Élise
III
Élise était accompagnée, dans son voyage, par sa vieille bonne, Jeannette, une honnête et dévouée Normande, qui ne l'avait jamais quittée. Jeannette, bien entendu, n'ignorait rien de la mésentente du ménage ; elle en concevait, en femme d'âge, attachée à la famille et à toutes les coutumes traditionnelles, un chagrin cuisant, mais se fût fait couper en petits morceaux plutôt que d'en dire mot. Élise ne lui expliqua point, durant le trajet de Granville à Paris, pourquoi elle réintégrait le domicile conjugal. Jeannette s'étonnait que sa maîtresse le fît sans qu'aucun motif apparent déterminât une résolution si grave. Monsieur n'était pas venu voir Madame depuis plus de trois mois, et on savait que Monsieur écrivait rarement à Madame ; les télégrammes qu'il envoyait, ils traînaient partout ; chacun pouvait les lire, et par eux Jeannette savait que Monsieur était actuellement dans la Loire. Était-ce à cause de cela que Madame avait l'air si tranquille et même d'une si parfaite bonne humeur?
Lorsque, dès le lendemain de l'arrivée au boulevard Malesherbes, Jeannette se disposa à défaire les grosses malles, Élise l'interrompit, l'appela dans la chambre où elle avait passé la nuit, et s'y enferma avec elle.
— Ma bonne Jeannette, lui dit-elle, j'ai du nouveau. Je te le confie à toi ; je ne l'ai confié à personne…
La vieille servante s'inquiéta.
— A personne, Jeannette. Et tu ne le rediras à personne, pas même à maman, surtout pas à maman, entends-tu?
— Madame me fait peur.
— N'aie pas peur, Jeannette. Je vais être heureuse.
— Madame est réconciliée avec Monsieur! Madame repart, comme qui dirait, en voyage de noces?…
— Non. Je vais habiter ailleurs, tout uniment. Tu vas m'emballer ici tout ce qui est à moi, et nous allons faire un petit déménagement.
Jeannette s'effondra ; et elle était au comble de la stupeur :
— Madame serait séparée de Monsieur?… divorcée, comme ils disent?…
— Tu n'y penses pas : ce n'est pas possible! Papa et maman en mourraient… Et ma sœur, et mes frères?… Quelle affaire!… Non : je m'en vais habiter ailleurs, ni plus ni moins.
— Et où ça?
— Tu le verras. Tu feras bientôt appeler un fiacre, nous mettrons une première malle dessus, et en un quart d'heure nous serons chez nous.
— Chez nous? Madame ne va pas habiter toute seule?… Madame va chez madame de Vamiraud!
— Oh! non!
— Madame va habiter avec un de ses frères, alors?
— Non.
— Madame ne peut pas habiter seule, à l'âge et avec la figure qu'elle a. Les cancans auraient beau jeu!
— Je me moque des cancans. Jeannette, je veux être heureuse, et j'irai habiter où il me plaît, comme il me plaît.
Jeannette hochait la tête ; elle ne pressentait là-dessous rien de bon. Élise lui posa un doigt sur la manche et dit :
— Écoute, Jeannette… Oui, tout ça est difficile à comprendre pour toi ; mais j'ai besoin de savoir : est-ce que tu viendras avec moi?
— Pourquoi est-ce que Madame me pose une pareille question? Est-ce que j'ai jamais vécu sans Madame depuis que Madame est au monde? Pourquoi est-ce que j'abandonnerais Madame?… Où c'est-il que je pourrais aller sans Madame?
— Oui, je connais ton dévoûment, Jeannette, mais enfin, je te disais tout à l'heure que je me moquais du qu'en-dira-t-on : te sens-tu de force à le mépriser comme moi?
— Un faux pas est vite fait quand l'âge tourmente et qu'on a du sang!…
— Tu ne craignais donc que les commérages! Mais tu avais ta conscience. Tu crois en Dieu?
— Le bon Dieu est loin ; les commères aux portes. Il a de l'indulgence encore, Lui ; mais non pas elles…
— En province, admettons ; mais à Paris, quand on veut ne plus connaître personne?
— Madame compte ne plus connaître personne?… Madame ne veut pas courir à sa perte?…
— Allons! tu prends tout au tragique, ma bonne Jeannette ; on voit bien que tu n'es plus une jeunesse. Moi, c'est drôle, je n'ai peur de rien ; je romps avec tout le monde ; je vais habiter, toute seule, un petit appartement de rien du tout. Plus de visites, plus de dîners ; la liberté complète. Honni soit qui mal y pense!
— Madame est jeune, elle, comme elle dit. Oh! oui! Madame est jeune, Madame ne sait pas ce qu'elle fait. Madame veut-elle me permettre de lui dire ce qu'elle fait? Je supplie Madame de faire appel à toute ma vie de dévoûment à elle et à sa famille pour me passer la liberté que je prends en lui disant un pareil mot?…
— Mais, quel mot? ma pauvre Jeannette, dis-le, dis-le ; oui, je te le pardonne d'avance.
— Le voilà, Madame! Je me perds peut-être en le disant : Madame fait une inconséquence.
Élise éclata de rire. Puis elle embrassa sa vieille bonne.
— Ah! tu es une brave femme, va, toi! Je peux partir, renoncer à tous… Un être comme toi, cela me suffit.
Jeannette se retira de trois pas. Elle devint sombre, et il sembla que tout ce qu'elle avait redouté jusque-là ne fût rien auprès de ce qui lui apparaissait.
— Madame me cache quelque chose… Madame ne va pas vivre toute seule et dans un désert… Il y a des choses possibles ; il y en a qui ne se peuvent pas…
— Eh bien! Jeannette, et quand je ne serais ni tout à fait seule, ni dans un désert?…
Jeannette sentit les jambes lui manquer. Elle aurait voulu s'asseoir, mais elle ne l'osait faire devant sa maîtresse.
Elle se traînait, s'agrippant aux meubles :
— Madame ne m'a pas tout dit! Madame a… une affection!…
— Il m'aime et je l'aime, Jeannette! Nous ne pouvons pas nous épouser ; je t'ai dit que le divorce m'est interdit.
Jeannette n'eut pas une seconde d'hésitation :
— J'aiderai Madame pour son déménagement, dit-elle ; mais Madame voudra bien chercher une autre personne pour son service.
— C'est bon, Jeannette, c'est tout ce que je désirais savoir.
Élise s'employa avec un calme presque tragique à la confection de ses paquets, petits et grands. On eût juré qu'elle procédait aux préparatifs d'un voyage désiré. Ce qui lui rappelait son enfant, seul, projetait une ombre sur son visage ; mais elle empaquetait l'objet ; ce souvenir cher la suivait. Et de distraire cent menus objets de ceux qui lui semblaient un prolongement de l'homme à la raie la rassérénait, la libérait. Devant un crucifix en vieil ivoire, qui lui venait de sa famille et qu'elle avait placé à la tête du lit conjugal, elle s'arrêta et hésita ; elle subit une gêne imprévue à ce point qu'elle tomba assise sur un siège bas, au pied du lit. Le crucifix était à elle, après tout : pourquoi ne l'enlèverait-elle pas? Mais la pensée se présenta : « Où le mettrai-je là-bas? » En une place identique? Non. Ailleurs?… Elle réfléchit à des conséquences sur lesquelles elle n'avait pas délibéré ; puis elle chassa ses réflexions, se releva, laissa le crucifix à la place où il était, et continua son paquetage. Jeannette l'aidait, comme elle l'avait dit ; mais Jeannette était transformée, bougonne et triste, essuyant par moments une ride humide. Élise lui dit :
— Jeannette, tu ne t'accoutumeras pas à vivre sans moi. Viens avec moi.
— Mon plan est fait, dit Jeannette ; je m'en vais à Ecquevilly, chez mon fils…
— Qui est alcoolique et si mauvais coucheur! qui te battra comme sa femme!…
— Je me dirai que c'est là ma place…
— Pourquoi ne retournerais-tu pas à Granville, chez maman? Elle te garderait volontiers.
Jeannette laissa tomber ses bras comme si on lui posait une question monstrueuse. Et elle cherchait que répondre.
— Rentrer chez Madame!… Madame n'y pense pas!
Elle se sentait salie à jamais d'avoir vu seulement son Élise sortir du chemin commun. Si elle l'assistait en ces maudits préparatifs, c'était bien en vertu d'un grand et long amour. Mais avoir à raconter à madame de La Hotte ce qu'elle avait vu? Non, elle préférait avoir les os rompus par son soudard de fils. Elle empoigna le crucifix, elle ; elle l'enveloppa soigneusement et le coucha dans une malle. Élise la regardait faire. Quand la vieille eut le dos tourné, Élise alla retirer l'ivoire enveloppé et le déposa dans un placard vide, en rougissant comme lorsqu'elle était petite et se cachait pour un mauvais coup. Puis, quand ce fut fini, Jeannette héla, du balcon, plusieurs de ces fiacres maraudeurs qui allaient si lentement sur le boulevard ; et Élise, toute seule, s'installa dans l'un d'eux en disant adieu à Jeannette et au concierge.
— Madame a bien laissé son adresse? demanda celui-ci.
— Jeannette vous dira.
Mais Jeannette ignorait l'adresse. Élise la confia au cocher, et elle fit signe aux autres de prendre la suite.
Cahin-caha, les trois fiacres découverts descendirent le boulevard Malesherbes jusqu'à la Madeleine, prirent la rue Royale et la rue de Rivoli. On passa devant l'église Saint-Germain-l'Auxerrois. Élise eut encore une idée imprévue. Elle pensa, en femme accoutumée aux pratiques pieuses : « C'est là ma nouvelle paroisse », et l'ancienne élève forte en histoire se rappela une parole de son professeur qui l'avait toujours frappée : « Aux premiers siècles, ceux qui n'avaient pas reçu le baptême n'étaient pas admis à pénétrer dans la nef et demeuraient hors de l'église pendant les offices. » Et elle se vit sur cette place, sous la pluie. Est-ce qu'elle n'avait pas reçu le baptême?…
L'appartement retenu pour elle par les soins de M. Le Coûtre était situé quai du Louvre. Elle pénétra dans sa nouvelle demeure par un corridor long et sombre qui s'ouvrait entre des volières d'oiseaux. Elle n'avait vu, en arrivant, que cages, que grainages, que volettement d'ailes multicolores ; et un pépiement âcre, aigu et joyeux l'avait accueillie à la descente du fiacre : le bruit du cours Jonville à l'aube, les matins de bals, ou celui du coucher du soleil dans les vieux arbres de Saint-Pair.
Elle entra dans le corridor long et obscur, toute seule, sans domestique, car elle avait ingénument compté sur Jeannette ; et M. Le Coûtre, par une sorte de décence assez saugrenue, mais ordinaire aux personnes qui n'ont pas coutume de violer les usages reçus, ne devait que plus tard venir voir Élise, en ami. La concierge, nommée madame Courvoisier, à l'aspect de l'âge, de la toilette et de tout cet air de bon aloi qu'Élise répandait, était dévorée de curiosité. Elle comprit aussitôt qu'elle n'avait pas affaire à une femme ordinaire. Mais qui était sa nouvelle locataire? Pour une jeune femme si bien mise, l'appartement du quai du Louvre était trop modeste. Un revers de fortune? Mais toute seule atteinte? sans mari, ni parents?… Le monsieur qui avait retenu l'appartement « pour une dame seule », qui était-il par rapport à elle? Énigmes difficiles à résoudre et qui tourmentaient d'autant plus madame Courvoisier, que la nouvelle locataire ne se montrait pas prodigue en paroles confidentielles. La concierge s'appliqua à la gagner par ses prévenances. Elle promit de lui monter à dîner, de lui procurer une femme de ménage. Elle déballa elle-même ce qui était immédiatement nécessaire. Mais devant les malles béantes, dans cette chambre si médiocre, au sol carrelé, encore sans tapis, aux parois toutes nues, Élise fut prise soudain d'un accès de mélancolie. Elle laissa tout, malles et concierge, et s'en fut s'accouder à la fenêtre qui donnait sur le quai.
C'était un jour ordinaire ; une agitation bruyante rendait mouvants à ses yeux et le trottoir aux oiseaux, et la chaussée, et l'autre trottoir, sous les arbres, où toutefois quelques flâneurs semblaient s'endormir en regardant le fleuve. Voitures, tramways, trains de péniches, remorqueurs sifflants, cochers à voix rauque, vacarme dans les cages où l'on discernait la note aiguë des pinsons et les interjections des perroquets terminées sur une note trop humaine. L'air poussiéreux contenait un mélange des odeurs les plus variées ; une impression agréable provenait du feuillage neuf, incomplet encore et frissonnant des peupliers ; infiniment plus frais que les vieux ormes du cours Jonville, ils semblaient sourire d'aise parce que leur pied baignait dans la rivière. Sous leurs jeunes frondaisons reposantes, on voyait doucement avancer les chalands, grosses masses que seul un homme, à la barre, animait. Et chacun d'eux était orné de quatre pots de géraniums ou de fuchsias.
Élise demeura là longtemps, laissant flotter son rêve au gré du lent mouvement aperçu à travers les feuilles. Maintenant qu'elle avait accompli un acte dont le caractère insolite et l'importance la confondaient elle-même, elle éprouvait le besoin d'un repos sans fin. Mais, en même temps, le repos dans la solitude absolue lui semblait pire que la mort, et quand elle se retourna vers la pièce en désordre, vit les malles et valises, les unes défaites, les autres closes et ficelées, un étourdissement la jeta toute vêtue sur son lit, et elle s'endormit profondément jusqu'au crépuscule.
Elle eut alors le plus affreux réveil de sa vie. Le lieu où elle était lui parut sinistre ; les bruits inusités du dehors évoquaient une contrée étrangère, une autre planète même, pensa-t-elle, où elle avait peut-être émigré, seule de son espèce, seule à jamais. A aucun moment passé elle ne s'était sentie si seule, ni lorsqu'elle s'était trouvée chez son mari, sans amour ; ni quand elle avait perdu son pauvre petit enfant ; ni quand elle avait acquis l'assurance que son mari la trompait doublement ; ni lorsque, à Granville, environnée d'une famille qui ne comprenait rien de sa pensée ni de son état, elle avait dû cacher l'une et l'autre à tout le monde ; non, non, jamais elle n'avait eu jusqu'ici l'impression de la solitude.
Pourtant elle avait presque toujours vécu au milieu d'êtres étrangers à son âme et très ignorants de ce qu'il y avait d'essentiel en elle-même. Or, tout au contraire, elle venait dans cette chambre se réfugier pour attendre le seul homme qui l'eût vraiment environnée de tendresse, le seul homme qu'elle aimât. Et ne fallait-il pas qu'elle l'aimât pour être ici à l'attendre? Il viendrait demain. Elle l'aimait. C'était lui qui avait choisi cet appartement pour elle. Il avait choisi l'appartement modeste, parce qu'il vivait modestement lui-même, et puis que savait-il, et que savait Élise elle-même sur l'état prochain de sa fortune? Pourquoi n'éprouvait-elle aucune complaisance pour cet appartement? Une nuit à attendre l'ami, qu'était-ce, en comparaison de tant de nuits passées dans une chambre voisine de celle d'un mari indifférent, ou de tant de nuits, dans sa famille, entre une mère si peu intelligente, cause inconsciente de son malheur, et une sœur dont la stupidité l'exaspérait? Pourtant, ni à Granville, ni au boulevard Malesherbes, elle n'avait éprouvé quoi que ce fût de comparable. Ce soir, au quai du Louvre, elle se sentait perdue. Jamais elle n'avait accompli un acte plus libre, jamais fait un pas plus délibéré, mieux voulu ni plus longuement prémédité ; jamais elle n'avait été poussée d'un élan plus indépendant vers un être. Il ne lui semblait pas qu'elle laissât rien d'elle au mari qu'elle quittait, et, s'il ne lui seyait pas certes de contrister gravement sa famille, qu'était-ce que cette contrariété pour une femme amoureuse qui se donnait de plein cœur à l'homme qui la désirait et qu'elle voulait?
Cependant, elle se sentait perdue. Pourquoi?
Vers huit heures, madame Courvoisier ouvrit la porte, et le fumet, d'ailleurs appétissant, du potage, se répandit dans la pièce en désordre.
— Où c'est-il que je vais poser mon dîner? On se croirait ici à la consigne, rapport aux bagages! Ne manquent que les employés de l'octroi. Madame aurait bien dû me laisser au moins déballer ses affaires de nuit. Madame est « éclassée », je le vois bien ; je parie que Madame aura passé la nuit dans ces maudits chemins de fer… J'ai fait une gibelotte de lapin : c'est le régal de Courvoisier, et de bien d'autres : Madame ne sait pas qu'un de ces messieurs du journal qu'est situé juste par derrière, attiré par l'odeur, est venu un soir me demander la permission, et moyennant rétribution, bien entendu, de s'asseoir à notre table… Ah! il y en a qui sont rigolos, chez ces journalistes, — et c'est des sérieux, ceux-là, qu'on assure. — Madame se reposera ; Madame peut compter sur une bonne nuit ; le voisinage de l'eau est calmant…
Et madame Courvoisier parlait toujours. Son bavardage ne distrayait aucunement Élise.
Un sombre nuage que balaie le vent du matin : il ne restait rien à Élise de son accablement lorsqu'elle s'éveilla avec l'aube, tout habillée, telle qu'elle s'était étendue la veille sur son lit, les persiennes étant demeurées grandes ouvertes. Elle alla à la fenêtre, où l'air frais faisait frémir les platanes et où le silence à peine troublé par quelques premiers pas, par un roulement de charrette à bras, l'étonna. Elle n'avait jamais vu ni respiré Paris de si bonne heure, et le quartier qu'elle habitait ne lui rappela plus du tout le Paris connu d'elle. Elle identifiait certains monuments, nommait des rues, n'ignorait pas la Seine ; et cependant elle se trouvait transportée en un lieu nouveau. La flèche aiguë de Notre-Dame perçait un ciel incertain, vaporeux, que l'on croyait tantôt lilas et tantôt rose ; la statue équestre d'Henri IV sur le Pont-Neuf, en face des deux charmants bâtiments Louis XIII, donnait un air vieille France au paysage ; le dôme du Panthéon, assis sur ses colonnes, commençait d'étinceler dans le lointain à gauche ; à l'opposé, la petite calotte de l'Institut restait grisonnante et tassée ; entre les cimes légères et mobiles des grands peupliers, l'hôtel des Monnaies était un palais, un peu solennel, étranger, glacial, tout en lignes, comme un beau dessin d'architecture ; sur tout cela un air moins guindé, plus sans façon, plus libre que les lieux habités jusque-là par elle. Non, en vérité, ni le profil de Saint-Augustin, ni les verdures du parc Monceau, ni les quinconces assombris du cours Jonville, ne lui avaient soufflé une si riche bouffée d'oxygène. Elle aspira ce vent léger avec enivrement ; et, ayant pensé que son ami viendrait la voir aujourd'hui même, elle arracha vite ses vêtements et se recoucha, d'un bond, comme une enfant, réfugiée contre l'image de cet homme puissant et protecteur qui lui plaisait, quasi grisée, d'avance, par un tourbillonnement de nouveautés.
Ce fut madame Courvoisier qui la réveilla en lui apportant un mot de M. Le Coûtre. Elle annonçait en même temps à sa nouvelle locataire qu'elle avait sous la main la femme de ménage indispensable : une fille peu chanceuse, nommée Mélanie, qui venait de déposer son enfant à la Maternité, une fille adroite de ses mains « comme une fée », et qui se présenterait, toute prête au travail, dans la matinée, pour faire au besoin le déjeuner de Madame. Mais M. Le Coûtre, par son télégramme, annonçait qu'il viendrait vers midi prendre Élise pour l'emmener au restaurant.
Élise fit sa toilette et s'habilla avec l'allégresse d'une pensionnaire un jour de sortie. Ah! qu'elle avait en elle de jeunesse contrainte! et quelle grâce inaccoutumée accompagnait le moindre de ses gestes dans cette chambre rudimentaire, au milieu de ces malles éventrées qui faisaient pousser des exclamations désespérées à madame Courvoisier et à Mélanie : « Où est-ce que Madame va loger toutes ses robes? Madame devrait prendre en sus le petit appartement du sixième, qui a une terrasse avec vue et tonnelle… Avec la vigne vierge et des volubilis, Madame serait là, sauf votre respect, comme une Mimi-Pinson!… »
Mélanie était une fille blonde, au nez épais et arrondi, mais ornée de cheveux qui projetaient une auréole étincelante autour de son front ; elle paraissait serviable, honnête, de cette honnêteté des êtres qui, ayant commis une faute, se reconnaissent humblement descendus d'un degré dans leur caste, ont perdu toute morgue, sont reconnaissants et comme confus qu'on veuille les employer, et plus dociles que les impeccables. Et il y avait entre elle et sa nouvelle maîtresse, dont la situation ambiguë était interprétée par madame Courvoisier comme le résultat d'une déchéance, quelque secrète connexité dont, au premier abord, s'incommoda Élise.
M. Le Coûtre arriva vers midi. C'était la première fois qu'il se trouvait seul à seule avec Élise. Mais il la respectait trop pour abuser de la circonstance, et il semblait avoir peur de tout, de madame Courvoisier, de Mélanie, des murs nouveaux, de la lumière et jusque d'Élise elle-même, qu'à vrai dire il était surpris de trouver là, n'ayant jamais tout à fait cru qu'elle prendrait une si grave détermination.
Il aimait Élise assurément. Sans cela eût-il endossé une pareille responsabilité? Mais il était à ce point troublé par l'aventure que son embarras paralysait tout épanchement et presque toute expression. S'il eût voulu être l'amant d'Élise, sur l'heure, elle se fût donnée à lui. Elle l'avait élu dans son cœur, plus solennellement, plus gravement qu'elle n'avait pris jadis, devant les autels, un époux. Ils s'étreignirent simplement les mains, avec émotion, avec tendresse. Elle était plus joyeuse que lui, parce qu'il pensait à plusieurs choses ; elle ne pensait qu'à une seule chose : qu'elle l'aimait.
Ensemble ils suivirent le quai, dans le calme relatif de midi passé, puis le Pont-Neuf. Et ils allèrent déjeuner au restaurant Lapérouse, où M. Le Coûtre avait retenu un cabinet. Élise ne s'informait seulement pas si elle allait déjeuner dans une salle commune ou à part. Elle ne s'effraya pas non plus lorsqu'elle se vit dans un cabinet, à part. Les yeux baissés, la mine discrète du maître d'hôtel, du sommelier, et du garçon, elle n'y prenait pas garde, parce que l'idée ne l'effleurait pas qu'elle fût en train de commettre ce qui s'appelle une escapade.
Quand ils furent seuls, M. Le Coûtre, assis en face d'elle, se leva et vint l'embrasser. Elle pâlit, et lui devint écarlate. Lui seul avait conscience de faire une chose irrégulière. Elle n'était agitée que d'amour. Il était un honnête homme. Elle n'était qu'une femme heureuse.
— Tant que votre salle à manger ne sera pas installée, lui dit-il, nous pourrons venir là…
— Mais, dit-elle ingénument, et chez vous?…
Il était stupéfait qu'elle lui parlât la première d'aller chez lui. Il ne l'avait connue qu'à Granville, environnée de sa famille, et il n'était pas accoutumé aux audaces des femmes innocentes.
— Chez moi! dit-il, mais, ma petite chère amie, quand je viens à Paris, je ne prends jamais mes repas chez moi. Je vais au restaurant ; c'est plus gai. Je viens ici, où je suis connu.
— On y est bien… Oh! quant à ma salle à manger, ce ne sera pas long : madame Courvoisier aidant, je pense que dès ce soir…
— Malheureusement, ce soir, je ne pourrai pas dîner avec vous, Élise…
Elle sentit son cœur chavirer et faire une chute. Comment! il ne dînerait pas avec elle, ce soir!… Le petit mot souvent si terrible : « déjà! » se formula sur ses lèvres. Elle ne le prononça pas ; elle ne dit rien, ou plus exactement ne dit que : « C'est dommage », ce qui n'était rien au prix de ce qu'elle eût voulu dire.
Il répliqua :
— Si vous voulez venir voir comment je suis logé, ce sera tantôt, n'est-ce pas? en sortant d'ici…
Et il se leva de nouveau pour venir l'embrasser.
Elle espérait qu'il lui dirait pourquoi il ne pouvait pas dîner avec elle, ce soir, le premier soir. Son mari lui donnait autrefois, au moins, toujours des raisons ; mais M. Le Coûtre n'en prit pas la peine.
Il n'était tenu à rien, en effet, à aucune formalité, à aucune convenance particulière. Elle piétinait avec lui les convenances et les formalités. Elle pénétrait aujourd'hui même dans la vie libre.
Il vit à quel point, malgré son silence, elle était contristée ; mais, soit inconscience des motifs du chagrin perçu, soit égoïsme naturel d'homme attaché à ses libertés, il ne s'en émut point. A part lui, il pensait, faisant ce qu'il faisait, faire déjà beaucoup pour cette pauvre femme.
M. Le Coûtre habitait non loin de là, rue Guénégaud, un petit appartement assez sombre et peu gai. Ce n'était pour lui qu'un pied-à-terre où il descendait depuis longtemps lors de ses voyages à Paris, où il demeurait à peine durant le jour, où il ne rentrait pas toujours la nuit. C'était un logement d'étudiant, rudimentaire, et dont le seul ornement, composé d'éventails en papier, d'ombrelles et de sabres japonais, eût décelé pour toute autre qu'Élise la main d'une de ces maîtresses dont on ne tire pas vanité.
Élise, accoutumée à plus de luxe, fut touchée de la simplicité de l'endroit, touchée bien plus encore que son ami lui fît les honneurs de son home, touchée à perdre la raison quand, une fois seul avec elle, entre ces murs sombres, il lui manifesta cette tendresse qu'elle appelait de tous ses vœux, pour laquelle elle était faite et qu'elle n'avait jamais connue. Elle, qui se flattait devant sa sœur de connaître l'amour parce qu'elle avait épousé un bel homme et qu'elle avait eu de lui un enfant, elle ignorait pourtant complètement l'amour. Entre les bras de Jean-Marie, qui ne faisait pas figure d'amant aux yeux des autres, mais lui plaisait à elle, dans cette chambrette vulgaire et désolée, le plus triste lieu qu'on pût imaginer pour une femme gracieuse, élégante, même jolie et qui ne fut pas déplacée dans les salons du parc Monceau, Élise connut l'inexprimable bonheur d'aimer. Tout lui fut transformé, comme était transfiguré à ses yeux cet armateur de quarante ans, habitué des ports, de la pipe et des bouges à matelots. Elle le revêtit tout entier, lui, son grand corps, son visage, de cet idéal travestissement que nous portons, chacun, en nous, tout prêt, pour nous donner la comédie dont nous avons tant besoin. Jean-Marie était beau, il était jeune et généreux, et il adorait son amante. Dans son inexpérience, elle ne savait comment lui manifester sa joie complète et sa reconnaissance. Elle dit :
— Que c'est joli chez vous!
Il en rit ; il ne put la croire ; il s'imagina même que c'était de sa part un mot de femme du monde. Il en retint la petite flatterie d'avoir aimé une femme du monde, mais ne sut pas lui en avoir la gratitude qu'elle méritait, elle qui jadis, en son voyage de noces aux lacs enchanteurs, et des balcons de la villa Serbelloni, n'avait jamais eu envie de dire à son mari que le paysage était beau!
Elle le nomma pour la première fois Jean-Marie. Et ces syllabes passèrent sur ses lèvres charmantes, comme une mélodie. Puis, tout à coup, elle se grisa du plaisir de proclamer sa foi, son credo : « Je t'aime!… Je crois en ton amour!… Tu m'as prouvé que tu m'aimais, toi, tu m'as arrachée à tout. Tu as fait de moi une autre femme ; je ne me reconnais plus ; personne ne me reconnaîtra plus ; je suis recréée par tes mains!… Je t'aime! je t'aime! » Elle n'avait jamais été loquace ni même expansive. C'était bien en effet une autre femme qui parlait. La mémoire même ne subsistait pas en elle de ce qu'elle avait été, de ce qu'elle laissait derrière elle ; et la plus légère représentation ne se formait pas en son imagination de la catastrophe que devait produire, à l'heure qu'il était, sa fuite du domicile conjugal.
« Je t'aime!… Je t'aime!… » Il semblait que l'univers fût contenu dans ces petits mots.
Jean-Marie était lui-même très épris. A la vérité, il n'avait jamais possédé une maîtresse ni de telle condition ni de pareille beauté, ni qui manifestât pour lui tant de sincère ardeur. Quoiqu'il eût beaucoup hésité à pratiquer, en son propre pays, un enlèvement si grave ; quoiqu'il n'y eût été poussé que petit à petit et pour ainsi dire par les suggestions d'Élise même, il était charmé, et rendu aussi un peu fat. Néanmoins, avant que six heures eussent sonné, il rappela à Élise qu'il était requis par ses affaires avant le dîner, et ne se montra pas plus généreux en explications qu'il ne l'avait été au début de cette inoubliable après-midi. Il était clair que, dès le premier jour, il tenait à sauvegarder son indépendance, et qu'il le faisait comme en vertu d'un privilège indiscutable que lui conférait son union irrégulière.
Élise n'en pensa pas si long. Elle était désolée de le quitter, mais tout son être avait atteint le ravissement ; une douce fatigue lui ralentissait les idées ; elle voyait le monde à travers une buée, de l'autre côté des nuages, comme si elle l'eût vu de très haut et de très loin. Elle s'en alla toute seule au Bon Marché pour quelques emplettes nécessaires à son ménage.
Dans le magasin, elle fut abordée par une dame qu'elle fréquentait au temps du boulevard Malesherbes, et qui lui dit : « Vous voilà donc enfin de retour!… Et comment va monsieur Destroyer?… Vous recevrez de moi un petit mot… » Élise répondit, comme en un rêve, sans entendre elle-même le son de ses paroles, sans leur accorder assez d'importance pour se les rappeler par la suite. Et le fait est que, la femme disparue, elle se souvint à peine de la rencontre, ne l'évoqua même pas dans sa songerie, le soir, à son dîner, ni durant la soirée solitaire. Elle avait eu pourtant un imperceptible et malicieux sourire quand on lui avait dit : « Vous recevrez de moi un petit mot ». Et ce n'était pas de sa situation renversée, et qui rendait le mot si vain, qu'elle souriait, mais de cette idée ingénue et puérile : un petit mot jeté à la boîte et qui ne parviendra pas à sa destinataire…
Que de telles rencontres, que de telles promesses d'entrevues dussent se produire dans la suite, lorsqu'elle irait et viendrait dans Paris, la perspective ne l'en effraya, ne la toucha même pas. Elle était morte à une vie, elle naissait à une autre ; elle avait cette étrange fierté commune à tous les hommes qui ont franchi une frontière ou changé de condition. S'il est un réveil au delà de la mort et si quelque chose d'humain persiste en nous, ce doit être la vanité mesquine d'avoir franchi un pas fameux.
Et Élise rentra, seule, chez elle, par le long corridor étroit du quai du Louvre. Madame Courvoisier sortit de sa loge pour lui annoncer qu'il n'y avait pas de courrier à son nom et lui parler de Mélanie, qui, à son dire, avait travaillé toute la journée comme un cheval. Pour la cuisine, elle-même avait un peu donné la main.
— Mais il ne fallait pas, madame Courvoisier! il faut laisser cette fille se débrouiller…
— C'est mon plaisir, Madame. Madame aura un petit pigeon en salmis… Madame m'en dira des nouvelles… Mon rédacteur à l'Écho…
— Je monte, madame Courvoisier… Oh! j'aurai vite fait de dîner, et ma soirée ne sera pas longue.
— Madame est fatiguée… Oh! Madame a dû trotter… Les premiers jours qu'on s'installe… Il ne manque pourtant quasi rien à l'appartement…
L'appartement se composait, outre la chambre à coucher dépourvue de cabinet de toilette, d'une salle à manger meublée dare-dare par M. Le Coûtre, Dieu sait comme! d'une petite pièce ressemblant à un corridor, dont Élise pensait faire sa garde-robe, et de la cuisine sur la cour ; il y avait d'amples placards jusque dans l'entrée : les portes s'en ouvraient avec un bruit de papiers déchirés, et une personne eût pu coucher sur chaque tablette. Les fenêtres des trois pièces regardant le quai étaient ouvertes sur un soir tiède et paisible. Le grave sifflet d'un train de bateaux rendait un air marin aux oreilles de la Granvillaise ; sur les bancs elle apercevait, dès cette heure, entre les branches des arbres, des couples d'amoureux assis. Elle ne pensait qu'à aimer. Elle se disait : « Je vais m'endormir en songeant à l'après-midi écoulée, et, demain, je le reverrai. »
Il lui fallut bien, avant de s'endormir, essuyer l'histoire de Mélanie ; mais son sommeil fut lourd et reposant. Le lendemain en s'éveillant, elle s'aperçut qu'il lui manquait un tub, et ce fut toute une affaire que d'expliquer à Mélanie ce que c'était, et qu'elle n'avait qu'un saut à faire pour aller au magasin du Louvre et lui en rapporter un. Pendant l'absence de Mélanie, madame Courvoisier vint, s'excusant encore et déçue de n'avoir point de courrier pour Madame :
— Que Madame soit seule au monde, c'est une chose qui n'est pas croyable et qui me tord le creux de l'estomac…
Élise se montrait d'une discrétion tenace.
— Ça n'est pas à moi de dire du mal de l'appartement, sûr et certain, reprenait madame Courvoisier, surtout si Madame y joint celui du haut, avec tonnelle et vue. Mais si Madame reçoit, une supposition, où c'est-il que ça sera? Pas dans l'antichambre ou la salle à manger, je présume?…
— Et si je ne reçois personne, madame Courvoisier?
Madame Courvoisier levait les bras au plafond, considérait Élise de la tête aux pieds, des pieds à la tête ; semblait entendre d'elle qu'il n'y avait plus de classes dans la société, ou bien donc qu'elle était, elle, madame Courvoisier, devenue aveugle ou imbécile, et incapable de discerner entre une femme du monde et une femme perdue. Que sa locataire fût une créature légère, non, on ne le lui ferait pas admettre ; d'ailleurs le rédacteur à l'Écho du Parlement l'avait aperçue de sa loge et avait dit : « Madame Courvoisier, votre appartement n'est pas occupé pour trois semaines : c'est une petite femme qui a fait un coup de tête ; vous allez voir rappliquer ici le mari, la famille, sinon le curé pour une réconciliation… » Madame Courvoisier s'attendait à des drames, parce qu'Élise n'avait pas une tournure à vivre indépendante.
Qu'Élise fût une victime d'un coup de tête, comme le voulait le rédacteur à l'Écho, passe encore, mais en cette hypothèse une chose chiffonnait madame Courvoisier : M. Le Coûtre, en faveur de qui semblait se compromettre une si charmante créature, M. Le Coûtre n'avait pas la tête d'un héros de roman. M. Le Coûtre, aux yeux de madame Courvoisier, ne représentait pas le type convenu de l'amant, du moins pour une personne du « rang » qu'occupait certainement Élise ; et autant madame Courvoisier eût volontiers protégé, dorloté des tourtereaux, même des plus coupables, pourvu qu'ils eussent l'un et l'autre la figure classique, autant madame Courvoisier était tourmentée par une intrigue qui dérangeait l'ordonnance définitive de ses idées.
Contre le préjugé de madame Courvoisier, rien à faire. Son mari d'ailleurs était de son avis ; Mélanie de même.
Élise avait trop de retenue naturelle et une éducation trop excellente pour aller prendre une concierge comme confidente ; mais Élise éprouvait aussi une sorte de volupté à se sentir abaissée, à cause de la grandeur de son amour.
Madame Courvoisier, timorée en face d'elle, se tenait non sans difficulté la bouche cousue pour ne point témoigner son mécontentement d'une aventure qui ne se présentait pas conforme à son goût.
Sur M. Le Coûtre, outre qu'il ne lui plaisait pas qu'Élise eût un amour, qu'était-ce qu'un homme qui laissait se consumer toute seule une petite dame si comme il faut, au déjeuner, bien souvent, et régulièrement au dîner, et à la soirée, et la nuit?
Et cependant Élise, vivant la plupart du temps seule, était bien la femme la plus heureuse qu'elle eût vue. Élise vivait dans l'attente d'un rendez-vous de Jean-Marie ou dans le souvenir des heures passées avec lui. Elle avait oublié le reste ; son amour la comblait.
Quoique Élise aimât ses parents, elle s'interdisait de penser à eux ; elle ne se demandait pas s'ils lui avaient écrit, boulevard Malesherbes, s'ils attendaient avec anxiété de ses nouvelles. « Nous aurons le temps de revenir là-dessus! » se disait-elle en sa demi-conscience. L'état dans lequel elle vivait, durerait-il? Elle le souhaitait éternel, et elle n'osait pas raisonnablement le voir se prolonger trois semaines. Bien qu'elle n'imaginât en aucune façon par quel procédé il y serait mis fin, elle ne pouvait le croire définitif, soit à cause du caractère par trop insolite qu'il avait, soit à cause de l'intensité de la joie qu'il lui procurait : « Cela passera ; d'ici là, n'approfondissons pas! » Elle vivait dans une béatitude provisoire.
Elle ne recevait pas de lettres. Sa concierge le lui faisait assez remarquer! Donc, son refuge était demeuré ignoré. Et cela contribuait pour un peu à lui faire oublier ce qu'elle avait quitté.
Lorsqu'elle avait vu son amant dans la journée, elle demeurait dans une extase. Mélanie la trouvait étendue sur sa chaise longue, ou bien à la fenêtre et songeant, avec un air d'élue qui entend les orgues célestes.
— Madame doit s'ennuyer à ne rien faire, disait la bonne aux cheveux blonds.
— A ne rien faire!… soupirait Élise.
Et elle se retenait pour ne pas répliquer à cette fille que sa réflexion était stupide.
Elle regardait par la fenêtre. Le papillotage produit par les jeunes feuilles luisantes des peupliers de la berge l'étourdissait, l'hypnotisait comme le miroir une alouette. Et de ces innombrables points lumineux et de cette danse imaginaire de milliards de petits personnages frais, des visions naissaient, exquises, imprécises, mais aussi efficaces par leur effet qu'une musique enchanteresse.
Les bruits nombreux du quai, piaulements des oiseaux encagés, cornes ou timbres des tramways et des omnibus, roulements des fiacres sur le pavé et bavardage de la foule, étaient plus suaves à son oreille que la soie déchirée de la mer basse, à Granville, que la montée émouvante du flot, ou bien que le rythme de valse qui, au Casino, ne faisait que la suffoquer du plaisir d'autrui. La vue interceptée, contrariée, des dômes, du cheval d'Henri IV et de l'Hôtel des Monnaies avait plus de charme à ses yeux que toute l'imagerie romantique de Montorgueil Castle ou que le paysage si beau pourtant des rives de la Rance. Mais, à travers les feuilles des peupliers, sur les coupoles du Panthéon et de l'Institut ou sur la croupe du cheval de bronze, tout ce qu'elle avait vu jadis de beau, entendu d'émouvant ou senti d'extraordinaire, apparaissait aussi en remembrances embellies ; le présent pour elle s'alliait au passé, allait même chercher le plus profond passé pour le transporter et l'exalter : « Comment, se disait-elle, n'ai-je pas été ce jour-là plus émue?… » Et il s'agissait d'un jour quelconque perdu dans sa mémoire. « Mais je ne savais donc rien voir! Mais je n'étais donc qu'une sotte!… » Un magicien lui avait ouvert le passé, illuminé le présent, enfin rendu l'avenir indifférent, — ce qu'on peut faire pour celui-ci de plus favorable.
Un magicien avait fait cela pour elle. Un magicien!… Comment cet homme de nature si positive, cet armateur, de qui pas un mot ne la soulevait jamais au-dessus du terre à terre, avait-il pu produire ce fait merveilleux? Oh! elle ne se demandait pas cela. Certes, il n'y avait ni armateur, ni homme commun pour elle! Non, elle ne s'étonnait pas que M. Le Coûtre eût suffi à opérer un tel miracle. Elle voyait son ami égal au rôle qu'il jouait ; elle se révoltait même qu'on ne comprît pas qu'il jouait ce rôle sublime, qu'il était éminemment apte à le jouer, qu'il était le seul homme capable de le jouer. Et, au travers des feuillages mobiles, et sur l'eau de la Seine aux myriades d'yeux clignotants, suivant le mouvement lent des longues péniches à géranium ou à basilic, elle voyait partout l'image du magicien ; elle l'admirait ; elle l'adorait… Et elle avait l'orgueil d'être la seule à recevoir le don ineffable de celui qui pouvait transformer toutes choses et faire du monde si banal un paradis de beauté.
Lorsqu'elle consentait à retoucher le sol, son étonnement était que Mélanie ne remarquât pas qu'elle descendait du ciel, ou bien était que, tout au moins, la bonne ne s'écriât pas, à propos de bottes, par exemple : « Dieu! que Monsieur est beau! »
Ayant un si violent désir que quelqu'un lui dît cela, après l'avoir tant attendu en vain, elle se résigna à demander à Mélanie :
— N'est-ce pas que Monsieur est beau?
Mélanie tomba de son haut :
— Bien sûr, dit-elle, que Monsieur est de belle taille…
Ce n'était pas cela que demandait Élise. Elle haussa les épaules. Dérision aussi de vouloir que cette fille comprît une telle chose! Elle ne put toutefois s'empêcher de lui dire :
— Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'un bel homme?
Mais Mélanie, du centre de son auréole de cheveux blonds, laissa échapper sa sagesse populaire :
— Oh! le bel homme, Madame, c'est toujours celui qui est le meilleur pour se blottir.