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XII

Ils emplissaient toutes ses journées, quoiqu'ils fussent courts.

A l'ordinaire, elle ne voyait son amant qu'à la fin de l'après-midi, et il ne lui donnait pas sa soirée. Ces conditions avaient paru très dures à Élise, dans les premiers temps. Puis, par une sorte d'accommodement miraculeux, comme l'amour en produit, cette heure et demie, ces deux heures à peine, s'étaient répandues sur tout le jour. Élise se préparait dès le matin à les atteindre : ainsi les vivait-elle un peu déjà ; et elle vivait, le soir, de leur souvenir enchanté. Elle ne trouvait jamais le temps ni désagréable ni long. Elle avait quotidiennement, en s'éveillant, la vision d'un point fixe autour duquel gravitaient toutes les heures ; sa journée avait un centre, comme un fruit a son noyau ; et cela procurait de la stabilité à chacune de ses pensées, à chacun de ses actes. Elle ne faisait rien sans but ; elle ne pensait jamais dans le nébuleux ou le vide ; il y avait une fin à tout, et cette fin était l'heure bienheureuse.

La bonne ou sa concierge regardaient Élise parfois avec compassion, sous le prétexte qu'elle était seule. Élise remarquait l'apitoiement et en souriait, parce qu'elle n'était pas seule. Bien plutôt, elle songeait à ces fausses compagnies que nous procure la visite de telle personne ; on croit que l'on a vu quelqu'un, que l'on a cessé d'être seule, mais en réalité qu'a-t-on fait? qu'a-t-on ressenti? qu'a-t-on dit? Rien qui vaille. Tout instant du jour, pour elle, dans sa solitude, lui causait un tressaillement, et elle avait la foi que le reste des choses était méprisable et nul. Il semblait à tous qu'elle fût à plaindre, et, en son for intérieur, elle plaignait sincèrement tout le monde.

Cet état s'exalta durant les mois de vacances. Bien qu'à l'ordinaire elle ne se laissât guère intimider par la foule, le désencombrement de Paris lui parut fait exprès pour fournir plus de place à sa marche glorieuse. Elle allait à l'aise par les rues sans se soucier de la poussière ni de la chaleur. L'orage autrefois l'effrayait ; maintenant, non. La pluie ne l'attristait plus. Par contre, la splendeur de certaines journées, à laquelle elle avait toujours été sensible, lui semblait décuplée, et, quand elle se promenait avec son amant, celui-ci se moquait d'elle sous le prétexte qu'elle admirait tout, confusément.

Elle admirait l'eau de la Seine parce que cette eau miroitait, les péniches parce qu'elles portaient un pot de fleurs ou parce qu'elles avaient à l'avant un disque de couleur vive, les arbres parce qu'ils jaunissaient, une petite rue parce qu'elle était déserte, une autre parce qu'il s'y produisait un embarras de voitures, un enfant parce qu'il était « si frais! » disait-elle, et un autre parce qu'il était « si drôle! » étant barbouillé.

Car elle se promenait avec son amant. Elle ne sortait pas tous les jours avec lui, en vérité ; mais cette aubaine lui arrivait depuis que, selon l'expression de M. Le Coûtre, « il n'y avait plus personne à Paris ». Jean-Marie sortait avec elle depuis que le risque était moindre de tomber nez à nez avec quelque habitant de Granville, et surtout depuis que ses amis à lui avaient, pour les vacances, quitté la Taverne de l'Opéra. Il n'était pas de force à sacrifier ses anciennes habitudes : la partie de jacquet, de dominos, ou la manille, au café et entre hommes ; mais, les partenaires lui manquant, il se trouvait désœuvré. Élise et lui suivaient alors les quais jusqu'à Passy et s'embarquaient pour le Point-du-Jour ou Saint-Cloud. Elle était enfant, turbulente, éperdument tendre, et oubliait, — chose invraisemblable, — les notions les plus élémentaires de la tenue ; elle adorait s'asseoir dans les guinguettes, manger une gibelotte ou simplement des « frites ». Jean-Marie lui disait, en s'étonnant, qu'il y avait en elle de la grisette, car il ignorait qu'il y en a au fond de toute femme vraiment amoureuse.

Ou bien, quand le temps était menaçant, sans aller si loin, ils se risquaient au Jardin du Luxembourg, vidé de son public ordinaire. On y trouvait encore des gaufres qu'Élise mangeait en s'enfarinant les joues et riant de tout son cœur. Des étrangers seuls y erraient. Les parterres désertés, le grand jet d'eau, les frondaisons roussies, l'odeur des buis chauffés et la fine pluie du tuyau d'arrosage pouvaient émouvoir à l'extrême une âme prédisposée. Élise demeurait extasiée auprès de son amant, qui, lui, regrettait « l'air marin » et condescendait à ne pas le dire.

Il jugeait son amie un peu folle, mais vraiment charmante. Et il croyait, quant à lui, mettre le comble à la gentillesse dont un homme est capable, en s'efforçant de ne pas trop répéter à sa maîtresse qu'il endurait le supplice du fumeur sevré, lorsque, à cause d'elle, il manquait à ses habitudes de célibataire.

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