dire à sa sœur, mais sa sœur, heureuse et amoureuse, n'avait autrefois aux lèvres que le mot « amour » ; sa sœur la suffoquait autrefois avec ses récits ou ses exclamations de volupté ; sa sœur lui avait été odieuse autrefois par l'abondance de ses allusions à une félicité ignorée d'elle : aujourd'hui, grâce à la liberté qu'autorisait le langage trop connu de sa sœur, elle allait, à son tour, pouvoir lui dire : « Je suis heureuse!… j'aime!… Ah! je ne t'avais pas comprise autrefois!… A présent, je sais… J'aime!… »
Et, avec la même liberté, — sinon avec le même cynisme d'expressions, — qu'employait autrefois madame de Vamiraud pour exprimer ses joies intimes, Élise, s'étonnant elle-même, mais soumise à une force irrésistible, raconta la joie de son évasion et les transports éprouvés par elle dès l'instant qu'elle s'était jetée entre des bras aimés.
Elle allait ; elle parlait ; elle se grisait de ses paroles tout en s'émerveillant de leur facilité. Elle n'avait point goûté jusqu'ici le plaisir de la confidence. Elle n'avait eu précédemment à confier que des tristesses, des écœurements, ou bien de ces sentiments de tiédeur qui donnent la nausée. Depuis qu'elle éprouvait l'incomparable joie d'aimer, elle en tenait enfermée en elle-même l'enivrante vapeur. Aujourd'hui elle s'ouvrait. Son besoin d'épanchement était trop grand pour qu'elle le contînt. C'était la première fois qu'elle voyait une femme de son monde! Elle s'interdisait de penser : « Mais Marie, quoique de mon monde et quoique ma sœur, n'a jamais rien compris aux affaires de mon cœur!… » Marie avait connu le bonheur de l'amour avant qu'Élise le soupçonnât ; Marie savait exalter l'amour. Et Élise parlait de son amour.
Madame de Vamiraud, immobile, le masque austère sous la voilette, laissait parler sa sœur. Celle-ci, peu à peu, commença à s'étonner d'une réserve si complète et si prolongée. Elle dit tout à coup :
— Mais, enfin, toi, tu sais ce que c'est que l'amour? Tu as éprouvé cela, toi? Je te répète peut-être les mêmes mots que je t'ai entendue dire dans tes grands épanchements?…
Madame de Vamiraud fit un peu la pincée et dit :
— Mes grands épanchements, ma petite, étaient ceux d'une femme légitime, d'une femme mariée, heureuse entre les bras de son mari…
— Ah! dit Élise, c'est vrai : tu as de la chance!…
— Je comprends l'amour, certes! reprit Marie, mais quand il est permis, sanctifié pour ainsi dire.
— Sanctifié? fit Élise. Ah! tu appelles sanctifiées les petites choses que tu racontais à tout venant et qui faisaient rougir maman et ma pauvre vieille bonne. Eh bien, c'est une veine de pouvoir faire bénir tout cela! Vous avez un fier privilège, vous autres qui avez eu la main heureuse dans le mariage! Mais, ma chère, as-tu jamais songé à celles que le mariage n'a pas contentées et qui errent par le monde en se demandant ce qui leur manque? Non, tu n'as pas eu le loisir de songer à ces femmes-là. Eh bien, Marie, pense un instant à elles, je te prie, et sache que, parmi elles, a végété ta sœur, pas plus indigne qu'une autre d'être aimée, peut-être pas faite d'un autre bois que toi, après tout, et nullement préservée du désir d'adorer un homme…
— Adorer, adorer! c'est très gentil, c'est très bien! Mais si l'amour est libre, à présent, que devenons-nous!
— Et, hélas! que devenons-nous si nous sommes sans amour?
— Ton mari est un très bel homme!…
— Voilà!… Toi aussi!… Toujours la même rengaine me poursuivra. Mon mari est un très bel homme! Mais qu'est-ce que cela me fiche! Est-ce qu'on m'a élevée dans les ateliers de peinture ou de sculpture? Est-ce qu'on m'a enseigné à me pâmer devant les modèles et les plâtres? Est-ce qu'on m'a appris, au couvent, à me soumettre aux règles de l'esthétique? N'a-t-on pas tout fait, au contraire, pour que je me méfie de ce piège? Et puis, couvent ou non, qu'est-ce que c'est que la beauté en amour, sinon une idée qui ne dépend que de nous, non de la barbe ou des cheveux de celui que nous aimons, puisque, dès que nous aimons un homme, nous ne voulons même pas que l'on estime qu'il n'est pas beau?
— Oh! tu as toujours été forte en matière de raisonnement. Moi, je ne vais pas si avant. Puisque tu parles de couvent et d'éducation, je te dirai une chose, c'est qu'on m'a enseigné qu'il y a des règles du jeu, des règles de société, si tu veux, et qu'il ne faut pas tricher…
— Tu oublies qu'il s'agit là d'un jeu où votre adversaire ne vous accorde pas la « belle ». Si on perd, c'est définitif, c'est pour toute la vie… Moi, j'ai perdu.
Madame de Vamiraud eut un geste qui signifiait : « Oui, mais qu'y faire? »
— Oui, oui, dit Élise, toi, tu as gagné ; voilà la différence entre nous.
Elles restèrent séparées par un silence glacial. Madame de Vamiraud se leva :
— Voyons, ma petite Élise, nous sommes tous désolés de cette malencontreuse aventure… J'espère bien que tu ne vas pas persister dans tes fantaisies et donner lieu à un scandale qui retomberait sur tous les membres de ta famille!
Élise, démunie de tout son lyrisme du premier quart d'heure, reconnut enfin sa sœur et ne put que lui répliquer avec un amer sourire :
— Tu as gagné, tu as toutes les chances, et tu ne voudrais pas qu'une seule d'elles fût diminuée par le fait que j'essaie, moi, de corriger mon malheur!… Mille regrets si le scandale vous gêne!
— Blasphème pendant que tu y es! prononça solennellement madame de Vamiraud ; couvre d'opprobre ton père et ta mère. Ah! on le dit bien à propos, je le vois décidément : le vice mène à tout.
Élise ne put s'empêcher de sourire, ainsi qu'elle le faisait jadis lorsque sa sœur proférait de grands ou de gros mots ridicules. Et elle lui dit, s'accompagnant d'un geste tragique :
— Madame de Vamiraud! le Vice, pour le moment, met la Vertu à la porte. Allons, ouste!
— C'est un comble! fit Marie. Et dire que tu es ma cadette!…