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XXII

Dès la fin de la semaine, le professeur, le clerc de notaire et le chemisier firent entendre, chacun de son côté, qu'ils étaient précisément retenus le mardi suivant. On eut donc, avant la seconde soirée chez Élise, le loisir de se faire à la catastrophe.

Car enfin, et quoiqu'on en eût, c'était une catastrophe.

Il fallait, bon gré, mal gré, conclure de cette triple abstention renouvelée, et d'ailleurs aggravée par le mutisme de ces messieurs, que les deux hommes mariés et pères de famille se refusaient à aller chez une femme séparée de son mari et notoirement la maîtresse d'un de leurs amis. Le professeur, lui, peut-être, était-il empêché de s'y rendre par ses habitudes de maniaque, à moins que ce ne fût par une antipathie ou un dédain secret pour Le Coûtre? car il y a, sous l'apparente camaraderie des cercles, de ces sentiments cachés qui se manifestent pour peu que surgisse une occasion étrangère à la coutume du lieu.

Quelle allait être la répercussion de ce parti pris des trois abstentionnistes sur le succès des soirées chez Élise? Une première conséquence était déjà que ces soirées qui, dans la pensée de la jeune femme, devaient se renouveler deux fois la semaine, étaient réduites à être hebdomadaires. Le demeureraient-elles même? Cela dépendait du sort de la prochaine.

Or, à la prochaine soirée, quai du Louvre, deux abstentions nouvelles s'ajoutèrent aux trois premières. Il est vrai que l'une était celle du rentier Basse, qui venait de perdre sa mère. Mais, après l'absence exigée par le deuil, quel parti Basse adopterait-il? On demeurait d'ici-là en suspens. La seconde était celle de Grévillon, le caissier, appuyée sur un prétexte futile.

Il restait en tout et pour tout, à Élise, le docteur Wormser, Saulieu et Clara. Plutôt que de faire un mort au whist, ces messieurs préférèrent jouer à n'importe quoi. A n'importe quoi, c'est-à-dire à la manille, car les échecs, les dames, le jacquet, — la pauvre Élise avait fait emplette d'un jacquet! — ne pouvaient occuper que deux de ces messieurs sur trois qu'ils étaient y compris Jean-Marie. On finit par une partie de dominos. La bière fut jugée bonne. Mais on respirait, c'était net, une atmosphère de défaite.

Clara, insensible aux événements, se montrait de plus en plus enthousiasmée des grâces d'Élise ; que ces messieurs fussent nombreux ou non, qu'ils fussent attablés ici ou là, peu lui importait ; elle parlait, elle parlait, elle parlait…

La question ne fut pas agitée de savoir s'il convenait qu'Élise fît dire qu'elle serait encore chez elle le mardi suivant, mais Jean-Marie prit sur lui de la résoudre en annonçant, sans avoir consulté Élise, qu'il serait obligé de s'absenter dans la semaine.

On se sépara sans promesse d'aucune sorte, si ce n'est celle que Clara avait arrachée à Élise de faire ensemble un petit tour dans les magasins, le prochain samedi.

Et Élise demeura seule, cette nuit-là, dans le petit appartement garni par elle avec tant de rapidité et à si grands frais. Elle parcourut ses pièces, où trois personnes étrangères laissaient autant de désordre que six ou sept. La table était maculée, les verres poisseux, épars sur les meubles ; l'odeur nauséabonde de la bière et de la fumée du tabac envahissait la chambre à coucher. De cette réunion comme de la précédente, que restait-il, en somme, dans le souvenir? Un vain bruit. Et c'était l'échec de réunions pareilles qu'elle était réduite à déplorer! De réunions pareilles le destin voulait que son bonheur dépendît. Oui, elle déplorait d'être condamnée à ne pouvoir pas, une ou deux fois la semaine, contempler le désordre, les objets sordides, le brouillard empesté!

Et, pensant à Clara qui lui avait demandé un rendez-vous l'après-midi, elle se disait uniquement ceci : « Pourvu que celle-là n'aille pas me mettre en retard sur l'heure où je vais voir Jean-Marie! » Car elle ne croyait pas au déplacement annoncé par celui-ci.

Mais elle ne croyait pas non plus à la gravité du dépit éprouvé par Jean-Marie.

Elle fut stupéfaite, le lendemain, de trouver son amant en un tel état d'irritation. Lui si tranquille d'ordinaire, si incapable de réaction! C'est qu'il avait pris à cœur ce projet de réunions, c'est qu'il avait satisfait sa vanité d'homme en dévoilant à ses amis une maîtresse qui, selon son expression, « les enfonçait tous et toutes, eux, leurs maîtresses et leurs femmes légitimes »! Ne leur avait-il pas fait une proposition très décente? car enfin, il ne vivait pas irrégulièrement avec Élise ; Élise était une « femme du monde » digne, séparée de son mari et chez laquelle il allait, en invité, lui comme eux. Et ces messieurs faisaient la grimace, ils refusaient de se déranger! Pour qui donc prenaient-ils Élise?

— C'est une insulte qu'ils te font, qu'ils me font! disait-il à Élise. Nous allons bien voir!…

Il voulait les souffleter pour commencer. Après, c'était fini avec eux, fini avec « la bande », bien fini.

— Ils ne me reverront plus! s'écriait-il, tout congestionné ; tu entends : ils ne me reverront plus!…

— Chut!… faisait Élise.

— Pourquoi me taire?

— De peur qu'on n'entende de si grands mots!… Il ne faut jurer de rien. Sait-on comment les choses tourneront?

C'est que Jean-Marie était vraiment hors de lui. Il l'était si bien qu'il fit le voyage annoncé. Il le fit, non pour tenir sa parole, en vérité, mais parce qu'il avait besoin d'air.

Élise, non seulement en fut pour sa déconvenue et ses frais, mais l'échec des réunions lui valut d'être seule, une semaine durant, c'est-à-dire privée de Jean-Marie.

Madame Courvoisier, flairant la faillite d'une entreprise qu'elle avait approuvée, évitait de monter ; Mélanie hochait la tête et ne cessait de déplorer un trop calme ménage. M. Angelus fit visite à Élise, lui, totalement désintéressé, étranger aux contingences, heureux de pouvoir exposer ses idées devant une femme qui l'écoutait et paraissait le comprendre.

Mais Élise, pendant sa période de solitude, vit surtout Clara.

La possibilité de fréquenter Élise était un événement considérable dans la vie de Clara ; aussi en usait-elle avec un zèle qui eût vite fatigué Élise, n'eût été la « similitude des cas ». La similitude des cas fournissait des sujets de causerie dont le charme était ininterrompu, car chacune, en ces sujets plus parallèles que semblables, ne percevait que le sien. Et quoique Élise, toujours discrète et réservée, donnât peu de voix dans le duo, en écoutant l'autre partie elle s'entendait elle-même, elle repassait toutes les péripéties de son aventure, comme lorsqu'on lit un roman où l'on se substitue à l'héroïne ; et, continuant de bonne foi à chanter les délices de la solitude, elle se murmurait non moins sincèrement : « Je ne suis donc pas seule! »

Clara vint voir Élise quai du Louvre, et comme cela était inévitable, invita Élise à venir visiter son appartement quai de Béthune. Il s'agissait à peine de venir « chez Clara » ; il s'agissait de venir « par curiosité » visiter un appartement peu ordinaire. Pour Élise, aller là était en effet faire une simple promenade. Elle suivait le quai aux Fleurs, passait le petit pont Saint-Louis, et elle posait le pied dans l'Ile que se flattait d'habiter Clara. De vieilles maisons, une Seine qui, malgré la canalisation, conserve encore des airs de gravures de Rigaud. On passait devant de grands porches décelant une cour ornée d'un tronc d'arbre, d'un pavillon Louis XIII, d'un mur à balustres que surmontait le chevet d'une église. Et en gravissant le vieil escalier, Élise, à chaque étage, voyait en effet se dessiner le bras méridional de l'église Saint-Louis. Elle se souvenait d'Avranches et de Granville, et du culte de son père pour les « vieilleries ». Elle pensait à M. de La Hotte, à son arbre généalogique, à son culte pour tout ce qui concernait la famille et généralement le passé, à l'instant même où elle tirait le cordon de l'antique sonnette qui retentissait dans l'antichambre de Clara, femme divorcée, vivant maritalement avec le négociant Saulieu!…

De cette qualité dernière de Clara elle eut la révélation nette, en pénétrant dans l'antichambre où les cannes, les chapeaux, les pardessus d'hommes ne se cachaient pas. Élise était bien la maîtresse de Le Coûtre ; toutefois jamais elle n'eût laissé dans l'entrée, sauf durant le temps d'une visite, ni la canne, ni le chapeau, ni le pardessus… Mais Clara accourait, lui serrait tendrement les mains, et, aussitôt, l'enchantement de la vue emportait toute impression fâcheuse.

Un ciel immense, une éclatante lumière, le dôme du Panthéon couronnant les vieux toits de la montagne Sainte-Geneviève et de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la Seine miroitante, les bateaux ; et, du balcon où l'on se porte aussitôt : le chevet de Notre-Dame! Quel tableau, plus fait encore pour l'esprit que pour l'œil, ainsi qu'Élise, ignorante, en eut l'intuition en pensant immédiatement que ce serait un spectacle à montrer à M. Angelus.

Revenue de son émerveillement et ayant descendu la marche haute qui vous jetait sur le sol du petit salon, Élise eut un autre sujet d'admirer : ce fut le goût qu'elle découvrait chez les locataires de cet appartement.

— Est-ce vous qui avez l'amour du bibelot, ou monsieur Saulieu? demanda Élise.

— C'est lui, c'est moi, dit Clara. Nous furetons, chacun de notre côté. C'est chez un marchand de bric-à-brac que nous avons fait connaissance.

Et Élise rougissait à la pensée qu'elle avait cru éblouir ces gens-là avec son ameublement bourgeois improvisé. Elle ne plaçait pas en ce détail son amour-propre, mais, par une supériorité, et précisément de détail, Clara tout à coup grandissait à ses yeux. L'appartement de Clara — ou de Saulieu et de Clara — ressemblait à un petit musée.

— Et comment se fait-il, demanda Élise, que vous quittiez un si joli nid pour aller vous attabler le soir dans une taverne, avenue de l'Opéra?

— Mais il faut bien voir du monde! répondit Clara.

Elle ne faisait d'ailleurs point difficulté pour reconnaître que son ami, qui aimait follement dénicher un bon objet et se le procurer, le contemplait peu dès qu'il l'avait mis en place. Saulieu, fort occupé, ne venait guère là, d'ailleurs, que la nuit : il déjeunait au restaurant, y faisait venir Clara pour dîner, et ils restaient l'un et l'autre à la brasserie jusqu'à une heure avancée de la nuit.

— Cependant, m'avez-vous dit, vous vous ennuyez, à la brasserie? observa Élise.

— Je m'ennuie, oui, mais encore moins là qu'ailleurs, parce que c'est plein de gens et que ça remue…

— Mais vous avez dit aussi que vous préfériez passer la soirée chez quelqu'un plutôt qu'à la brasserie?

— Ça, c'était d'abord parce qu'il s'agissait de chez vous ; ensuite parce que c'était du changement.

— Vous avez besoin de changement?

— J'aime surtout, voyez-vous, que Saulieu ne s'ennuie pas, parce que, s'il s'ennuie, je m'ennuie.

— Avec une charmante amie comme vous, un si joli intérieur?… Que les hommes sont exigeants!

— Il leur faut une femme, oui ; mais ils ont encore plus besoin des hommes.

— Mais nous : est-ce que l'homme que nous aimons ne nous suffit pas?

— Ce n'est pas possible, chère madame…

— Qu'est-ce qui n'est pas possible? Que nous nous contentions d'un homme aimé?

— Je ne sais pas… Que nous nous contentions de lui, qu'il se contente de nous… Tout ce que je sais, c'est que ça ne va pas comme ça… Quand on se marie, on va faire un voyage de noces : c'est ce qui prouve déjà qu'on ne se suffit pas ; et dès qu'on est revenu, on se dépêche de voir du monde.

— Quand on se marie, s'entend, parce qu'on ne se marie pas toujours à son gré, — nous en savons quelque chose, vous et moi ; — mais entre amants?

— C'est tout pareil, dit Clara avec une parfaite et pure simplicité.

— Je ne vous comprends pas! s'écria Élise ; mais moi, j'aime! j'aime!…

— On jurerait, ma foi, que c'est vrai! dit Clara. Ah! madame, je ne vous le dirai jamais assez : vous m'êtes sympathique!…

Et Clara regarda Élise. Elle penchait un peu la tête sur l'épaule ; sa bouche dessinait un sourire tendre, peut-être malicieux aussi et peut-être pitoyable ; ses yeux s'efforçaient de ne pas dire tout ce qu'ils eussent voulu.

En réalité, Clara jugeait Élise ingénue, et elle éprouvait pour elle un peu de la tendresse qu'on a pour une petite fille ; mais la franchise et l'élan du cœur que l'on ne pouvait manquer de découvrir en cette femme lui paraissaient d'une beauté supérieure. Clara avait elle aussi son ingénuité, puisqu'elle ne se retint pas de dire à Élise, comme tant d'autres :

— Ah! quel dommage qu'une femme comme vous n'ait pas trouvé le bonheur dans le mariage!

— Dans le mariage? dit Élise, mais qu'importe? puisque je l'ai trouvé.

Elles descendirent ensemble, Clara ne se décidant pas aisément à quitter si tôt sa nouvelle amie. Et, tandis qu'Élise s'extasiait sur le joli décor que faisait le bras droit du transept et le chevet de l'église avec un acacia penché, au fin feuillage très tendre, elle lui dit :

— Si le cadre vous plaît, pourquoi n'y reviendriez-vous pas?

— Mais je reviendrai certainement! dit Élise.

— Oui, mais mieux, dit Clara. Par exemple, à déjeuner, je suis seule toujours : Saulieu n'est là que le dimanche, — et encore c'est pour nous en aller nous promener ailleurs ; — viendriez-vous déjeuner avec moi?

— C'est que… fit Élise hésitante.

— Monsieur Le Coûtre ne déjeune pas avec vous!

— Rarement, mais…

— Mais, d'abord en ce moment, il n'est pas ici!

— Précisément : il peut arriver d'un instant à l'autre…

— Eh bien! s'il arrive, — et pour déjeuner avec vous, — dit Clara, vous m'envoyez un bleu ou vous me posez un lapin. Je ne vous en voudrai pas. C'est dit?… Alors, pourquoi pas dès demain?…

— Allons, soit! dit Élise, vous êtes si gracieuse pour moi!

Sur les quais, les peupliers brodaient le ciel léger de leurs languettes vert clair, innombrables ; Notre-Dame se découpait sur un couchant rose auquel le reste visible de la voûte céleste, d'un bleu délicat, s'unissait avec d'angéliques douceurs. Clara dit à Élise :

— Vous ne sortez donc pas le dimanche?

— Monsieur Le Coûtre est toujours occupé…

— Mais, vous?

— Moi, mais je l'attends. Si par hasard il lui prenait fantaisie de venir me chercher!…

— Est-il venu quelquefois?

— Non, mais j'espère toujours…

— Oh! vous, dit Clara, je vous demande pardon de la familiarité, mais il faudra que je vous embrasse!…

— Pourquoi? dit naïvement Élise.

— Parce que je n'en ai jamais vu encore une comme vous!

— Moi? dit Élise, c'est bien simple : je suis amoureuse.

Élise se souvint que M. Angelus lui avait glissé un jour entre deux réflexions : « Il n'y a pas beaucoup d'amoureuses… » ce qui l'avait vivement étonnée. Elle s'imaginait que, dans le monde irrégulier, l'amour était de rigueur. En somme, Clara aimait-elle tant son amant! En déjeunant avec elle, le lendemain, Élise, qui avait été tourmentée par cette question, recueillit une série d'arguments favorables à une solution négative. Clara, il est vrai, ne se montra pas dans le tête-à-tête. Une autre jeune femme se trouvait là, comme par hasard, qui fut présentée sous le seul nom de « mon amie Violette ». Cette « amie Violette » parla aussitôt, à propos de tout et de rien, d'un « Hubert des Bruyères », romancier pourvu alors d'une certaine vogue, mais qu'Élise, très ignorante, ne connaissait même pas de nom. Violette l'appelait tantôt « Hubert », tantôt « des Bruyères », tantôt « le maître », et, comme ces mots ne disaient rien aux oreilles d'Élise, elle risqua même un sourd, un discret, un tout menu et tout plat « mon mari » destiné sans doute à vaincre un préjugé chez Élise, mais un « mon mari » si timide, si honteux qu'il ne put même pas être soutenu, et qu'Élise, inexperte, comprit à ce « mon mari » que le Hubert des Bruyères était seulement l'amant de Violette.

Et, certes, Élise avait encore des « préjugés ». Elle vantait sa propre liberté ; d'abord, évidemment, parce que c'était la sienne ; ensuite, parce que cette liberté lui semblait reposer sur quelque assise sacrée, à savoir un grand amour. Elle avait accepté la liaison de Clara, à la faveur de circonstances tout à fait extraordinaires. Elle se trouvait mise en rapport, par surprise, avec un couple « Violette — des Bruyères », noms qui fleuraient l'idylle et la pastorale beaucoup plus que le registre de l'état civil, et cela la faisait regimber. Mais, peu à peu, les personnages nouveaux sortirent des nuées et se précisèrent. Assurément l'union entre Violette et des Bruyères était libre, mais elle était féconde ; elle avait produit deux enfants. Ce fut Clara qui eut l'esprit de parler des enfants, tandis que Violette s'embourbait dans un étalage de titres littéraires qui, aux yeux d'Élise, étaient sans valeur. Élise adopta l'image évoquée des enfants. Son instinct la trahit ; elle dit un peu vite :

— Oh! pourquoi ne les avez-vous pas amenés?

Elle était prise. Violette dit :

— On se donnera rendez-vous et je vous les ferai connaître.

Dès lors Violette, en la qualité de mère, s'imposait. Violette sut se montrer aimable à souhait. Si elle faisait allusion, régulièrement, et pour ponctuer les chutes principales de ses phrases, à la renommée de son ami, elle avait le tact de ne se point mêler de littérature ; elle citait bien — la plupart du temps en pure perte — des « noms connus » parmi ses familiers, mais ses préoccupations allaient à son ménage, sa principale coquetterie était de paraître femme comme il faut. Son langage où se remarquait, quoi qu'elle fît, le défaut d'une éducation première, était appliqué comme une dictée, et l'on y sentait les corrections qu'elle s'infligeait elle-même impitoyablement. Elle avait peut-être eu de la grâce naturelle, mais elle l'avait perdue par le souci de la correction.

Élise ne pouvait guère éluder la proposition de rendez-vous, puisqu'elle-même avait exprimé le regret de n'avoir pas vu les enfants. Et voici sous quelle forme le rendez-vous fut offert, deux jours après : « Monsieur et madame Hubert des Bruyères », portait la carte d'invitation, « seront chez eux le…, etc. »

— Mais! dit Élise, en consultant Clara sur ce qu'elle devait faire, ils sont donc mariés?

— Oh! c'est tout comme… dit Clara. S'ils ne le sont pas, c'est uniquement parce que Violette est la femme d'un homme à qui ses croyances religieuses interdisent le divorce…

— Ah! elle est mariée! fit Élise.

— Lui aussi.

— Enfin, ils sont mariés, chacun de son côté.

— Elle n'était pas heureuse dans son premier ménage, dit Clara, et puis elle a eu un coup de foudre pour des Bruyères ; il faut ajouter qu'elle n'avait pas d'enfants…

— Mais, chez elle, ou chez eux, qui voit-on?

— Je n'y vais pas souvent, vous savez? C'est un honneur qu'elle vous fait et dont je suis gratifiée du même coup : elle vous trouve, elle aussi, une femme pas comme les autres. Elle tient à vous. Oh! elle ne vous laissera pas échapper.

— Vous savez bien que je tiens à ne voir personne : voyons, ma chère petite, pourquoi m'avez-vous obligée — par surprise! — à connaître cette Violette?

— Oh! je vous en demande pardon! Mais… on ne comprend pas… on ne… vous comprend pas!… Comment pouvez-vous demeurer dans la solitude?… Il n'y a personne qui ne croira vous être agréable en vous mettant en rapport avec du monde… Venez chez Violette! Ne me jouez pas le mauvais tour de ne pas m'y accompagner : je n'irais pas sans vous, et ce serait la brouille.

— Je ne peux pas y aller, dit Élise ; je n'ai pas de quoi m'habiller.

— Des Bruyères reçoit en veston. S'habille qui veut. Ce sont des artistes. Les meilleurs, paraît-il, ne sont pas les plus cossus. Vous entendrez de bonne musique… Oh! j'aurais une grande déconvenue si vous n'y alliez pas!…

Élise, tout en parlant, en s'informant, ne se laissait pas toucher à fond par le sujet traité. Entre ses interrogations et ses gestes instinctifs de défense, elle ne songeait qu'à ceci : qu'en rentrant chez elle, tout à l'heure, elle trouverait peut-être une lettre ou une dépêche de Jean-Marie ; que si Jean-Marie lui annonçait son retour, elle enverrait certainement au diable les des Bruyères! Non, elle ne sacrifierait à qui que ce soit une soirée avec son amant.

Et elle quitta sa nouvelle amie sans avoir accordé d'importance réelle à l'invitation.

Mais elle ne trouva ni dépêche ni lettre à la maison. Et si elle eut un petit mot de Jean-Marie, le lendemain, ce mot n'annonçait pas encore le retour du fugitif. Élise demeura dans le vide. Elle ne pensait plus à rien. Elle ne sortait pas, ne parlait à personne ; elle somnolait le jour et ne dormait pas la nuit.

C'est en cet état qu'elle fut relancée par Clara. Clara voulait qu'elle vînt chez les des Bruyères. Élise était alors incapable de résister à quoi que ce fût ; on l'eût menée où l'on eût voulu. Elle dit à Clara :

« J'irai. »

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