Élise
II
Après le voyage aux lacs italiens, qui était de la plus élémentaire convenance aux yeux d'une famille provinciale, Élise vint s'installer à Paris, boulevard Malesherbes, non loin de l'église Saint-Augustin. Elle était très contente, sinon heureuse. Évidemment, un ou deux ans auparavant, elle imaginait le mariage sous un jour bien différent. Du temps, par exemple, qu'elle tournoyait, avec une sorte d'ivresse, aux bras du sous-lieutenant Piédoie, et sans qu'elle se fît une image précise de quoi que ce fût, un mari lui semblait devoir être un homme idolâtré, de qui tout vous ravit : il vous emmène n'importe où, où il veut, et l'on sera comblée de joie par le seul fait qu'il est là ; sa seule présence signifie l'état paradisiaque ; ou bien on l'attendra, on ne pensera qu'à l'attendre, s'il s'absente ; et l'instant de l'embrassement, au retour du bien-aimé, apparaissait comme une félicité que l'esprit a de la peine à concevoir.
Eh bien, ce n'était pas cela, voilà tout.
Non, fût-ce au souvenir des premiers libres baisers sur ces trop délicieux rivages, ce n'était pas cela. Les rivages? Hélas! ils lui semblaient plus beaux que l'état de son cœur! En les admirant, elle avait fait effort pour admirer son bonheur… Est-ce qu'en disant, en écrivant sa satisfaction, elle attribuait celle-ci aux beaux paysages ou au fait qu'elle était une heureuse nouvelle mariée?… Elle se le demandait, mais, toutefois, elle se déclarait très contente.
Elle trouvait son mari fort gentil ; elle ne le voyait plus du tout ridicule ; elle appréciait sa longue moustache et elle s'amusait même à dessiner et lisser la belle raie dont elle avait tant ri. Elle voyait bien que madame de La Hotte, comme les jeunes filles de Granville, avaient eu raison de le juger si beau, puisque partout où il se montrait, à l'hôtel, dans les jardins, sur les bateaux ou en chemin de fer, les femmes le regardaient d'un œil béat, cynique ou simplement rendu. D'un tel succès, elle n'était pas jalouse. Elle était très contente.
Son appartement, boulevard Malesherbes, lui semblait aisément plus gai que la maison paternelle.
C'était du temps que les rues de Paris étaient agréables. A cette époque de l'année, les vieux chevaux, cahin-caha, y roulaient les fiacres découverts, un peu bruyamment à cause de leurs roues cerclées de fer sur le pavé, mais si lentement, si paresseusement, avec une telle bonhomie, menés par leurs cochers à trogne! On montait dans ces voitures, on en descendait, presque sans qu'il fût besoin d'arrêter le cheval. On prenait, on quittait l'omnibus comme un tapis roulant ; et des messieurs très bien et de belles dames qui payaient, sans croire déroger, six sous leur place d'intérieur, y compris la « correspondance », ne paraissaient pas éprouver pour ce véhicule moins de sympathie que le trottin avec son carton à chapeau, ou le vieillard assez ingambe pour escalader l'échelle de perroquet ou l'escalier tournant et faire cette course idéale des beaux jours de mai et de juin, dernier plaisir modeste, irremplaçable à jamais : une tournée dans Paris sur l'impériale.
Il était délicieux pour Élise, avant l'heure du déjeuner, de descendre, seule, d'errer devant les magasins et de se pencher sur les voiturettes ambulantes des marchandes de fleurs, jusqu'au parc Monceau vert et frais, ou bien, dans la direction opposée, d'aller, par la rue de la Pépinière, ayant jeté un coup d'œil à la boutique d'antiquaire, jusqu'aux environs de la vieille gare Saint-Lazare en bois où pullulaient les étalages de volaille, de charcuterie ou de primeurs ; elle poussait plus loin, jusqu'au Printemps, ou même par la rue Auber jusqu'à l'Opéra et aux boulevards où, à midi précis, elle était certaine de se heurter à son mari, qui descendait de son bureau. On revenait alors, en humant des odeurs de légumes, qui rappelaient le marché du cours Jonville.
M. Destroyer avait présenté très rapidement sa jeune femme dans le monde qu'il fréquentait, de sorte qu'Élise, accoutumée dès le plus bas âge à la vie de relations, ne se trouvait pas trop dépaysée, malgré le changement des visages et celui des thèmes de conversation. Elle était très souple ; elle avait vite fait de contracter une habitude nouvelle. D'ailleurs, malgré mille différences de détail ou d'apparence, le monde qu'elle voyait à Paris et celui qu'elle avait quitté se ressemblaient étrangement. Les opinions, les usages fondamentaux, les exigences, les susceptibilités étaient les mêmes. Seuls différaient en réalité les toilettes, certaines expressions employées pour relever le langage, et le nombre des domestiques. Ne faire allusion qu'à l'événement du jour ou de la veille, au lieu de ressasser de vieux sujets, cela était à sa portée. Une petite provinciale bien faite, et qui a le goût de s'habiller, s'acclimate comme par enchantement à Paris. Élise n'éprouva point de transition pénible. Et puis, au bout de quatre mois de mariage, la voilà enceinte, et non pas séparée de son nouveau milieu, tant s'en faut, mais préoccupée davantage d'elle-même et devenue presque sans frais intéressante à son nouveau milieu. Nombre de femmes, amoureuses de la maternité, deviennent aussitôt pour elle des amies, la viennent voir hors des « jours », lui prodiguent les conseils, lui narrent surtout leur propre histoire, les péripéties de leurs accouchements, la biographie de leurs enfants et les vicissitudes de leur vie conjugale. En deux semaines, Élise fut plus renseignée sur toutes choses qu'elle ne l'eût été à continuer de fréquenter restaurants, théâtres, Montmartre et même le monde. Car beaucoup d'hypocrisies tombent spontanément entre femmes qui s'entretiennent du fruit de leurs entrailles.
Élise eut un fils. On revit, à l'occasion de cette naissance, une grande partie des membres de la famille, qui, de tous les points de la France de l'Ouest, accoururent entendre le marmot gémir sur les fonts baptismaux de Saint-Augustin.
Il n'y avait pas une grande différence, c'est entendu, entre le monde qu'Élise voyait à Paris et celui qu'elle avait connu à Granville ; et cependant, quand elle revit les membres de sa famille, elle les jugea aussi surannés, anciens et décrépits que le manoir de Saint-Pair. Elle jugea Granville fort éloigné dans l'espace et les fameux divertissements du Casino tout à fait primitifs. Ces gens, et leurs souvenirs ne laissaient pas d'être gentils, oui, mais quelque chose, — en vérité, savait-elle quoi? — les séparait d'elle. Parmi ses parents, quelques-uns la trouvèrent distante et un peu fière.
Moins d'un an plus tard, tous ces bons, fidèles et cérémonieux parents de province revenaient au boulevard Malesherbes et aussi, hélas! à Saint-Augustin : c'était pour les obsèques du pauvre petit, mort de la diphtérie, mal contre quoi, alors, on luttait peu efficacement. La jeune mère n'était plus cette fois, ni distante, ni fière ; elle était abîmée, anéantie ; elle maudissait Paris qui lui avait pris son enfant. Si son enfant eût vécu sur la plage et non dans la poussière des squares, il vivrait, affirmait-elle ; et elle conçut un tel dépit et demeura dans un désespoir si grand qu'il apparut à tous qu'elle n'éprouvait pas pour son mari une tendresse suffisante à y puiser un réconfort. Elle donnait l'impression que, son enfant disparu, il ne lui restait aucun motif de vivre.
Ni sa sœur aînée, madame de Vamiraud, ni ses deux frères, qu'elle aimait tendrement, dont l'un était à Polytechnique et l'autre sous-lieutenant à Vincennes, ni les amies qu'elle s'était faites, ne furent de taille à la tirer de la prostration où elle gisait. Une seule chose l'émut.
Elle remarqua un jour que son mari tirait de la poche de sa jaquette, parmi d'autres papiers, une lettre dont elle avait déjà vu l'écriture dans le courrier. Simple observation due à ce qu'Élise avait la vue bonne. Mais, à quelque temps de là, son mari, en retard pour l'heure du dîner, reçut plusieurs jours de suite un télégramme qui demeura dans l'antichambre, sur le plateau d'argent, et qu'elle voyait, malgré elle, en allant épier dans l'escalier les pas du retardataire. Un soir que, sans l'avoir avertie, son mari l'avait laissée dîner seule, le télégramme arriva ne portant ni mention « Monsieur » ni mention « Madame », mais seulement le nom « Destroyer ». Elle se crut autorisée à l'ouvrir, et elle lut : « Impossible supporter délaissement. T'attends en vain depuis cinq jours. Je sais tout. Baisers quand même. Renée. » C'était clair. Elle surprenait qu'elle était trahie par son mari en apprenant que son mari trahissait une maîtresse.
Elle ne dit rien. Son mari ayant risqué une tentative d'explication, elle la repoussa. Elle fit faire ses malles et partit pour Granville, sous prétexte que les médecins lui ordonnaient l'air natal et le repos.
Évidemment, tout portait à croire que, jusqu'à présent, Élise n'avait pas éprouvé de passion pour son mari ; mais son éducation, les mœurs auxquelles elle appartenait, l'obligeaient à tenir la trahison comme un impardonnable manquement, une offense capitale. Son union étant, en fait, sans amour, et toute conventionnelle, le premier accroc fait à la convention ne laissait rien subsister. La trahison, au lieu d'être un drame qui a une période aiguë et une fin, était dans son esprit une annulation. L'habitude, qui dans le ménage tient lieu de tant de sentiments, n'avait pas encore été contractée ; l'enfant, qui est entre époux indifférents l'un à l'autre un lien si ferme, avait disparu. A son mari, plus rien ne rattachait Élise, en vérité, plus rien.
Si elle eût parlé avec une mère intelligente ou un homme éclairé, elle eût reconnu sans doute qu'en dépit de tout il demeurait entre son mari et elle quelque chose ; elle avait de la religion et un attachement aux coutumes plus profond qu'elle ne le croyait ; mais elle ne parla pas à sa mère ; elle n'avoua rien à un confesseur parce qu'elle n'avait pas de faute à se reprocher ; et elle ne possédait qu'un ami sûr, un compagnon d'enfance, de quelque quinze ans plus âgé qu'elle, qu'elle appelait Jean-Marie, mais qui précisément n'avait jamais pu souffrir M. Destroyer.
A Granville, autour d'elle, on eut tôt fait de remarquer la rareté de la correspondance entre elle et son mari. Il lui arriva maintes fois de dire : « Mais si! j'ai reçu une lettre… hier… J'ai écrit quatre pages tantôt à la salle de lecture… » alors que ce n'était pas vrai.
Et elle reprit insensiblement sa vie de jeune fille. On la vit, les jours de marché, les coudes appuyés à la fenêtre sur la place. Elle adressait des bonjours à ses vieilles amies les maraîchères ; elle réentendait avec mélancolie leur caquetage, leurs marchandages et leurs disputes ; et le soir, en tombant sur ces bonnets blancs et sur ces détritus, le soir ramenant le silence et les souvenirs de jeunesse, lui faisait parfois chavirer le cœur et verser des larmes. A cette fenêtre, en écoutant ces bruits, en respirant ces odeurs, elle avait conçu toutes les espérances. Ah! les espérances folles d'une tête de dix-sept ans! Image insensée et merveilleuse du monde! création poétique! féerie! jeune homme adorable, amours éperdues, baisers sans fin, beauté, bonheur!… A vingt ans, elle revenait déjà là, jeune mère endeuillée, tous songes d'amour à jamais interdits.
Dès le mois de juin, le Casino commença de se ranimer. Élise ne parut pas, bien entendu, à la salle de bal, où d'ailleurs, en attendant l'orchestre d'été, un médiocre piano tenu par une femme se bornait à distraire les quelques jeunes filles de l'endroit ; mais, l'après-midi, sur la terrasse, avec un petit ouvrage de main, à la salle de lecture, où toujours quelque flaneur se balançait dans le rocking-chair d'impérissable mémoire, on voyait la jeune madame Destroyer plus charmante que jamais en ses sombres vêtements et en sa tristesse. Le noir exaltait la lumière de ses cheveux blonds, et sa tristesse lui donnait, semblait-il, ce qui lui avait peut-être manqué pour qu'elle fût belle. On l'abordait avec ménagement et respect. Les jeunes filles, ses anciennes amies, l'ennuyaient en l'entretenant de M. Destroyer ; les jeunes gens, les officiers, bien qu'ils la trouvassent exquise, ne faisaient pas auprès d'elle de très longues stations, écartés par la contrainte que commandait son malheur récent. Son « vieil ami » Jean-Marie, qui l'avait fait sauter jadis sur ses genoux, alors qu'il avait, lui, quelque dix-sept ans, fit seul exception ; il se plaisait en la compagnie d'Élise ; il évoquait avec elle des souvenirs qui déjà paraissaient très anciens ; et il ne parlait pas de M. Destroyer.
Quand madame de La Hotte eut vent du désaccord existant entre Élise et son mari, ce fut un désespoir au prix de quoi la douleur résignée d'Élise était peu. Quels griefs la malheureuse articulait-elle? Elle n'en précisait aucun ; elle négligeait même de dire qu'il l'avait trompée, tant, pour elle, ce grief, s'il avait été la cause déterminante de son départ, était maigre cause de l'état de tiédeur qui l'écœurait. A sa mère, à son père, à ses frères et à sa sœur aînée qui la pressaient de leurs questions : « Mais que t'a-t-il fait?… Qu'as-tu à lui reprocher?… » elle répondait : « Rien… rien… » Aucun d'eux ne comprenait que ce « rien » était pire cent fois que le fait qu'elle eût pu citer. « Rien… rien… » cela signifiait qu'elle ne l'aimait pas, ne l'avait jamais aimé, ne l'aimerait jamais. Le fait précis, comme elle l'eût accepté, avec une pieuse et silencieuse résignation, si elle eût aimé! Le fait précis, elle dut pourtant le dire pour avoir la paix. Alors, tous comprirent, s'indignèrent, et donnèrent à Élise leur compassion, non pas tant en raison de l'horreur que le fait lui-même inspirait, mais parce que « le fait » était intervenu si tôt. Chacun, en ses doléances, faisait allusion à une époque si proche du mariage!
— Oh! disait Élise, est-ce que plus tard c'eût été mieux?
— On aurait pu, du moins, croire à quelques années de sincérité!…
— De la sincérité? soupirait Élise. Qui sait? Il a peut-être essayé, comme moi-même, d'en avoir…
— C'est donc vrai? s'écriait la sœur aînée, tu ne l'aimais pas! Mais pourquoi l'as-tu épousé?
— Est-ce que je sais? faisait la malheureuse Élise. Maman, elle, l'aimait tant!…
En effet madame de La Hotte ne concevait pas encore, malgré tout, que sa fille n'eût pas été éprise, éperdument, d'un si bel homme.
— Quant à elle, elle lui eût tout pardonné, disait-elle.
— Ton père m'a trompée, disait madame de La Hotte en un besoin de confidence : je lui ai pardonné… Je le voyais, par cette fenêtre : il allait me tromper ; je le revoyais par cette fenêtre : il venait de me tromper! Je le regardais marcher : il était tellement bel homme!… Tout ça est fini, bien fini, ajoutait-elle… Mais si j'étais partie quand il a été infidèle, vous ne seriez pas là!…
— Mais, ma pauvre maman, disait la fille aînée, Élise n'aime pas son mari! Avant de l'épouser, souviens-toi, elle le trouvait ridicule.
— Et elle trouvait Piédoie charmant! Ah! Élise a de singuliers goûts!
Somme toute, les premiers moments d'indignation passés, la commisération épuisée, et dans une famille où il ne fallait pas songer au divorce, on commençait secrètement à ne soutenir que mollement Élise. « Monsieur Destroyer, disait son père, avait une très belle situation… »
La situation de M. Destroyer était si absorbante qu'elle ne lui permettait pas de s'éloigner du centre de ses affaires. Il n'était pas à Paris, affirmait Élise. Il était dans la Loire, à ses usines. Il ne vint à Granville que quarante-huit heures, au fort de la saison, et pour sauver la face des choses. Les jeunes filles le jugeaient beaucoup moins bien, depuis qu'il était marié. Mais madame de La Hotte, en le contemplant, d'une figure attendrie, pensait : « Il est impossible qu'Élise ne se réconcilie pas avec cet homme-là! »
Et toute la famille, à qui mieux mieux, de s'employer à cette réconciliation. On le faisait d'une façon hâtive et maladroite. Élise subissait chaque assaut d'un œil distrait et sans seulement répondre.
Elle montra un visage plus chagrin que de coutume, après le départ de son mari. Les optimistes en augurèrent bien. Ils concluaient qu'elle n'était pas détachée de lui. Ne regrettait-elle pas de n'avoir pas signé une paix définitive?
Elle s'irritait. Entre autres sujets propres à produire l'exaspération, elle avait sa sœur, madame de Vamiraud, toujours éperdument éprise, elle, de son époux, et qui ne pouvait se tenir de parler d'amour et de narrer ses félicités. Attitude peu généreuse envers une infortunée, de cela précisément dépourvue. Mais il y avait eu toujours quelque rivalité entre les deux sœurs. Marie avait le privilège d'être l'aînée ; mais Élise passait pour plus jolie, mieux faite, et, de l'avis de certains, plus intelligente. Marie triomphait, et faisait valoir, sans aucun ménagement, sa chance.
Le soir, à cause de la grande chaleur d'août, et bien qu'elle n'entrât pas à la salle de danse, Élise allait s'asseoir sur la terrasse du Casino, où la brise de mer était caressante. Et là, dans l'ombre, souvent seule, Élise, le cou abrité par un voile de gaze noire, rêvait.
La mer au loin déroulait ses soieries, ou bien, sur les galets de la plage, déferlait en lançant jusque très haut de fines gouttelettes d'embrun ; de gros rocs sombres supportant la vieille ville s'allongeaient sous les remparts ; le ciel d'été était criblé d'étoiles ; ces immensités, cette mélancolie, ces bruits si charmants et si graves, et, par contraste, la musique aux lumières, tantôt vulgaire, tantôt ensorcelante, les parfums provenant des femmes, et cette réunion enfin de jeunesse heureuse, oublieuse, abandonnée à l'étourdissement, ne pouvaient être sans effet sur un cœur de jeune femme.
Madame de Vamiraud, toute moite d'avoir dansé un « boston idéal », disait-elle, avec le petit Descouzergues, qui était meilleur danseur encore que son mari, venait tenir compagnie à sa sœur. Et là, dans l'encoignure de cette terrasse, les coudes appuyés à la balustrade de bois, la gorge offerte aux câlineries du vent marin, elle parlait comme font les femmes qui croient avoir domestiqué la poésie parce que leur chair est satisfaite.
Enivrement nocturne ; entretiens dits philosophiques, et éperdus, sur l'infini ; roucoulements à propos de la pluralité possible des mondes habités ; pot-pourri de tous les grands noms de la musique au sujet des bruits de la mer ; aspirations à l'au-delà ; théosophie et spiritisme innocemment mêlés ; désincarnation, réincarnation, migration dans les astres ; Camille Flammarion, Sar Péladan, et jusque même fragments profanés de Pascal ; puis, soudain, rappel d'une rosserie, d'un potin ramassé par la traîne sur le parquet de la salle de danse ; à bout de souffle, enfin, le grand secours : l'obsession du mot et des choses de l'amour. Telle était la matière des éloquents épanchements de Marie.
Une pensée charitable, et commandée d'ailleurs par leur commune mère, relevait le finale du discours adressé par madame de Vamiraud à sa sœur Élise : ramener par d'adroits détours l'infortunée à son mari. Et alors, c'était le tumulte des confidences, l'aveu habilement ménagé, rendu sensationnel, que toutes les belles choses auxquelles on vient de faire allusion sont méprisables si on les compare à la seule volupté de rentrer dans sa chambre, le bougeoir à la main, derrière les pas de l'homme aimé. Des chuchotements alors : allusion au bougeoir posé au hasard, sur la cheminée, sur la commode ou sur un pouf : et l'on est tombée, toute chaude et parfumée, entre les bras du chéri!…
— Tu m'agaces, disait Élise, avec tes histoires et ton bougeoir et ton chéri!…
— Ah! ma chère, c'est que tu ne sais pas!… Non, en vérité, tu me fais l'effet d'être encore une jeune fille…
— Eh bien, en ce cas, parle-moi comme à une jeune fille, c'est tout ce que je te demande.
— Ma pauvre Élise, ce n'est pas seulement moi qui le dis : tu gâcheras toute ta vie, à plaisir! Mais tu ne sais donc pas ce que c'est que des baisers?
— J'ai eu un enfant. Tu n'en as pas eu. Il ne m'est pas venu par l'oreille.
— Eh bien! moi, à ta place, sais-tu ce que je ferais? Je recommencerais.
— On t'appelle, Marie. Va danser. Ne te prive pas pour moi.
Le cas d'Élise n'était pas sans préoccuper la famille. Lorsque Élise avait le dos tourné, on s'entretenait aussitôt d'elle. A son âge, demeurer comme une veuve, était-ce possible? Tant qu'elle semblait se remettre à Granville du chagrin causé par la perte de son enfant, c'est-à-dire tant qu'elle était en convalescence pour ainsi dire, passe encore! Mais à la rentrée, et l'hiver prochain, qu'allait dire l'opinion publique? Comment faire admettre que madame Destroyer ne rejoignait pas son mari? Madame de Vamiraud prétendait avoir avec elle longuement causé et « à cœur ouvert » ; et son opinion était que la pauvre Élise appartenait au groupe de ces femmes particulièrement mal favorisées du sort, et qui, disait-elle, « n'ont ni cœur ni sens » :
— Je ne prétends pas qu'Élise soit dépourvue de sentiments, loin de là ; mais elle est atteinte de ce qu'on appelle l'impuissance d'aimer… Elle n'a jamais aimé son mari ; elle ne l'aimait pas avant qu'il l'eût trahie… Eh! mon Dieu! qui sait si la trahison du mari ne provient pas de l'inaptitude de la femme?… Les hommes sont comme nous : ils aiment à être aimés.
L'opinion de la sœur aînée trouvait créance chez madame de La Hotte pour qui n'avoir pas aimé un M. Destroyer constituait un phénomène monstrueux, incompréhensible. Et, par contre, on rappelait l'épisode du lieutenant Piédoie.
— Une plaisanterie! lui répliquait-on de toutes parts, une amourette de pensionnaire, une illusion de petite oie blanche!
— Le fait est, disait madame de La Hotte, que ce garçon était bien peu distingué.
La distinction, la beauté, — du moins selon un type convenu, — et l'amour s'unissaient indissolublement dans l'esprit de madame de La Hotte.
L'époque de la rentrée arriva ; madame de Vamiraud regagna Paris ; l'automne s'écoula ; puis vint l'hiver. Élise ne donna pas signe qu'elle entendît s'éloigner de la maison paternelle.
Elle passait pour être tellement « nerveuse » que personne n'osait s'aventurer à lui parler de sa situation. On la tenait pour malade. Le médecin de la famille adopta volontiers la thèse que le climat de Paris était funeste à l'ex-mademoiselle de La Hotte, de qui la double ascendance avait vécu sur les côtes de la Manche. En moins de six mois, après quelques convulsions de l'opinion touchant le cas de madame Destroyer, la soumission générale des esprits était accomplie : Élise vivait près de ses parents et non avec son mari. L'exception à la règle commune avait presque cessé d'être intéressante.
Le séjour à Granville, il le fallait reconnaître, était favorable à la jeune femme éprouvée, qui, aux yeux de tous, recouvrait ce que l'on appelle « de l'embonpoint et des couleurs ». Élise menait une vie en tous points conforme à celle de son enfance ; elle était environnée des mêmes visages ; comme à douze ans, elle ne parlait que fort peu à son père toujours adonné aux mêmes occupations ; elle répondait par des phrases courtes à madame de La Hotte ; et de tout temps elle s'était volontiers entendue avec la vieille bonne, Jeannette, ou avec M. Le Coûtre, lui, comme à ses quinze ans, ami des bateaux et de la mer, mais maintenant armateur de son métier.
C'est à M. Le Coûtre, familièrement appelé Jean-Marie, qu'on s'en rapportait, chez les La Hotte, d'abord pour les pronostics du beau et du mauvais temps, et c'est lui qu'on interrogeait sur l'heure des marées, dont nul n'avait d'ailleurs absolument que faire. Par de minimes services de cet ordre, la plupart du temps inutiles, mais assidûment rendus, de fortes amitiés se nouent. Élise avait, toute sa vie, été accoutumée à tenir son « vieil ami » comme l'homme indispensable. Par le « vieil ami », toute la famille de La Hotte était informée, chaque jour, des choses de la ville, du port, de la mer, des îles Chausey, et aussi de Jersey, dont M. Le Coûtre faisait fréquemment la traversée.
Une ou deux personnes se joignaient avec ponctualité à ces réunions du soir autour de la lampe. On jouait aux cartes, aux dominos, au jacquet. Les fêtes du jour de l'An passées, M. Le Coûtre partait pour Paris, où il avait aussi un domicile, et des affaires.
Ce n'était ni gai ni intolérable ; la parfaite régularité des actions, même ennuyeuses, en rend presque doux le retour. Et Élise se portait bien.
A la fin des vacances de Pâques, — qui tombait tard cette année-là, — quand elle annonça qu'elle avait l'intention de rentrer à Paris, la joie de la nouvelle fut presque mitigée par l'étonnement. Néanmoins on ne pouvait qu'approuver une détermination conforme aux exigences du bon ordre. En conduisant Élise ainsi que la vieille Jeannette à la gare, on était de fort bonne humeur, et madame de La Hotte se permit une plaisanterie : comme M. Le Coûtre, venu pour huit jours, prenait, en s'en retournant, le même train qu'Élise, la maman dit à l'armateur :
— Ne la compromettez pas!
Ce qui fit simplement sourire.