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I

Élise de La Hotte-Saint-Pair naquit en 1872, à Granville, d'une très ancienne famille de la région. On voit encore, sur la route de Saint-Pair, les restes d'un vieux château bâti en granit, dont le vent de mer a décoiffé un pignon et tordu la girouette rouillée ; c'est de là qu'ont essaimé jadis tous les La Hotte, de mémoire d'homme, officiers de marine, magistrats ou prêtres. Mais ce manoir était abandonné et déjà dans un grand délabrement quand Élise était une petite fille, et il ne servait plus que de grange. On allait le visiter, à intervalles presque réguliers, pour enseigner aux enfants leurs origines, ce dont ceux-ci profitaient surtout pour jouer à saute-mouton sur un foin sec contenant toujours quelques chardons des dunes, qui leur piquaient les mollets.

Les parents d'Élise habitaient alors, au centre de Granville même, une maison d'aspect modeste, mais largement étendue sur un des côtés du triangle de la place dite « cours Jonville ». Cette place, au sol non pavé, était plantée d'ormes très vieux, en quinconces, qui assombrissaient beaucoup les pièces, mais dont l'ombrage touffu ne laissait pas d'être agréable en été. Sous ces beaux arbres se tenait le marché deux fois la semaine. On voyait ces jours-là, le matin, madame de La Hotte, qui connaissait par leur nom toutes les bonnes femmes, les appeler de sa fenêtre et faire ainsi ses provisions sans sortir de chez soi, et en papillotes.

Toute la journée, c'était alors, sous les grands ormes, un bavardage frénétique, qui ne saurait être comparé qu'à la piaillerie des moineaux à leur coucher. Élise, sa sœur aînée, nommée Marie, et ses deux frères, à l'époque des vacances, se tenaient aux appuie-mains du rez-de-chaussée, criant plus fort que les maraîchères et jouant à vendre ou à acheter des denrées fictives, à moins que l'un des garçons, suspendu par les poignets, ne dégringolât, en écorchant le crépi de chaux grisâtre et ses propres genoux, pour aller chiper en bas ou se faire offrir pour sa bonne mine quelque poireau, un trognon de chou, une laitue piétinée, des cosses de petits pois verts dont il logeait jusqu'à trois à califourchon sur son nez, ou bien des cerises en pendants d'oreilles.

L'odeur des légumes et des fruits montait et se répandait dans la maison, vers le soir, en même temps que s'apaisait la rumeur et que baissaient les prix. M. de La Hotte-Saint-Pair, gourmand de sa nature et en même temps un peu serré, descendait de sa bibliothèque, invariablement, à cette heure. Il aimait à faire les cent pas sur le cours, entre chien et loup, humant les parfums agrestes, sa canne normande à la main, sans avoir l'air de rien, sinon de songer aux paperasses qu'il avait remuées ; et, tout à coup, on le voyait aviser un panier de fraises ou un melon, qu'il rapportait, l'un assis sur son bras replié et l'autre suspendu par l'anse à son petit doigt.

Ex-capitaine de mobiles, blessé grièvement, M. de La Hotte-Saint-Pair vivait enfermé chez lui, depuis 1870. Il avait le goût de la généalogie et de l'histoire ; il s'occupait à classer d'innombrables papiers de famille ou à s'essayer en des biographies ancestrales. A des dates régulières, sa documentation s'enrichissait, grâce à des réunions auxquelles, lui comme sa femme, tenaient, semblait-il, plus qu'à tout. Très bien apparentés l'un et l'autre, ils demeuraient ainsi en contact avec le moindre membre des deux lignées, et leurs déplacements n'avaient jamais pour but que d'assister à des baptêmes, à des mariages ou à des obsèques, parfois fort éloignés de Granville, mais pour lesquels on ne lésinait ni sur l'argent ni sur la peine. Pendant toute leur jeunesse, Élise, sa sœur et ses frères, furent à peu près toujours en deuil. Et il venait à Granville des tantes, des oncles, des cousines, des cousins, d'Avranches, de Saint-Malo, de Coutances, de Cherbourg, de Rennes, de Saint-Brieuc, et jusque de Nantes et d'Angers, voire de Paris. En ces réunions, espacées tout au long de l'année, et ménagées adroitement selon les affinités et même selon les besoins d'apaiser des dissensions ou d'éclaircir des malentendus, on se perdait en souvenirs, en exercices de mémoire, en rappels pénibles et interminables de dates, en escalades hardies de telle branche minuscule ou de tel rameau de l'arbre généalogique, qui n'amusaient certes pas tout le monde, mais créaient cependant une atmosphère, indéfinissable, une sorte d'élément que chacun sentait propre à soi-même, autant qu'au groupe tout entier, où chacun, plus ou moins consciemment, se complaisait.

Après la famille, il y avait les relations, qui ne comptaient pas peu. Elles grevaient le budget par les cadeaux, les transports, les dîners, sans compter les écritures innombrables, mais étaient tenues comme essentielles à la vie, au premier chef, et les personnes qui en faisaient partie constituaient une petite humanité à part, contre quoi ne s'exerçait pas, du moins ne devait pas s'exercer, la critique, humanité qu'on admettait pour bonne et impeccable, une fois pour toutes, qu'on soutenait en cas de malheur, et défendait au besoin généreusement, sauf le cas de manquement grave aux règles imposées par l'honneur, le savoir-vivre, l'usage.

Élise, de qui la tête était très bonne, semblait avoir hérité du goût de son père pour ce que les garçons appelaient irrévérencieusement « l'art de grimper à l'arbre » ; elle connaissait sur le bout du doigt plus d'un siècle de générations non seulement de la famille, mais de mainte famille amie, et, avant qu'elle eût atteint ses dix ans, elle se montrait extrêmement comique, lorsqu'elle accompagnait sa mère, car on l'interrogeait à perte d'haleine, — et c'était devenu un jeu commun par la ville, — sur des faits datant de quatre-vingts ans, comme si elle eût été une vieille dame. Ce n'étaient pas évidemment ces embranchements, ces ramifications, ces cousinages, ces noms et ces dates qui l'excitaient beaucoup, mais bien le succès qu'elle obtenait en se montrant si savante.

Et cela lui fut une excellente préparation pour ses études qu'elle alla faire pendant cinq ou six ans au couvent des religieuses de l'Assomption d'Avranches. Quand elle venait à Granville, au jour de l'an, à Pâques, aux vacances, elle poussait bel et bien des « colles » d'histoire à son papa, qui demeurait à la fois ravi et un peu vexé de l'érudition de sa fille souvent supérieure à la sienne propre. Avec ses connaissances, toutes locales, il avait l'air bien provincial, avouait-il, vis-à-vis de mademoiselle de La Hotte, qui vous parlait de l'histoire universelle comme il parlait, lui, de celle de sa grand'mère.

Au temps où Élise eut une quinzaine d'années, les choses commencèrent à se modifier beaucoup à Granville. La saison des bains de mer amenait de Paris, notamment, une quantité de gens que l'on n'avait jusque-là jamais vus ; les trains fonctionnaient un peu plus rapidement, et la mode était lancée de se déplacer, d'aller au loin à chaque période de vacances ; les médecins aussi tenaient la mer pour indispensable aux enfants. Cela créa une animation inusitée sur la plage ; on fabriqua des cabines ; on édifia une sorte de baraquement de bois qui fut baptisé Casino, devant quoi fut cimentée une terrasse assez spacieuse, garnie d'une balustrade de poutres croisées, d'où l'on dominait la mer, la petite plage arrondie, semée de galets, et, sur la gauche, le rocher pittoresque qui porte la vieille ville et son clocher. Un orchestre fut attaché à l'établissement ; il y eut des concerts, et le soir, dans une assez vaste salle, bien parquetée, on dansait. Les « petits chevaux » ne devaient apparaître que plus tard. Autour des Parisiens, nouvellement débarqués, cela ramassait chaque jour les officiers du 11e régiment d'infanterie.

Pour les enfants, pour les jeunes gens et jeunes filles, comme pour la plupart des parents, cette animation, avec ce qu'elle apportait de nouveau et d'imprévu, devait être extrêmement goûtée ; et les réunions de famille, un peu mornes, ne pouvaient pas tenir longtemps contre l'agréable vibration que causaient les gens de Paris, les plaisirs de la plage et du Casino, les jeux, les papotages, l'élégance, les aventures, la musique, le flirt et la danse. Au lieu de se contenter des figures éternellement identiques ou progressivement ridées et jaunies de l'oncle et de la tante de Saint-Malo et des chers cousins de Carentec, on s'exaltait sur les charmes des figures nouvelles, toujours exquises durant un mois ou six semaines, disparues après cela, il est vrai, et à jamais, pour la plupart, mais remplacées l'année suivante par des figures nouvelles encore auxquelles l'imagination prête si aisément toutes les qualités qu'elle a le désir d'apprécier.

Pour le coup, adieu les généalogies et l'historique des familles amies! Car il va sans dire qu'au bout d'une semaine les « figures nouvelles » étaient liées et formaient corbeille non seulement entre elles, mais avec les plantes indigènes, comme si elles se fussent développées et eussent fleuri côte à côte depuis vingt ans. De ces amis de fraîche date, on savait ce qu'il plaisait à ceux-ci de vouloir bien dire d'eux-mêmes. Les renseignements, d'ailleurs, reconnus bientôt controuvés, on devait, en conscience, les déclarer négligeables. Et madame de La Hotte elle-même, jadis si farouche, si difficile en ses liaisons, en arrivait à dire à propos de personnes avec qui ses filles passaient la journée : « Que voulez-vous? Elles sont agréables ; elles ont l'air comme il faut… Pour le reste, l'un sur elles dit blanc, l'autre dit noir. C'est à donner sa langue au chat. »

Que la résignation est vite venue, même aux parents les plus sages, quand le plaisir des enfants s'en mêle et quand on est entraîné par l'exemple universel et contagieux! Madame de La Hotte, qui avait opposé une des résistances les plus énergiques à ces liaisons faciles et promptes, s'y était faite au bout de peu d'années, d'une part dans la crainte de demeurer isolée, — en toutes matières, une de ses plus grandes terreurs, — et, d'autre part, entraînée qu'elle était par les propres cousines et cousins, venus de loin jusqu'à Granville, et qui prétendaient ne pas s'y morfondre à l'écart, alors qu'on s'y pouvait amuser.

Un fait, d'ailleurs, ne sembla-t-il pas donner raison à l'opportunité de cette mêlée d'éléments neufs, venus des quatre points de l'horizon? Marie, la fille aînée des La Hotte, épousa un jeune homme de Paris, le vicomte de Vamiraud, venu là, simplement, par hasard, en attendant le bateau de Jersey, et de qui tout le monde ignorait complètement les origines. Il avait eu, en apercevant mademoiselle de La Hotte, l'aînée, le coup de foudre ; il était demeuré quinze jours, le temps de se faire aimer d'elle, quinze autres jours pour séduire la famille ; il avait épousé, deux mois après ; et voilà que ce monsieur s'était trouvé le mari rêvé, irréprochable, muni de tous les dons et appartenant à une famille d'autant plus ignorée qu'elle était plus honorable. Une rencontre de hasard avait formé un excellent ménage.

— Il est bien difficile, opinait depuis lors madame de La Hotte, de dire de prime abord ce qui est bon et ce qui est mauvais ; il y a tant d'exceptions à la règle!… Dans nos familles, jusqu'au mariage de Marie, exclusivement, on ne s'est jamais marié sans connaître l'un de l'autre tous les tenants et aboutissants, et encore faisait-on remonter son enquête jusqu'aux temps immémoriaux. Or, voilà un mariage d'amour bâclé en quatre semaines, qui réussit à merveille et qui est tel qu'on n'en eût point pu souhaiter de plus satisfaisant. Je m'en suis rendu compte d'ailleurs, maintes fois, au cours de ma vie : bien des choses sont déconcertantes…

Il résulta de cette aventure qu'on lâcha un peu la bride à la sœur cadette, Élise, durant les vacances à Granville, qui devenaient franchement divertissantes.

Élise, à peine au sortir du couvent, eut une toquade pour un sous-lieutenant, du nom de Piédoie, le boute-en-train de toute cette jeunesse, quoiqu'il ne fût pas, loin de là, le plus jeune de son grade. Et c'était une chose comique, de voir avec quel calme madame de La Hotte, quelques années auparavant si intransigeante et hautaine, acceptait ces amours naissantes. Dieu sait jusqu'où elle les eût laissées croître, si l'on n'eût appris, tout à coup, que le lieutenant Piédoie était fils d'un aubergiste du Mans, était sans fortune, sorti du rang, et obligé pour vivre de contracter des dettes. Ah! ce fut une alarme chaude. Comment ne s'était-on pas avisé que ce garçon n'avait pas plus d'éducation première?

— Mais aussi, disait la pauvre madame de La Hotte, je le connaissais encore si peu! Lui ai-je parlé seulement deux fois?… Il venait prendre Élise à côté de moi, me saluait très poliment en souriant… Il avait, il faut le reconnaître, un charmant sourire, et de fort belles dents… Sous cet uniforme, que l'on se laisse aisément prendre!

— Mais toi! s'écria-t-elle, tout à coup, s'adressant à sa fille, toi qui dansais avec lui, comment, mon enfant, n'as-tu pas remarqué que ce n'était pas un homme distingué?

— Mais je le trouvais, moi, beaucoup mieux que les autres!

— C'est impossible! C'est insensé! Ma pauvre fille, tu manques complètement de finesse. Qu'as-tu donc appris? A quoi la science te sert-elle?…

— Mais, maman, tu le regardais plus que moi ; tu avais sans cesse les yeux braqués sur nous, quand nous dansions…

— Ah! en dansant tu regardais ta mère? Voilà où nous en sommes! Ces demoiselles dédaignent d'examiner celui qui peut devenir leur mari, mais elles épient leur mère qui les gêne dans leurs tournoiements!…

— Voyons! maman, qu'aurais-tu dit si tu m'avais vue le regarder dans les yeux?… Et papa, lui, qui avait causé avec ce jeune homme et à qui j'ai entendu dire : « C'est un garçon très intelligent! »

— Ton père, ton père!…

— Alors, et moi?…

Madame de La Hotte faisait en outre la remarque que, dorénavant, les enfants, sans en savoir plus long qu'autrefois, ont cependant réponse à tout. Et elle laissait tomber les deux bras, en signe d'impuissance.

Fallait-il donc que sa fille vécût calfeutrée en compagnie de sa seule cousinerie? Mais, cousins et cousines, on ne les tenait plus à l'attache, eux non plus ; ils voulaient sortir et prendre du large. Et elle-même enfin reconnaissait, en son for intérieur, qu'elle se priverait aujourd'hui difficilement de passer une partie de l'après-midi et la soirée au Casino, d'où la vie avait décidément un autre aspect que de la fenêtre donnant sur le marché du cours Jonville.

Elle pensait : « La vie a un autre aspect. »

Fidèle à la tradition, elle avait consacré, de tout temps, sa vie aux « relations » ; mais les relations d'à présent, sans cesse changeantes, renouvelées, illimitées, prenaient à ses yeux un charme insoupçonné. Ces relations nouvelles étaient quelconques à la vérité ; par elles, elle se sentait heurtée, choquée même quelquefois. Cependant, ces chocs et ces heurts, sans qu'elle y prît garde, ne lui devenaient-ils pas agréables, comme certains coups, douloureux d'abord, amusent petit à petit le boxeur qui s'y accoutume? Le seul mouvement, l'agitation pour elle-même en arrivaient à l'étourdir et à la fasciner. Elle s'encanaillait, un tout petit peu, elle aussi, comme allait le faire toute la société contemporaine. Et elle demeurait stupéfaite que sa fille, âgée de seize ans, s'amourachât d'un officier non tombé d'un arbre généalogique, d'un homme non « distingué », selon la formule!

L'incident, grâce à Dieu, fut dépourvu de suites fâcheuses ; mais Élise n'en demeura pas moins dolente et meurtrie tout l'hiver, et il fallut recourir à mille stratagèmes pour réduire autant que faire se pouvait les risques de rencontres entre le sous-lieutenant et la jeune fille. Une année entière, la famille n'eut pas d'autre souci. On regrettait que la petite folle n'eût pas fixé son caprice sur quelque baigneur étranger, qui, du moins, eût disparu dès septembre. Et, lorsque la saison se rouvrit, puisque aussi bien il ne fallait pas songer à boycotter le Casino ni la plage, on appliqua tout un programme longuement et minutieusement élaboré par M. de La Hotte en sa chambre aux paperasses.

Il consistait à couper, par des excursions, voire par un voyage, la période d'inévitables contacts avec la compagnie hétéroclite du Casino, avec cette turbulente société où l'on attendait pourtant que l'idéal fiancé se révélât!

Dès le commencement de la saison, on remarqua, parmi les baigneurs et les danseurs, un très beau garçon nommé M. Destroyer. C'était un ingénieur des arts et manufactures ; il dirigeait une usine dans le département de la Loire.

Il parut immédiatement dangereux, soit à cause de sa beauté physique, soit parce qu'on l'avait vu, pendant la première semaine, rejoindre sur la plage une femme aux cheveux teints et qui ne se mêlait à aucun groupe.

Madame de La Hotte avait une si vive crainte que sa fille ne tombât amoureuse de ce bellâtre qu'elle s'en ouvrait à tout venant.

— Voyons, chère madame, ou chère cousine, lui répliquait-on, pourquoi si tôt vous alarmer? Élise semble-t-elle avoir remarqué ce monsieur?

— Non.

— Eh bien?

— Justement! C'est un très beau garçon. Elle ne lève pas les yeux sur lui ; du moins je ne l'ai pas vue le regarder une seule fois ; ne cacherait-elle pas son jeu?

— Oh! Madame, qu'allez-vous chercher là? Élise n'est pas dissimulée…

— Non! mais il y a eu l'expérience de l'année dernière ; nous avons dû nous montrer extrêmement sévères pour la malheureuse enfant, et elle s'en souvient. Si son cœur parlait cette année, elle le serrerait dans un étau!…

— Voilà le résultat de l'expérience!…

Élise ne levait pas les yeux sur le bel étranger qui, cependant, dansait le soir avec plusieurs jeunes filles. Madame de La Hotte faisait tous ses efforts pour éloigner le cœur inflammable d'Élise jusque même des jeunes filles avec qui dansait le bel étranger. Et le mot d'ordre était donné, dans la famille, de ne jamais parler de ce monsieur en présence d'Élise.

Il y avait alors, dans la maison du cours Jonville, la tante de Saint-Brieuc et sa fille, celle-ci du même âge à peu près qu'Élise, nommée Anne, assez disgraciée de nature et qui, à cause de cela, ne causait point les mêmes alarmes que sa cousine. Anne répéta, sans retard, à Élise le mot d'ordre qu'elle avait reçu. Élise s'exclama :

— On peut bien parler de lui en ma présence, dit-elle : je ne suis pas près de m'emballer pour sa figure. Je le trouve ridicule.

— Je pensais bien, dit la cousine Anne, que tu n'avais pas manqué de le regarder…

— Bien sûr, que je l'ai regardé. Il est grotesque avec sa raie jusqu'au milieu du dos et ses moustaches deux fois trop longues : il me fait l'effet d'une réclame pour cosmétique, ou d'un tzigane.

Anne répéta les propos d'Élise. Madame de la Hotte fut enchantée, parut rassurée ; puis tout à coup :

— De deux choses l'une, dit-elle : ou bien c'est Élise qui a parlé spontanément à sa cousine de ce monsieur, et c'est donc qu'elle pense à lui ; ou bien c'est Anne qui a pris les devants en transgressant la défense de parler…

Anne évidemment n'en mena pas large lorsqu'il fut avéré que c'était elle qui avait parlé. Il n'en demeura pas moins qu'elle avait ramené la sécurité dans l'esprit des parents. Élise était raisonnable ; même en présence d'un si beau garçon, elle demeurait impassible ; elle n'avait donc pas ce cœur d'étoupe tant redouté. D'ailleurs, faisait-on observer, de l'aventure de l'année précédente il ne demeurait en elle aucune trace. Elle avait recouvré son entrain, sa belle humeur, et tout le monde avait pu remarquer que de fréquentes rencontres avec le sous-lieutenant Piédoie la laissaient très indifférente. Allons! Allons! Élise était une jeune fille avec qui l'on ne désespérait pas de pouvoir parler raison lorsqu'il s'agirait de la marier.

Quelle imprudence de s'être tant échauffés! Ne se donnant pas trois semaines pour que s'imposât quelque dérivatif aux plaisirs de la plage, les parents n'avaient-ils pas fixé la date d'une excursion à Jersey! Cette excursion était devenue inutile. Eh bien, cette excursion, ce fut Élise qui la réclama.

Ah! par exemple, on ne s'était pas attendu à cela.

Cette excursion coûteuse et superflue, il fallut ruser pour en détourner la jeunesse, affirmer que les matelots pronostiquaient une mer démontée pour la semaine suivante, et se prêter plus que jamais aux divertissements du Casino, afin que tout le petit monde eût au moins une compensation.

Une fête, au profit des « Terres-Neuviens », devait précisément avoir lieu dans la huitaine. Après le feu d'artifice, serait donnée une grande soirée dansante. La jeunesse se résigna, non sans maugréer, disant que ces saisons de bains de mer, « c'était toujours la même chose ». Les fameux plaisirs du Casino, qui avaient tout bouleversé peu d'années auparavant, cette génération trépidante les avait déjà épuisés.

La fête eut lieu, qui fut déclarée insipide, et la soirée, d'un mortel ennui. Le baromètre, entre parenthèses, s'était maintenu au beau fixe.

Il se trouva que madame de La Hotte eut un motif de partager l'humeur bougonne des jeunes gens.

Madame de La Hotte jugea, et elle en avait fait la remarque notamment à la grande soirée, qu'on faisait peu danser sa fille. Non qu'Élise s'en plaignît! De la danse, mon Dieu, elle n'était pas folle, et elle prétendait même que rien ne lui répugnait davantage que de passer des bras d'un monsieur en ceux d'un autre. Élise était très droite, très sincère ; il fallait la croire. Mais sa mère fut un peu froissée dans son amour-propre.

Toutes les jeunes filles s'arrachaient M. Destroyer, le si beau garçon, malgré les insuffisantes références et malgré la femme aux cheveux teints. M. Destroyer avait pénétré dans plusieurs familles des plus honorables.

Il n'avait pas même cherché à se faire présenter Élise! Madame de La Hotte, sans souffler mot de l'impression qu'elle en ressentait, avait des suffocations. C'était elle, non sa fille, qui désormais suivait de l'œil, à la dérobée, le jeune homme à la « raie jusqu'au milieu du dos » et à la moustache victorieuse, et elle blêmissait de voir telle et telle des amies d'Élise paraître charmées en valsant entre ses bras.

Élise, non pas jolie précisément, était grande, souple, et fine ; elle avait des cheveux blonds, abondants, une bouche un peu large sur des dents moins régulières que pures ; et elle avait aussi ces yeux longs, facilement alanguis, où l'on devine d'infinies possibilités de tendresse, ces yeux légèrement relevés vers les tempes, où la prunelle glauque, comme un étrange animal sous-marin, blotti dans sa grotte, semble se dissoudre tout à coup dans une belle eau d'émeraude ; les sourcils rapprochés entre eux et rapprochés des cils ; le nez petit, bien taillé, net et décidé. On lui reconnaissait d'un commun accord une séduction assez particulière. Sa famille, bien qu'un peu hautaine, était excellente ; ses parents pleins de bonté ; et enfin, indépendamment de son avenir, tout le pays savait que le chiffre de sa dot serait appréciable.

M. Destroyer ne faisait pas danser Élise.

Madame de La Hotte en conçut d'abord un violent dépit, qui faillit éclater. Mais elle se contint. Elle attendit avec une patience peu ordinaire à son tempérament vif.

Une après-midi de la fin d'août, par une très grande chaleur, madame de La Hotte, laissant sa famille, alla se réfugier dans la salle de lecture ombreuse, où une grande table revêtue d'un tapis vert portait les journaux, les périodiques illustrés, le Correspondant, la Revue Britannique et la Revue des Deux Mondes. La belle raie s'allant perdre sous le faux-col, les deux pointes symétriques de la moustache noire, elle les vit, en entrant, balancées suivant l'oscillation d'un rocking-chair! Le visage de M. Destroyer disparaissait derrière l'emboîtage aux coins cuivrés de quelque journal amusant. Elle alla s'asseoir à une petite table à écrire, située tout à côté de lui ; et, presque aussitôt — patatras! — laissa tomber son sac contenant son étui à lunettes, une lorgnette de théâtre, des ciseaux, des aiguilles, une boîte de perles à enfiler qui s'ouvrit et laissa échapper mille petites boules vagabondes et multicolores.

M. Destroyer rompit aussitôt le rythme de l'oscillation et fut debout, puis à genoux sur le tapis végétal.

— Oh! monsieur, je me confonds en excuses! Vous êtes vraiment trop complaisant, monsieur! Je vais appeler le garçon, qui me connaît bien, je suis madame de La Hotte ; il apportera un balai et une petite pelle ; vous n'en viendriez pas à bout, monsieur, et d'ailleurs, je serais très confuse de mettre ainsi à contribution votre complaisance… Voilà ce que c'est que d'être vieille et de n'y plus voir goutte!… Je crois poser mon sac sur la table : je le laisse tomber dans le vide.

— Mais, madame… il fait si sombre ici… Les meilleurs yeux du monde… Je vais, si vous le permettez, appeler moi-même le garçon.

Et M. Destroyer de se précipiter vers l'entrée du Casino où se tenait dans sa guérite un homme à tout faire.

Quand M. Destroyer revint à la salle de lecture, un balourd, en entrant, posait son énorme pied sur les perles qui crépitaient comme un feu de sarments. M. Destroyer et madame de La Hotte levèrent simultanément les deux bras en un même geste de détresse, souriant toutefois, l'un et l'autre, lui, parce qu'on rit toujours un peu de tels minuscules malheurs, elle, le sacrifice volontiers fait de ses perles à enfiler, toute au plaisir d'être autorisée dorénavant à adresser des sourires de reconnaissance au beau dédaigneux M. Destroyer.

Le garçon vint avec la pelle à poussière et un petit balai, afin de ramasser le reste des gouttelettes de verre coloré, et il fut secondé dans cette tâche par Élise et sa cousine, qui, à genoux sur le tapis végétal, entre les fines extrémités de leurs doigts, allaient pincer les perles dans les anfractuosités du tissu grossier. M. Destroyer avait écarté le rocking, et, par discrétion, il continuait de se balancer, le nez dans son journal amusant, n'osant se mêler à la chasse des jeunes filles.

Lorsqu'il quitta la salle de lecture, il fit un grand salut à madame de La Hotte et donna même un coup de tête supplémentaire à l'adresse d'Élise et de la cousine, qu'il n'avait pas l'honneur de connaître. Elles virent, entre les cheveux noirs parfaitement lustrés, la belle courbe de la raie droite qui semblait n'avoir pas de fin.

— Ce jeune homme, dit madame de La Hotte, est tout à fait bien élevé… Il a été d'une complaisance!…

Et elle raconta ce qu'elle appelait sa mésaventure. Élise étouffait une envie de rire.

Le soir même, M. Destroyer croisant madame de La Hotte, lui adressa un cérémonieux salut. Elle suspendit son pas et crut devoir renouveler au jeune homme ses remerciements. Il se nomma. Elle lui dit qu'elle avait déjà beaucoup entendu parler de lui par des amies à elle, et comme danseur et comme galant homme. Élise venait par derrière avec sa cousine et allait esquiver la présentation, quand madame de La Hotte, l'arrêta :

— Je te présente, mon enfant, monsieur Destroyer, qui a eu pour ta mère les attentions les plus délicates,… et j'ajouterai les plus rares par le temps qui court…

On plaisanta à propos des perles. M. Destroyer demanda une valse à Élise. Madame de La Hotte se rengorgea.

Elle regarda danser sa fille avec ce beau jeune homme ; et elle regarda aussi tous ceux et toutes celles qui les regardaient. Il ne serait pas dit qu'un garçon que l'on se disputait avait négligé mademoiselle de La Hotte. Elle ne pensait même pas : « Mais, en fait, jusqu'ici, il l'a négligée, puisqu'il n'a pas paru faire attention à elle!… »

— Comment trouves-tu ce jeune homme? demanda-t-elle à Élise.

— Très bien, dit Élise ; on a envie de l'ébouriffer et de lui couper la moustache.

— Tu es difficile. A-t-il été aimable avec toi?

— Comme les autres. Il m'a débité les banalités ordinaires.

— Fichtre! les jeunes Perceville et mademoiselle du Haussier, pour n'en pas nommer d'autres, ne le trouvent pas si commun!

— C'est leur goût, maman.

Chaque soir, M. Destroyer vint demander à Élise soit une valse, soit un quadrille. Il la reconduisait à sa mère et demandait à celle-ci des nouvelles du petit ouvrage de perles qu'elle faisait. Il était correct, et non pas plus. Madame de La Hotte recommença bientôt de pester. Était-ce la peine de se mettre en branle à propos de ce monsieur, si l'on n'avançait pas d'un cran? Il semblait être plus familier avec d'autres jeunes filles.

Comme il adressait pour la dixième fois à madame de La Hotte sa question sur l'ouvrage de perles, madame de La Hotte lui dit :

— Mon ouvrage de perles va être interrompu : nous avons promis à la jeunesse un petit voyage à Jersey. Connaissez-vous Jersey, monsieur?

— Non, madame. Je me propose de faire cette petite expédition avant mon départ.

— C'est une excellente idée. Il ne faut pas attendre la mauvaise saison.

Il fallut, en effet, exécuter la promesse faite aux enfants, et bien qu'elle ne répondît en rien au but qu'on s'en était proposé. Ils la réclamaient tous les jours.

On prit, un beau jour, le bateau commandé par un blond et rougeaud capitaine anglais ; on fit une heureuse traversée de trois heures, et on était, le surlendemain, sur la terrasse de Montorgueil-Castle, d'où l'on aperçoit sous un soleil de plomb, au delà d'une mer calme comme un bol de lait, la côte de France, fine, transparente et rose, lorsqu'on vit émerger, par l'escalier de pierre, de magnifiques cheveux noirs couchés de part et d'autre d'une interminable raie, puis les deux pointes des moustaches de M. Destroyer, qui, ayant chaud, montait, sa casquette anglaise à la main.

Se retrouvant, par hasard, à l'étranger, il sembla qu'on eût été jusque-là très liés ; et ce furent des saluts, des shakehands, des cris de surprise joyeuse. M. Destroyer était un de ces hommes qu'amusent la société des femmes et, à défaut de femmes, celle des jeunes filles. Privé de la guirlande que lui tendaient le soir les beautés granvillaises, il appréciait la rencontre d'Élise, à qui il n'avait accordé aucune attention particulière, mais qui ne lui déplaisait certes pas. Élise, il est vrai, n'était guère encourageante ; mais sa mère y suppléait par l'entrain qu'elle apportait à mettre à profit l'occasion présente afin de se créer avec M. Destroyer une intimité exceptionnelle et qui l'emportât haut la main sur les relations qu'il avait pu nouer avec les autres familles.

La femme aux cheveux teints ne l'accompagnait pas. Ce charmant homme n'était même pas embarrassé d'une liaison!

Il conquit M. de La Hotte, au cours de la conversation, en prononçant le nom d'un sien cousin, conservateur des hypothèques à Quimper, que le généalogiste avait connu et de qui il établit aussitôt des liens de parenté avec trois autres groupes de parents de M. Destroyer.

On fit de concert la visite du romantique Montorgueil, et l'on se promit de se retrouver pour les promenades classiques de l'île : Sainte-Brelade, le Trou du Diable, etc… Malheureusement, M. Destroyer n'était pas descendu, à Saint-Hélier, au même hôtel. On tomba d'accord que c'était dommage, ce qui prouvait que la compagnie du jeune homme était désirable.

Elle le fut si bien que l'économe M. de La Hotte se laissa convaincre par le nouveau compagnon de voyage d'échanger ses billets de retour par Granville directement, pour des billets de retour par Saint-Malo, ce qui allongeait l'excursion.

De Saint-Malo, on fit ensemble la promenade de la Rance, pittoresque et charmante rivière que l'on redescend à la tombée de la nuit, pour revenir à l'estuaire admirable où se croisent les feux de Saint-Servan, de Dinard et de Saint-Malo.

Élise enveloppée de châles et de foulards, à l'avant du bateau, le nez fouetté par l'air marin, où se mêlait le parfum des foins qui venait des rives, s'entretint presque toute la soirée avec M. Destroyer. Les longues moustaches de celui-ci étaient rejetées en arrière.

En retour du sacrifice que la famille de La Hotte lui avait consenti, M. Destroyer, galant homme, qui devait, de Saint-Malo, rentrer à Paris, prolongea d'une huitaine sa saison à Granville.

Mais les La Hotte, désormais, le possédaient. Grande déception pour les jeunes filles, triomphe inopiné d'Élise, qui, d'ailleurs, n'y tenait pas outre mesure, mais le savoura presque autant que sa mère.

M. Destroyer s'était montré assez généreux durant le voyage ; on crut devoir l'inviter à dîner. Toute la ville sut qu'il avait dîné chez les La Hotte, et l'opinion le maria avec Élise.

Il ne demanda cependant pas la main d'Élise, et il n'y avait même entre elle et lui aucun flirt. Mais il dut s'informer d'elle et de sa situation. C'était un homme accoutumé de voir les femmes se jeter à ses pieds ; il demeurait dans l'expectative ; quand les avances étaient faites et se trouvaient acceptables, il les examinait volontiers.

Il quitta Granville sans avoir dit un mot qui pût faire pressentir une intention matrimoniale. Élise, de le voir partir, n'eut aucun chagrin, quoiqu'elle ne le jugeât pas déplaisant, quand il était là. Madame de La Hotte, seule, était désolée.

Mais, quatre semaines après, un monsieur de soixante-cinq à soixante-dix ans, parfaitement conservé, et qui était, en blanc, le vivant portrait du beau jeune homme disparu, vint sonner à la porte de la maison, cours Jonville, en sortant de chez le notaire, de qui il portait une carte d'introduction. Et il demanda pour son fils la main de mademoiselle de La Hotte.

Élise consultée ne dit ni oui ni non.

— Mais, pourquoi ne dis-tu pas oui?

— Je ne sais pas. Mais puisque je ne dis pas non…

Au fond, la famille était ravie de la voir agréer un mariage qui semblait en tous points raisonnable. Madame de La Hotte se réjouissait, comme pour elle-même, de ce que sa fille épousât un beau garçon.

Toutes les amies vinrent féliciter. Et pas une qui ne dît, la visite accomplie, en s'éloignant de la maison La Hotte, sous les quinconces :

— Ah! bien, qui est-ce qui eût cru ça pendant les trois premières semaines!…

— Il faisait une cour à la petite de Mouchain!…

— Et à Blanche Épouville donc!…

— Et à combien d'autres!…

— Sans compter la femme aux cheveux teints, qui était sa maîtresse!…

— Et qui l'est encore! C'est une femme qui était descendue à l'hôtel Guérin, où elle a dit, en partant, qu'elle n'était pas jalouse des pimbêches à qui elle le laissait.

— C'est peut-être qu'elle ne l'aimait pas! hasarda une jeune fille.

— Qu'elle n'aimait pas un homme comme ça! dit une autre, est-ce que c'est possible?

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