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XXVI

Élise, roulée comme un galet par le flot des relations souhaitées par son ami, fréquentait beaucoup pour le moment une famille Josse, qui la couvrait d'une paternelle affection.

M. Josse dirigeait une revue dite « politique, économique et sociale ». Cet organe était de ceux qui se créent perpétuellement dans le but d'écraser l'un des deux principaux et plus anciens périodiques. Ils semblent, dans leurs premiers numéros, apporter avec eux une aurore et devoir briller sur un monde renouvelé ; puis le beau rayonnement pâlit, devient pareil à tout ce qu'on connaît, puis il s'étiole en coûtant cher aux initiateurs.

M. Josse se laissait ruiner par sa revue. En faveur de sa revue, il croyait devoir inviter chez lui le monde de la politique, de la pensée et même des arts. Malheureusement pour cet homme non négligeable, Paris était alors, quoi qu'on en dît, assujetti, comme il le sera vraisemblablement toujours, à un formalisme qui s'ignore lui-même, et soumis, en ce qui concerne les mœurs, à une étiquette que chacun nie en même temps qu'il en observe scrupuleusement les articles. M. Josse n'était pas l'époux de celle qu'on nommait madame Josse.

Le cas d'Hubert des Bruyères se reproduisait chez lui avec exactitude et sans aucune variante. M. Josse était divorcé, mais il ne pouvait épouser la femme, d'ailleurs très digne, que l'on appelait « madame Josse », parce que celle-ci, issue d'une famille excellente et fort connue, ne pouvait obtenir le divorce contre son mari, un chenapan, qui faisait partout sonner très haut son opinion sur la sainteté et la pérennité du mariage.

A cause de cette particularité, M. Josse, malgré tout son mérite, ni ne recevait chez lui toutes les personnalités qui s'y fussent volontiers rendues, ni même, ce qui est moins croyable, ne possédait tous les collaborateurs dont les noms semblaient s'imposer au sommaire d'une telle publication. Mais les gens qu'on voyait chez lui étaient néanmoins fort loin d'être les premiers venus. La ressource du salon Josse était fournie par des célibataires éminents, quelques veufs ; et, pour sauvegarder le nombre, on suppléait à l'absence de ceux que le rigorisme de leur foyer retenait, en admettant ce que Josse appelait son « élément d'information », c'est-à-dire des industriels, des hommes de bourse, tout cela mêlé tant bien que mal aux hommes politiques, aux savants, aux artistes. L'élément mâle dominait ; mais pour qu'il ne privât point le lieu d'un certain caractère mondain considéré comme indispensable, on recevait et les femmes divorcées, et les femmes séparées de leur mari, comme Élise, et aussi des couples franchement irréguliers, — comme celui des maîtres de la maison, — auxquels on s'exténuait par mille stratagèmes à communiquer les apparences de la légitimité.

De la musique, et toujours de très bonne musique, de la tenue aussi, — beaucoup plus stricte qu'en maint ménage béni par le Nonce, — offraient une auguste suppléance pour cette société intéressante et non satisfaite, à qui ses grandes qualités jointes à son caractère de rébellion eussent pu donner des audaces heureuses, et qui cependant semblait toujours attendre d'en haut, d'on ne savait où, peut-être du plafond qui ne s'entr'ouvrait pas, l'apparition d'un Saint-Esprit, sous la forme d'une colombe, apportant, en bonne et due forme, la consécration sociale si ardemment convoitée.

C'est dans ce monde qu'Élise vit un soir s'avancer à petits pas, mais tout droit, un monsieur d'âge plus que certain et qu'elle faillit ne pas reconnaître, d'abord parce qu'elle ne l'avait jamais vu en habit, et puis parce qu'elle était fort loin de s'attendre à le voir : c'était M. Angelus. Il était vieil ami de la maison ; il initia Élise à toutes les particularités du milieu ; il continua de moraliser plaisamment avec elle. A lui seul elle pouvait communiquer une observation comme la suivante :

« Depuis que j'ai quitté Granville et me suis mariée, lui dit-elle, c'est la première fois que j'ai l'impression de me trouver au milieu de jeunes filles… »

M. Angelus crut qu'elle se forçait un peu pour pratiquer, comme il le faisait volontiers lui-même, le paradoxe.

— Mais non! dit Élise, ne voyez-vous pas que tout le monde ici n'aspire qu'au lien sacré du mariage?

M. Angelus était enchanté ; il ne la quittait plus. Ils étaient, elle et lui, au fort d'une causerie, lorsque Élise fut abordée par quelqu'un qu'elle n'avait point aperçu. C'était Saulieu.

Commerçant notable, Saulieu avait, en effet, ses entrées comme son utilité dans un groupe qui prétendait être informé de tout. Saulieu fut poli, réservé ; mais il avait, lui, quelque chose de satisfait dans le ton, voire d'un peu protecteur, qui tranchait et avec l'attitude qu'Élise lui avait connue et avec cet air d'attendre une grâce complémentaire qui caractérisait la plupart des hôtes de la maison Josse. Était-ce ce qu'il y avait en lui de commun qui s'exaltait sous le frac? Était-ce la réaction contre la gêne qu'il éprouvait peut-être à trouver ici Élise bien en cour et même choyée, alors qu'il n'avait jamais osé y introduire Clara? Qu'était-ce?

Élise ne put s'empêcher de communiquer à M. Angelus ce qu'elle venait de remarquer d'insolite en la personne de Saulieu :

— C'est un bijoutier, dit le vieux journaliste : il vous a présenté ce soir une facette à éclat vif, voilà.

— Après tout, dit Élise, pourquoi n'amènerait-il pas ici sa maîtresse? On ne la mettrait pas à la porte.

— Parce qu'il est bijoutier, dit M. Angelus. S'il était professeur au Collège de France et que sa bonne amie fût un laideron, vous les verriez ici côte à côte, comme ceux-ci ou ceux-là… Nulle part ne sont observées plus finement les nuances. Comprenez! Dans le monde régulier, tout est réglé, et en traits un peu gros. Les papiers de l'état civil, ou du moins une lettre de faire-part, un beau jour, décident de tout, pour la vie : les époux, après une formalité, peuvent avoir la conduite privée qu'il leur plaît, il faut un bien grand scandale pour effacer l'effet d'une bénédiction nuptiale. Au contraire, ici, chaque cas est soumis à un examen attentif et approfondi et constant, où il est tenu compte, chaque semaine, de la qualité des individus et de leurs faits et gestes ; rien d'assuré, nulle garantie pour ces malheureux ; nulle situation stable ; il leur faut mériter infatigablement la grâce par une quotidienne vertu. Croyez-vous qu'il y ait, « dans la capitale », couple plus pur que celui de ce Josse et de cette femme qui ne porte pas son nom? Non, madame, rapportez-vous-en à moi : il n'y en a pas. Eh bien, pour la plus petite peccadille, il serait pulvérisé!

— Mais il reçoit d'autres couples, irréguliers comme lui, et qui ne le valent pas?

— Sans doute! Et qui pénètre ici y est pour ainsi dire blanchi et purifié ; mais, ces couples, eux, qui reçoivent-ils?

— Grand Dieu! monsieur Angelus… Mais qui suis-je, moi? et en quelle qualité suis-je ici?

— On vous connaît, madame, simplement.

— Point de galanterie, monsieur Angelus! Les irréguliers, ici, se relèvent par quelque prestige, m'avez-vous dit : je ne suis pas professeur au Collège de France, moi!

— Vous êtes vous-même, je le répète… En outre, on connaît votre famille, je le sais… On n'ignore pas que vous êtes seulement séparée de votre mari… Séparée de biens, je crois, tout au plus…, et que le divorce est impossible dans votre monde : cela fait bien! Vous n'imaginez pas ce que cela fait bien!

Élise sourit tristement. Le journaliste, non ; il connaissait les mœurs ; elles ne le surprenaient pas.

M. Angelus offrit à Élise de la reconduire. Dans la voiture il la félicitait d'avoir, où qu'elle allât, le don de plaire.

— Mais, soupira Élise, je vais vous dire une chose qui résulte des petites expériences que j'ai faites et vous donnera peut-être à réfléchir : ce qu'ils aiment en moi, en définitive, ce n'est pas moi : c'est mon pauvre papa!…

Et, comme le moraliste, réfléchissant, se taisait, elle revit en pensée M. de La Hotte-Saint-Pair et son arbre généalogique ; elle revit sa famille innombrable et unie plus par un formalisme officiel que par des sentiments ; elle revit les cérémonies, elle se remémora les obligations ennuyeuses et coûteuses, la grande parade en un mot, — imitation de la cour du grand Roi par les fourmis de son royaume, — enfin tout un ensemble de mœurs plutôt de la place que de la maison, et dont les inconvénients ne trouvaient de compensation qu'en les libertés qu'un chacun pouvait s'octroyer impunément quand une fois il avait satisfait à la dette publique.

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