Élise
X
Le lendemain, Élise, plus raisonnable, s'achemina vers la rue de Sèvres, en s'accordant, toutefois, quelques minutes d'illusion un peu gamine : du quai du Louvre, elle alla, par un détour, chercher la rue Guénégaud pour gagner le faubourg Saint-Germain. Et, jusqu'à la porte de la maison habitée par son amant, elle voulut croire qu'elle allait chez lui. Mignardises ridicules de la femme qui aime pour la première fois, ou simplement de la femme qui aime.
Mais, passé la porte cochère, après un regard rapide sur la vieille cour pavée où jouait un enfant qu'elle avait coutume de voir chaque jour, et qui lui sourit, elle pensa au lieu où elle se rendait effectivement et aux êtres qu'elle allait voir, sinon aux choses qu'elle devrait leur dire, car elle était complètement dépourvue de diplomatie.
Elle avait été fréquemment chez madame de Vamiraud du temps qu'elle menait, comme elle disait elle-même en souriant : « la vie d'une femme comme il faut ». Ce n'étaient pas des réunions très plaisantes. Madame de Vamiraud, qui s'entourait de quelques dames titrées du faubourg, abdiquait alors toute espèce de naturel et semblait invariablement répéter un rôle où l'on eût aimé que quelque metteur en scène invisible l'interrompît d'un juron : « De l'aisance! de l'aisance! N. de D…, vicomtesse!… » Le mari, on ne le voyait jamais : il était à son cercle, disait-on ; en réalité, à son bureau. Le soir, on recevait peu, car on n'était pas riche. Élise ne gardait de ces thés qu'un souvenir d'ennui morne ou de propos drolatiques qu'elle rapportait, alors, le soir, à M. Destroyer, lequel n'en saisissait aucunement la saveur, n'ayant pas le moindre esprit d'observation ni d'ironie.
Élise fut introduite par un valet de chambre qui ne leva les yeux sur elle qu'à la dérobée, ce qui, à tort ou à raison, lui donna à penser que son cas était connu dans la maison et avait peut-être été discuté à table. Elle pensa qu'elle pénétrait ici en accusée ; elle eut la vision du tribunal, de la cour d'assises… C'était un commencement! On allait sans doute la livrer un jour ou l'autre aux hommes d'affaires, aux avoués, aux avocats…
Pendant qu'elle considérait ce sombre avenir, elle se trouva assise, non pas dans le petit salon intime, non pas dans une pièce quelconque où l'on reçoit une sœur, mais dans le grand salon. Tout était prémédité, ici. On la recevait avec cérémonie. Avec une cérémonie d'été tout au moins, car les meubles étaient recouverts de housses. C'étaient les vacances ; on n'était point censé habiter Paris. Et il fallait marquer, en outre, que la sœur aînée et les vieux parents étaient venus là à cause d'Élise. Le cas anormal d'Élise, et nulle autre cause, obligeait à se mouvoir tous ces personnages esclaves d'habitudes et de gestes arrêtés depuis des siècles. Élise fut effrayée. Dans son extase amoureuse, elle ne s'était pas représenté que tout un monde gravitait autour d'elle et qu'en se dérangeant elle dérangeait autrui, elle déplaçait des individus nombreux, elle entraînait dans son orbite déréglée toute sa famille!… Qui pense à cela quand il aime? N'aurait-on donc point de vie personnelle?
Pendant qu'elle attendait là, et qu'elle entendait, à l'étage supérieur, des pas qui faisaient tinter les cristaux du lustre embobeliné, elle songea à son père et à sa mère qui allaient paraître. Ses juges!… Elle eut un frisson. Elle n'imaginait pas du tout ce qui pourrait se passer, parce que ni son père ni sa mère ne lui avaient jamais fait de scène. Sa mère, il est vrai, élevait la voix assez facilement, mais cela ne tirait guère à conséquence ; quant à son père, il se mêlait de peu de choses, et, avec ses enfants, n'avait jamais été qu'un répétiteur d'histoire et un homme bon. Mais c'est parce qu'Élise n'imaginait rien, qu'elle avait peur. Le caractère insolite de la circonstance lui en imposait.
Tout à coup, ils entrèrent.
Madame de La Hotte parut d'abord, regardant la coupable bien en face. M. de La Hotte venait derrière, s'attardant trop à refermer la porte, sans doute afin de laisser à sa femme le soin d'engager le feu.
Élise les trouva vieillis. Ils avaient l'un et l'autre blanchi. Leur teint était mauvais. Elle eut honte. Et, d'un coup, elle se jugea perdue. Non, elle ne résisterait pas à la pitié qu'ils lui inspiraient, au vieil amour qu'elle avait pour eux. Elle allait se jeter à leurs pieds, leur demander pardon, les accompagner à Granville par le premier train, afin de permettre à ces bonnes gens de réintégrer leur domicile qu'ils avaient eu, évidemment, beaucoup de mal à quitter!
Madame de La Hotte dit, de loin :
— Tu nous vois. Nous avons fait treize heures de chemin de fer… avec les retards. Nous avons failli dérailler à Folligny… Et nous voilà ici, à Paris, à une époque où les honnêtes gens sont à la campagne. Tout Granville doit se demander si nous sommes devenus fous! Que dire, en effet, pour expliquer ce déplacement? Nous avons dû fournir, comme prétexte, de mauvaises nouvelles reçues de toi. Que dirons-nous lorsqu'il faudra s'expliquer sur ces mauvaises nouvelles?
— Nous voilà… dit le pauvre M. de La Hotte, après avoir enfin lâché la porte.
Élise se sentit émue.
— Papa!… Maman!… dit-elle, et sa voix fut étranglée.
— Ta conduite est une honte, lui dit son père. Quelle figure allons-nous faire à présent devant la famille?
Madame de La Hotte, qui avait préparé sa première phrase, à son entrée, et y avait, à son insu, inséré tout, ne savait plus quoi dire. Alors, elle s'adonna à la passion. Elle murmura :
— Jamais cette fille-là n'est née de moi. Je n'ai pas donné le jour à un monstre…
M. de La Hotte reprit en s'adressant à sa fille qui ne parlait pas :
— Tais-toi! Tout ce qui pourrait sortir de ta bouche en présence de ta mère serait indécent. Tais-toi. Taisons-nous. Nous sommes venus te chercher.
Alors Élise sursauta :
— Cela, dit-elle, non. Ce n'est pas possible.
— Pas possible! s'écria M. de La Hotte, mais c'est ton père qui te l'ordonne!
— Papa, ne m'obligez pas à vous contrarier. Je suis mariée ; c'est vous qui avez voulu que je me marie. Je ne suis plus une enfant. Je suis libre…
— Mariée!… parlons-en! Et tu es libre de nous assassiner? de nous ravir plus que la vie : l'honneur?
— Papa, pourquoi de si grands mots? Je ne pense à attenter ni à vos jours ni à votre dignité. Vous connaissez l'histoire de mon ménage? Dans mon ménage, la vie est impossible. Mon mari ne m'a jamais aimée ; je n'ai jamais aimé mon mari…
Madame de La Hotte l'interrompit :
— Si tu étais bâtie de chair et d'os, tu aurais adoré cet homme-là! Si tu l'avais aimé comme il faut, il t'aurait adorée…
— Je me crois bâtie de chair et d'os, maman ; mais je n'ai pas pu aimer cet homme-là.
— Personne ne t'a forcé la main, je suppose!…
— Sans doute!… sans doute… Mais une jeune fille ne sait pas…
— Tu avais des goûts extraordinaires!…
— Les goûts, les goûts, ce sont des fantaisies, dit M. de La Hotte : on t'a enseigné, je pense, quels étaient tes devoirs!
— Je ne tiens pas à m'innocenter, dit Élise ; je dis seulement : je n'ai pas pu demeurer avec un homme antipathique et qui vivait à la fois avec moi et avec des filles…
— Ce n'était pas une raison pour chercher un autre homme!
— Je ne dis pas que c'était une raison. Je ne suis pas de ces femmes qui vont fonder leur conduite sur des théories. Je ne nie pas ce que j'ai fait, voilà tout. Je ne pense pas à le regretter non plus, sauf en ce qui concerne les ennuis que je peux vous causer.
— Oui, mais ceci est secondaire pour toi.
— Tout simplement, je n'y ai pas pensé… C'est un tort, mais, si j'avais pensé à cela avant tout, je n'aurais pas eu de raison pour faire ce que j'ai fait…
— Que veut-elle dire? firent les deux parents à la fois.
— Je veux dire que, quand on aime vraiment, c'est à ceci qu'on pense et à rien d'autre…
— Assez! Ne vois-tu pas que tu touches le fond de la turpitude? Je te défends, encore une fois, d'ouvrir la bouche devant ta mère, fit M. de La Hotte. Je te renie.
Puis il trouva le moyen de reporter son esprit à la chose qui le captivait exclusivement d'ordinaire, et il dit avec une certaine emphase :
— J'entends le bruit d'une branche fracassée qui tombe en traversant rameaux et rameaux…
Il voyait son arbre généalogique : il entendait dégringoler la branche représentant Élise.
Madame de La Hotte, moins compliquée, revenait à la seule idée qu'évoquait pour elle le mot amour :
— Mais, tu as donc, dit-elle, découvert un Adonis?…
Élise ne put s'empêcher de sourire, soit qu'elle comparât cette image de la beauté idéale avec celle de son grand ami, soit qu'elle prît en pitié ces malheureuses idées cristallisées dans les cerveaux, qui sont si innocentes par elles-mêmes et qui, pourtant, peuvent introduire le désordre dans toute une vie. Que lui reprochait-on, en somme, en ce pénible moment? Pourquoi était-elle reniée par son père? Pourquoi ses parents avaient-ils fait treize heures de voyage dont ils semblaient tout flétris? Pourquoi cet appareil de justice dans un salon où chaque meuble, chaque objet, la pendule, les tableaux et le lustre, semblaient voilés de pudeur sacrée? Pourquoi? sinon parce qu'Élise avait un jour doucement acquiescé au choix que madame de La Hotte lui faisait d'un mari conforme à son propre penchant pour les Adonis?
Élise souriait, tristement, dérisoirement. Madame de La Hotte pouvait-elle songer à ce point initial d'une série de faits enchevêtrés? Nous oublions si vite! Nous nous rendons si peu compte des motifs de nos actes!
Madame de La Hotte ne comprit pas ce que signifiait ce sourire. Elle crut qu'il répondait par une timide affirmative à la question posée par elle. Elle crut que sa fille, ayant, — ceci était admissible, — à se plaindre gravement de son mari, avait trouvé un plus bel homme encore! Et, à cause de cette possibilité, elle conçut tout à coup pour sa fille une secrète indulgence.
Elle s'approcha d'Élise et lui prit la main :
— Ton père est sévère, lui dit-elle ; mais songe que tu nous fais beaucoup de chagrin…
— Il ne s'agit pas de chagrin! s'écria M. de La Hotte, il s'agit d'une brisure infligée à l'institution de la famille qui est la base de la société. Vous ne vous souciez guère de ces choses-là, vous autres femmes ; vous en venez toujours à vos petits chagrins, à vos satisfactions personnelles. Flattez vos instincts, vos goûts ou vos passionnettes comme vous l'entendez, sapristoche! Mais ne délogez pas un membre de la famille de la place qu'il occupe, une fois pour toutes, de par les actes de l'état civil…
Dès qu'il escalada ces hauteurs, ni sa femme ni sa fille ne l'écoutèrent plus. L'une et l'autre pensaient : « Le voilà sur son dada favori. » Et un imperceptible lien se formait entre la mère et la fille.
Madame de La Hotte était assurément imprégnée des principes qui rendent auguste l'institution familiale ; elle les savait par cœur et les observait elle-même volontiers, mais c'étaient en elle comme de ces notions apprises à l'école, ressassées souvent, et qui n'ont jamais pénétré jusqu'au vif de nous-mêmes ; et, dans la pratique, elle n'obéissait en définitive qu'à ses inclinations. Si elle était demeurée fidèlement attachée à son mari, malgré les innombrables manquements de celui-ci, c'était qu'il était à ses yeux le « bel homme » que nul autre ne saurait dépasser ni remplacer. Elle était simple, n'avait que quelques instincts et quelques idées, et cette heureuse pénurie lui avait constitué une vertu. Elle était, comme presque tout le monde, incapable de se transporter jusqu'au point de vue d'autrui, et elle concevait de la complaisance pour sa fille au moment exact où il lui semblait possible que sa fille eût enfin acquis sur l'homme les vues mêmes qui étaient les siennes.
M. de La Hotte eût pu introduire dans les cœurs les sages notions qu'il possédait s'il se fût heurté à un peu moins d'inintelligence, ou s'il eût eu moins vite un si complet dédain pour les petites cervelles qui l'environnaient. Faute d'être cultivées par lui, celles-ci s'étaient vengées en le rapetissant lui-même : de concepts élevés et féconds, il en était descendu à l'adoption de son humble image d'Épinal : l'arbre généalogique, d'aspect ingrat et ennuyeux, dépourvu de fruits comestibles.
Si madame de La Hotte eut quelques paroles sensées à adresser à sa fille, ce ne fut pas aux profondes sources de son mari qu'elle les puisa, mais au réservoir de son expérience personnelle, et peut-être aussi les dut-elle à cette disposition qu'elle avait à cueillir de la vie ce que celle-ci pouvait offrir de moins amer :
— Ma pauvre enfant, dit-elle, avant de te maudire, moi, je veux encore te laisser le temps de penser à ton principal intérêt. Ne fais fi ni de ta famille ni du monde auquel tu appartiens, parce que tu ne les remplaceras pas. Il nous faut quelqu'un auprès de nous : mieux vaut encore celui qui nous incommode un peu que celui qui peut à chaque instant nous quitter.
M. de La Hotte parut approuver ces paroles. Il avait peu envie d'en ajouter d'autres.
— Eh bien, Élise? dit la mère afin d'aboutir à une conclusion.
Élise sentit les larmes lui venir ; elle se jeta au cou de sa mère et lui dit à l'oreille :
— Maman… Tout ça, c'est très bien, mais je suis amoureuse…
Madame de La Hotte se tut, et, bien qu'elle connût ce qui lui était révélé, elle s'affaissa dans un fauteuil en faisant craquer la housse. L'attention qu'elle dut porter à la déchirure produite la dispensa de retrouver ses esprits. Et ses esprits se concentraient autour de cette idée : « Elle a rencontré un homme plus beau que monsieur Destroyer!… »
A la fin, le temps s'écoulant, personne ne reprenant la parole, madame de La Hotte, incitée à la complaisance par l'image qu'elle se faisait d'une aubaine qu'elle eût jadis secrètement souhaitée pour elle-même, laissa tomber ces mots qui clôturèrent l'entretien :
— Cela passera ; prenons patience. Tout vaut mieux qu'un divorce.
Alors M. de La Hotte retourna vers la porte, sans mot dire. Élise vit son père qui s'éloignait d'elle. Madame de La Hotte se leva ; elle s'approcha de sa fille pour lui dire un dernier mot à voix basse, qui fut :
— Petite sotte! rentre donc chez ton mari tout de même…
Élise fit : « Ho!… » regarda sa mère avec stupeur, et s'en alla.