Élise
V
M. Destroyer, pour arriver quai du Louvre à l'heure fixée par lui dans sa lettre, prit son café trop chaud, et, l'œil aux horloges, quitta le restaurant de la rue Royale où il avait déjeuné. Il traversa la place de la Concorde et le jardin des Tuileries, en consultant plusieurs fois sa montre. Il était ponctuel, méticuleux, consciencieux même, eût-on pu dire, en admettant que la fidélité conjugale, tout au moins du côté du mari, ne fait pas partie de ces règles qu'un homme du monde interprète d'une manière étroite.
Il ne doutait pas que sa femme ne le reçût, étant donnée la lettre écrite par lui, et vraisemblablement remise la veille, entre les mains de sa destinataire. Et, par une attention galante envers Élise qui n'aimait pas l'odeur du cigare, il s'abstenait de fumer ; il en éprouvait une gêne réelle et aspirait de temps en temps de l'air par la bouche.
Il allait revoir sa femme, qui avait « abandonné le domicile conjugal » depuis six semaines. Il n'était pas dépourvu d'émotion. Pratiquant, sans examen, les mœurs de son temps, celles qui régnaient parmi ses amis, parmi ses connaissances, il n'admettait à aucun degré qu'en ayant une maîtresse, et plusieurs maîtresses, il eût failli, lui. Il ne se reprochait absolument rien. Prendre une maîtresse n'était pas même signe que l'on fît chez soi mauvais ménage ; ç'avait été signe tout au plus qu'il ne trouvait pas, dans son ménage, le confort parfait auquel un garçon de trente-cinq ans s'est accoutumé, ou bien qu'il s'offrait, sans y ajouter d'importance, de ces distractions d'homme, comme le tabac, le billard ou la salle d'armes, qui constituent, dans la vie masculine, un domaine réservé, où nul n'a rien à voir. C'était, par ailleurs, une manifestation de prospérité matérielle qui s'allie tout naturellement au fait d'avoir un bon tailleur, un bottier renommé.
Par contre, si d'aventure la femme légitime avait vent de cet acte désinvolte et s'avisait d'en prendre ombrage, il était non moins admis que l'homme s'inclinât devant ses prétentions. Sacrifier à la femme la maîtresse était un acte de courtoisie apprécié et normal. Congédier la maîtresse, au moins momentanément, pour la forme, et ne fût-ce que par simulation, n'altérait pas l'acte de courtoisie. A tel congé M. Destroyer eût consenti avec l'affabilité la plus déférente pour peu qu'Élise se fût plainte. Mais Élise, sans proférer une seule parole, avait « abandonné le domicile conjugal ». Cette dernière expression, consacrée par le Code, dispensait l'esprit d'un mari de méditer sur le fond de la situation et de prononcer un jugement quelque peu nuancé. Élise, non pas lui, avait mis le contrat de mariage en état d'être rompu. Dans l'âme conventionnelle, dans l'âme sociale de M. Destroyer, une malchance avait voulu qu'Élise eût l'occasion de lui reprocher à lui une peccadille ; mais Élise était la coupable.
Il ignorait qu'elle eût un amant.
Il avait vécu deux ans et demi avec elle ; il avait eu d'elle un enfant ; mais ni présence, ni absence, ni paroles, ni silence, ni caresses ne semblaient, à aucun moment, avoir éveillé en elle le moindre symptôme de l'amour. Et il n'en concluait nullement qu'elle ne l'aimât point, car, l'esprit entièrement soumis aux manières de penser communes, il se jugeait beau, bien fait, proprement tenu, bien élevé, galant même, tel enfin qu'il est convenu qu'est un homme agréable aux femmes. Et il savait, pardieu! qu'il plaisait aux femmes. Pourquoi une petite fille de province, et qui, en somme, n'avait jamais rien vu, eût-elle fait la rebelle? Il la jugeait seulement peu démonstrative, jusqu'à présent dépourvue de sens, peut-être un peu baroque, originale, tenant de son père, en somme, un caractère difficile et secret qu'en habile homme il devait dompter un jour. Allant la voir aujourd'hui, après la frasque commise par elle, lissant ses longues moustaches, époussetant d'une chiquenaude un grain de poussière sur le revers de sa jaquette, il croyait qu'il ramènerait sa femme.
Il tira encore une fois de son gousset sa montre, et en confronta l'indication avec celle d'un cadran ; il dépassa le café formant le coin du quai et pénétra dans l'étroit couloir de la maison où habitait Élise. Il ouvrit sans frapper la porte de la loge, et vit se décomposer le visage de madame Courvoisier :
— Madame n'a pas déjeuné là,… dit celle-ci.
— Cependant!… fit vivement M. Destroyer.
— Oh! Madame ne manquera pas de rentrer, surtout si Monsieur a donné rendez-vous à Madame!
Il était furieux ; mais il prit un air dégagé, ne voulant pas faire figure d'un qui a donné rendez-vous et à qui l'on manque.
Madame Courvoisier, qui se repaissait de la vue d'un si bel homme, lui offrit de s'asseoir et d'attendre une petite minute. M. Destroyer humait les relents de la loge et regardait autour de lui ; il refusa. Il dit qu'il repasserait peut-être.
En effet, il repassa, trois quarts d'heure après, saturé de la vue des grainages, des oiseaux, des instruments aratoires, ayant poussé jusqu'au chevet de Notre-Dame et jusqu'à la Morgue, s'étant assis sur un banc du quai.
Madame n'était pas rentrée.
Il prit à peine le temps de recueillir le mot de la bouche de la concierge qui le prononçait avec confusion, presque avec un sentiment de honte personnelle, comme si elle-même eût été coupable vis-à-vis de cet homme si bien et, qui plus est, de cet homme qu'elle sentait armé de ses droits.
M. Destroyer s'éclipsa.
Il perdait malaisément l'équilibre. Cette fois, la stupeur, bientôt transformée en colère, lui fouetta le sang, lui remua les entrailles. Il résolut de faire ce qui répugnait à son habituelle correction : épier la rentrée de la femme qui se moquait de lui et saisir celle-ci à son retour, car il fallait en finir.
Il s'assit à la terrasse du café qui occupait le coin du quai, regardant d'un œil la colonnade du Louvre. Consommation sur consommation ; point de journaux de peur de perdre le moindre passant. Le rôle singulier auquel il était réduit lui donnait la nausée. Il paya, et se mit à faire les cent pas ; mais il craignit d'être aperçu par la concierge, et revint s'asseoir au café. Le garçon, soupçonnant ce qu'il faisait là, se mit à regarder pour lui, en amenuisant les yeux, comme s'il savait quelle personne cherchait son client. Le manège dura une heure, longue.
A six heures et demie, dans la magnificence du soleil déclinant, Élise parut, son buste entier dépassant le parapet du pont, et fut parfaitement reconnue de son mari. Elle était aise, souriante et tranquille ; elle sortait de chez son amant. Elle ne pensait pas plus à son mari que s'il n'eût pas existé.
Celui-ci, la tenant, s'efforça de ne pas la regarder pendant qu'il réglait ses consommations. Il calcula bien la durée de ses gestes et atteignit la jeune femme à temps pour la saluer, faire quatre pas à côté d'elle et obtenir l'autorisation de poursuivre l'entretien, avant de pénétrer avec elle dans le couloir, tout en causant. Les voix des deux époux, confondues et accordées en un ton conventionnel et mondain qui simulait la belle humeur, firent lever la tête de madame Courvoisier. Celle-ci, à la vue du couple souriant et faisant des phrases, demeura ahurie, plus bête, raconta-t-elle plus tard, que le jour où elle avait eu la révélation, cela ne datait pas d'hier, que les enfants ne viennent pas sous les choux.
Élise, au premier heurt contre son mari, avait elle-même adopté ce mode enjoué qui lui semblait plus facile, plus décent dans la rue que tout commencement d'explication, et aussi, peut-être, parce qu'il était en accord avec l'indifférence totale qu'elle éprouvait pour son mari.
Et elle eût soutenu ce ton, une fois arrivée dans son petit appartement, tant elle éprouvait de bonheur à montrer à son maître selon la loi l'ivresse que lui causait la vue de ces pauvres meubles, de ces pièces exiguës, de ces tentures surannées, de ce carrelage de mansarde, mais qui étaient pour elle symboles de la liberté, de l'heureuse possession de soi dans l'amour ; elle eût soutenu ce ton s'il n'eût été trop difficile de l'employer avec un homme dénué d'humeur et de fantaisie, même à l'état normal, et aujourd'hui intimement convaincu de la gravité des circonstances. Au premier abord, l'harmonieux accord de cette jovialité avec l'aspect physique de sa femme rajeunie, ranimée, embellie, avait troublé M. Destroyer jusque dans sa chair, et il avait soudain trouvé désirable cet être qui, près de lui, jusqu'à présent s'était si peu fait désirer. Le rire aidant et les propos badins, une bouffée de chaleur lui était montée au visage, et la pensée l'avait effleuré de devenir là, dans cette chambre de couturière, l'amant de sa légitime épouse. Mais l'homme le plus dépourvu de finesse est glacé, à certains moments, par le secret que la femme, avec impertinence, lui présente à déchiffrer. Il n'avait certes jamais bien compris Élise, mais, mieux qu'aucun jour, mieux qu'aucune nuit de leur vie commune, il recevait aujourd'hui l'assurance qu'il existait en cette fille de petite noblesse provinciale quelque chose d'aussi étranger à lui que l'âme d'une Lapone ou d'une indigène de la Malaisie. Il en fut incommodé, puis intimidé ; et, comme sa vanité d'homme refusait de s'incliner, il se réfugia, pour plus de confort, dans la persuasion que cette femme était un peu folle. Il recourut soudain à l'attitude de la protection ; il eut des mots de tuteur attendri qui vient visiter sa pupille au sortir du couvent.
Élise en fut blessée à vif. En femme heureuse et fière de l'état merveilleux et rare qui était le sien, elle regimba ; et, en femme heureuse qui a besoin de crier sa félicité, elle dit qu'elle était heureuse, pleinement, incomparablement, que cela se voyait, d'ailleurs, que des gens inconnus, dans la rue, en la voyant passer, le lui déclaraient tous les jours.
Il la regardait, bouche bée. Oui, il était hors de doute qu'elle semblait heureuse : l'éclat de son teint et de ses yeux le disait comme les inconnus de la rue : sa taille pleine, ses bras arrondis, sa bouche fraîche, son pied, qui jouait comme un jeune chat, le disaient aussi. Mais comment, mais pourquoi était-elle heureuse? Il ne se l'expliquait en aucune manière. Il ne concevait absolument pas qu'une femme comme elle, et surtout sa femme, pût avoir un amant. Et il revenait, avant d'oser aborder le chapitre de la défaillance morale, — pour lui caractérisée par l'abandon du domicile conjugal, — il revenait à l'aspect lamentable du pauvre appartement :
— Comment pouvez-vous vous dire heureuse ici?
Elle éclata d'une sorte de rire surhumain, d'un rire d'ange à qui un naïf mortel demanderait comment on peut vivre et chanter lorsque l'on n'a ni eau ni gaz à son étage céleste. Son rire décelait une supériorité mystérieuse et un dédain plutôt pitoyable que méchant, le dédain de ceux qui savent pour ceux qui ignorent, le dédain de ceux qui éprouvent pour ceux qui ne sentent rien. Elle dérouta l'homme encore davantage. Il eut presque peur d'elle. Alors, comme tous les individus humiliés par une loi dont ils ignorent la date de promulgation et les termes précis, il eut recours aux articles du Code qui condamnent l'épouse fugitive ; il les possédait par cœur ; il en savait les numéros.
Elle lui lâcha :
— Mais, mon cher monsieur, je suis amoureuse, amoureuse à perdre la raison! Qu'est-ce que vous voulez que me fichent vos articles?…
M. Destroyer s'effondra. En vérité, il sembla qu'il ne restait plus rien ni de ses longues moustaches ni de sa belle raie, ni de tout cet air satisfait qui environnait sa personne. Non, il ne s'attendait pas à cela ; il n'avait pas, il n'eût même jamais soupçonné cela. De la part de la fille de M. de La Hotte-Saint-Pair, qu'il avait épousée à Granville, il lui semblait que ce fût une chose extraordinaire et qui renversait toutes les notions acquises par un homme comme il faut. Sous les rideaux soyeux que formaient ses beaux cheveux noirs complaisamment séparés, comme en une alcôve tranquille, une idée sereine s'était cristallisée dès sa jeunesse, à savoir qu'il existe une race de femmes fidèles, de femmes qui, aimantes ou non, heureuses ou non, trahies ou non, demeurent fidèles, par nature et par destination, enfin présentent à l'homme une sécurité absolue. Pour posséder cette merveille, un jeune homme de son monde consentait quelques sacrifices sinon sur la dot, du moins sur les qualités de séduction proprement dite : il ne demandait point à la jeune fille de posséder la beauté qu'il avait recherchée en ses maîtresses ; il se privait, en ses rapports avec la nouvelle épousée, de certains transports qui menaceraient de dérégler une nature pondérée ; il prisait au-dessus de tout qu'on dît d'elle : « C'est une femme irréprochable. » Et, à ses yeux, le manque d'amour, la lassitude avouée, et jusque même le fameux abandon du domicile conjugal qui ébranlait la loi, n'entamaient point encore une femme telle que la sienne. Mais, que cette femme fût amoureuse, ah! cela, par exemple, non!…
Il lui dit :
— Vous voulez vous moquer de moi!… Vous falsifiez la vérité!
— Je vous dis la pure et simple vérité, fit Élise. Qu'a donc de si étrange ce que je vous dis?
— Mais cela est indigne de vous!
Elle abaissa les yeux sur ses bras, sur ses jambes ; elle se regarda dans la glace :
— De quelle matière voulez-vous donc que je sois faite? Est-ce que je ne suis pas construite comme tout le monde? Est-ce que je n'ai pas un cœur comme les autres?
— Vous avez engagé tout cela.
— Si vous parlez d'engagement, permettez! Car vous vous étiez engagé aussi bien que moi, et vous avez violé vos serments.
— Je sais, je sais, dit-il. Mais nous sommes placés, vous et moi, devant l'opinion publique. Eh bien! elle ne nous juge pas de la même façon.
— Je le sais bien. C'est cela que je ne comprends pas ; et je me révolte contre l'opinion publique. Voilà tout.
— Oui, « voilà tout »! Mais vous ne savez pas ce que ce « voilà tout » signifie. Il ne s'agit pas de juger, nous, l'opinion publique. Nous ne pouvons pas nous passer d'elle.
Élise encore une fois éclata de rire.
— Nous ne pouvons pas nous passer de l'opinion publique? Mais regardez-moi donc! Est-ce que j'ai l'air de manquer de nourriture? Est-ce que la vie s'est retirée de moi? Est-ce que je demande quelque chose? J'ai l'opinion publique contre moi, dites-vous? Mais cela ne me gêne pas tant qu'une mouche qui s'appuie sur ma main…
— Vous parlez comme une enfant! Vous faites l'innocente de village! Sachez que vous jouez avec un monstre : sa griffe terrible s'abattra sur vous.
— Soit! dit-elle, j'y consens.
Il semblait à M. Destroyer qu'il entendît parler quelque habitant de la lune. Il fit un geste comme pour balayer les traces matérielles, sans doute visibles à ses yeux, des paroles prononcées, et il dit :
— Tout cela, c'est de l'enfantillage : il y a une situation irrégulière et qui demeure à régler. Vous ne pouvez pas compter sur un divorce…
— Pourquoi donc? dit-elle.
Il parut encore recevoir une volée de cailloux par la figure. C'était l'ex-mademoiselle de La Hotte-Saint-Pair qui lui disait cela!…
— Mais, malheureuse, s'écria-t-il, votre famille en mourrait!
L'évocation de sa famille, dont elle faisait en réalité si peu de cas en sa folie amoureuse, la gêna. Elle consentait bien à être irrévérencieuse envers sa famille, mais elle n'avait pas pensé lui causer un grand malheur. A part elle, elle songeait : « C'est ma famille qui a voulu la grande erreur de ma vie » ; mais elle se refusait à toute idée de représailles.
— Eh bien! dit-elle, point de divorce. En avez-vous besoin pour prendre une autre femme? Moi, je n'en ai que faire. S'il vous déplaît que je porte votre nom, rien de plus facile pour moi que de l'abandonner : voyez, je vis à l'étranger, dans un quartier peuplé d'inconnus pour moi. Je ne fréquente personne…
— Assez! dit-il, exaspéré ; je vois que j'ai affaire à une démente. Si votre coup de tête datait d'hier soir, je pourrais croire à une crise passagère ; mais vous avez eu tout le temps de délibérer, et je pense, ajouta-t-il amèrement, que vous avez des conseils… Nous obtiendrons une séparation.
Elle ouvrit les deux mains et souleva l'arc de ses sourcils. On ne pouvait imaginer un geste de tranquillité plus débonnaire, et rien ne pouvait paraître plus impertinent à un homme.
Il fut aussitôt debout, la tête inclinée cérémonieusement. Il souleva d'une main sa chaise pour la reculer un peu en faisant glisser sa semelle sur le sol, suivant une courbe, — un de ces gestes empruntés au Répertoire et où il excellait. — Puis il salua très bas, en inclinant la tête, de façon qu'Élise aperçût jusqu'à sa naissance cette raie magnifique, infinie, qui jadis l'avait fait tant rire. Et elle avait encore envie de rire, ingénument, aussi éloignée de tout souci aujourd'hui qu'elle l'avait été dans ce passé puéril.