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XVIII

Depuis qu'il consacrait plusieurs soirées par semaine à Élise, Jean-Marie subissait les taquineries de la « bande ». C'est le nom qu'il donnait lui-même aux amis, à qui appartenait l'autre partie de la semaine.

« La bande » était composée d'hommes de son âge, à peu d'années ou de mois près, les uns et les autres, « dans les affaires », gagnant gros pour la plupart, économes toutefois, comme les petits bourgeois de ce temps-là, et tous atteignant ce moment de la vie où l'encolure dépasse 43, et où ne connaît plus de limites la ceinture du pantalon. Au delà d'un certain embonpoint, l'homme infailliblement prend ses aises. C'était une petite compagnie, qui, où qu'elle allât, n'allait jamais que fort résolue à ne pas se laisser « embêter ».

Dans « la bande », Jean-Marie Le Coûtre, qui passait pour cultiver le mystère, avait bénéficié, un temps, de la parfaite discrétion par lui observée. Une aventure qu'on ne narre point, même aux amis, est interprétée tout d'abord dans un sens avantageux. Mais tout s'use ; à Paris, un loustic introduit vite un mot plaisant ; le mot tourne à la scie ; et, lorsqu'il s'agit d'amours, l'incertitude, l'obscurité et le silence qui semblent d'abord auréoler une princesse, peuvent tout aussi bien être tenus pour cacher un laideron… Sans doute M. Le Coûtre n'était pas de tempérament à se laisser importuner par une allusion désobligeante ; mais l'allusion repoussée, fût-ce du haut d'une taille herculéenne, elle renaît sous mille aspects inoffensifs. Finalement, sans que rien fût d'une façon positive formulé autour de lui, Jean-Marie Le Coûtre ne pouvait plus ignorer que les moins malveillants l'accusaient de tenir à la cave sa maîtresse, en barbon qu'il était.

D'autre part, se trouvait parmi ceux de « la bande » un important joaillier de la rue Daunou, nommé Saulieu, qui, célibataire comme Le Coûtre, possédait une maîtresse qu'il amenait parfois avec lui. Celle-ci plaisait beaucoup et était l'ornement des soirées à la taverne. Le moyen qu'on n'opposât pas l'attitude de Saulieu à celle de Le Coûtre? La situation de celui-ci en devenait, à la longue, difficile.

Jean-Marie ne s'ouvrait pas de l'aventure à Élise, parce qu'il était assez intelligent pour comprendre que le seul remède était de souffrir en se taisant ou bien d'abandonner ses amis. Or il n'était homme ni à supporter la contrainte, ni à s'écarter de son cercle masculin.

— Qu'as-tu? lui demandait Élise. Tu parais songeur?…

Il n'osait pas lui avouer l'objet de sa réflexion, comme s'il eût eu quelque chose d'indigne à proposer :

— Je songe, dit-il, cependant, que tu n'as pas tout ce qu'il te faut…

— C'est fou! s'écria Élise. Que me manque-t-il? Je t'ai.

— Tu es seule. On ne vit pas seul, quoique tu prétendes.

— Moi? je ne souhaite pas de voir un autre être que toi!

C'était manqué, encore une fois. Jean-Marie se mordait les pouces en maudissant sa maladresse.

Comme en tous les mauvais cas, il se sentait faible, il hésitait, il recourait aux demi-mesures.

Il voyait devant lui une balance ; il en discernait le fléau, et les deux plateaux tant bien que mal équilibrés. Dans l'un de ceux-ci il allait falloir ajouter un poids. L'un des plateaux était celui d'Élise, l'autre celui de « la bande ». Délibérer longuement n'était plus possible.

Il essaya de rogner un peu sur le temps consacré à Élise. Sous des prétextes, et même sans prétextes, il renonça, une fois, puis deux fois la semaine, à la camomille, aux pantoufles, aux douces gâteries, à la compagnie tendre de sa maîtresse. Et il espérait que, accordant davantage aux amis, ceux-ci petit à petit oublieraient la maîtresse. Il consentait plus volontiers à paraître lâcheur ou lâché qu'à demeurer en butte aux plaisanteries touchant le physique de sa belle!…

Ce parti ne donna de bons résultats ni d'un côté ni de l'autre. Du côté de « la bande » on ne lui cacha pas qu'on le tenait pour un homme trahi. Du côté d'Élise, ce fut simplement la douleur ; la douleur vraie, muette d'abord, puis s'exprimant par ces douces plaintes qui sont pires que des cris ; la douleur profonde qui vous touche, vous attendrit ou bien vous crispe.

En ces instants critiques, Jean-Marie n'était retenu près d'Élise que par la timidité, par l'ascendant qu'elle avait sur lui en qualité de « femme du monde ». Aussitôt que, chez lui, était détendu le lien amoureux, c'était par une telle valeur qu'Élise gardait son ascendant. Si elle ne l'eût ainsi maîtrisé, d'ailleurs à son insu, elle était perdue.

Jean-Marie en vint à commettre un acte qui n'était pas conforme à sa nature, mais qui lui était offert comme expédient de fortune. Il arrive que, dans un cas désespéré, l'instinct de la conservation — tout comme, d'ailleurs, à l'inverse, l'ivresse du sacrifice — fassent accomplir à un homme un geste exactement opposé à celui que l'on pouvait attendre de lui.

Jean-Marie, capable d'agir à la secrète, mais non de fourberie, ne s'avisa-t-il pas de vanter à son ami Saulieu le restaurant Lapérouse que celui-ci connaissait seulement par ouï-dire!

Jean-Marie vanta le restaurant Lapérouse à son ami Saulieu, célibataire pourvu d'une maîtresse, et à nul autre. Le négociant de la rue Daunou crut devoir entendre que Le Coûtre l'honorait d'une faveur ; Le Coûtre était timide, chacun savait cela ; Le Coûtre n'osait pas l'inviter tout de go à une partie carrée… Outre le plaisir de faire un bon dîner, la curiosité piqua le négociant Saulieu et piqua plus fort la maîtresse de celui-ci.

Saulieu et sa maîtresse allèrent dîner au restaurant Lapérouse et s'en trouvèrent bien ; mais ils n'y virent pas Le Coûtre. On ne s'était en effet donné aucun rendez-vous.

— Mais, c'est très bien, votre gargote, glissa Saulieu à l'oreille de Le Coûtre. Pourtant, la cuisine m'a paru fade…

— Vous m'étonnez!

— Vous manquiez. Comprenez-vous? Quel jour donc y allez-vous?

— Heu… fit Le Coûtre, mal préparé,… heu… eh! bien, mardi, par exemple.

— Ha.

Deux petits mots imprévus, n'ayant l'air de rien.

Cependant Jean-Marie sentit son cœur battre, trop fort. Ah! par exemple, voilà qui était nouveau pour un gaillard de sa trempe.

Ce colosse fut troublé comme une fillette, comme un gamin qui se jette en sa première aventure.

Cependant il fallait aller de l'avant.

Mais, aller de l'avant, c'était entraîner Élise dans un traquenard. De loin, oui, oui, il avait bien considéré l'événement comme inévitable. Mais l'événement, considéré de près, quelle différence!

Il avait dit : « Mardi », jour qui tombait le surlendemain, afin de se ménager le temps, tout juste, de préparer Élise, s'il adoptait le parti de la préparer, et afin de s'excuser vis-à-vis de lui-même de ne la point préparer, faute du temps qui eût été à cela nécessaire, s'il adoptait le parti un peu cavalier de ne la pas préparer.

Ce fut ce dernier parti qu'il adopta.

Jean-Marie n'eût jamais cru qu'il était si difficile de mal agir. Il fut, durant un jour et demi, poursuivi par le remords. Il ne parvenait pas à dissimuler son tourment. En le laissant apercevoir d'Élise, il se condamnait aux yeux de sa maîtresse, car elle était trop fine pour ne point attribuer plus tard un tel trouble à la préméditation de la rencontre, lorsque la rencontre, qu'on aurait prétendue fortuite, serait devenue un fait accompli. Or, Élise ne pouvait manquer d'apercevoir un état anormal en son amant. Elle le lui signala. Il le mit sur le compte de ces si complaisantes « affaires » qui sont toujours là pour un homme, toutes prêtes à expliquer tout.

— Il faut te reposer, dit Élise. Tu te couches trop tard… Je ne t'en dis rien, mais les soirées, de plus en plus fréquentes, que tu passes loin de moi, ne te sont pas bonnes!…

— Tu as peut-être raison, dit Jean-Marie. Tiens! nous allons dîner tous les deux…

Ah! voilà qui plaisait à Élise! On n'était encore qu'au lundi. Les deux amants allèrent ensemble chez Lapérouse et, comme à l'ordinaire, ne s'y heurtèrent à aucune figure connue. Élise était heureuse ; mais elle ne déridait pas Jean-Marie. Il pensait à la scène du lendemain, qu'il avait voulue et provoquée, et il avait l'œil du marin qui voit descendre régulièrement le baromètre.

Mais, pour Élise, le restaurant était la fête ; et, impuissante à rasséréner Jean-Marie, ce fut elle qui le lendemain lui dit :

— Si nous y retournions, qu'en dis-tu?

Par cette parole providentielle, il sembla soulagé. La puérilité de cet homme robuste était si grande, qu'il lui parut que ce n'était plus lui qui entraînait Élise vers le couple irrégulier auquel il y avait tant de chances qu'on se mêlât, peu ou prou, mais qu'un caprice de la seule Élise décidait du sort. Il eut l'astuce de répondre :

— Ce n'est pas moi qui t'y conduis!…

Élise était enivrée par la perspective d'un deuxième jour de liesse, à passer en compagnie de son amant.

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