Élise
XXVII
Élise ne vit Jean-Marie que deux jours après cette soirée :
— Eh bien! demanda-t-il aussitôt qu'il fut à portée de voix, qu'avez-vous vu d'intéressant « là-bas? »
— « Là-bas? » dit Élise. Ah! en effet, j'ai rencontré quelqu'un… Mais vous devez le savoir aussi bien que moi…
— Qui avez-vous rencontré?
— Comment! il ne vous l'a pas dit?… Saulieu.
— Saulieu!… Il ne m'a rien dit. Du moins, il m'a dit quelque chose, mais non pas qu'il vous avait vue.
— Pourquoi ces cachotteries?
— Ma chère amie, Saulieu avait plus important à raconter : il m'a annoncé son mariage.
— Ho?… C'est pour cela qu'il avait l'air si satisfait. Et qui épouse-t-il?
— Mais, Clara.
— Ah! bah!
— Quoi d'étonnant? Qu'est-ce qui s'oppose à cette régularisation?
— Ils ne s'aiment guère…
— Justement! Comme il le dit lui même : le mariage ne leur fera perdre aucune illusion ; ils n'en goûteront que les avantages.
— Ha!
Et l'un des premiers avantages que durent goûter Saulieu et Clara, légitimement — voire religieusement — unis, fut de se présenter ensemble chez les Josse et d'y jouir non seulement du prestige que donne toujours, pour un moment, une situation heureuse et nouvelle, mais de celui que leur conférait là une situation enviée de tous — et des maîtres de maison eux-mêmes!
Saulieu savait se tenir quand il le fallait. Il avait moins de suffisance aujourd'hui, uni et béni, qu'il n'en avait laissé paraître la dernière fois, alors qu'il portait son secret. Clara, encore jeune, pouvant passer pour jolie, mais dans une mesure à ne point porter ombrage en un milieu qui voulait être grave, Clara, femme d'un grand joaillier, était remarquable par sa simplicité et ne portait pas un bijou. On la trouva tout à fait bien. Élise entendit un dialogue entre deux hommes dont l'un disait : « Mais, c'est un vieux collage!… » et dont l'autre, vertement, répondait : « Qu'en savez-vous? des calomnies! »
Clara accorda à Élise tout juste l'attention qu'on ne saurait refuser à une femme déjà rencontrée. Saulieu, lui, affecta plutôt de ne lui en accorder aucune.
On allait chez les Josse le mercredi soir. Le mercredi suivant, Clara vint vers Élise, mais c'était pour lui dire les noms des personnes chez lesquelles elle avait dîné dans la semaine. La promotion de juillet, pour le ministère de l'Industrie et du Commerce, venait de paraître, et Saulieu était nommé chevalier de la Légion d'honneur. Comme il était, d'ailleurs, intelligent, et très capable en matières économiques et financières, Saulieu se haussait, chez les Josse, et sa femme partageait son sort.
Il y eut fête à la taverne, cela va de soi ; fête sur fête, car ces messieurs offrirent un banquet à Saulieu.
Et pendant ce temps Élise était privée de Jean-Marie.
Un autre soir, un soir sur lequel elle avait compté pour aller avec son ami, par le bateau, dîner à Saint-Cloud, — partie jadis si chère! — lui fut ravi en outre : les Saulieu offraient à dîner. Jean-Marie, invité, pouvait-il leur manquer? Non.
Et, dans la même semaine, les Saulieu commencèrent à recevoir.
C'était le tour de Jean-Marie à présent de « sortir ».
— Qui y avait-il? lui demanda mélancoliquement Élise.
— Oh! un monde différent de celui des Josse, moins savant sans doute, mais celui-là, enfin, régulier. Saulieu est très sévère : il a décidé de ne jamais admettre chez lui une femme non mariée à l'église.
Jean-Marie disait cela sans aucune ironie. Élise écouta cela sans ajouter aucun commentaire.
Arriva l'époque des vacances.
Comme toujours, à pareil moment, Jean-Marie se sentit envahi par la nostalgie de la mer et du pays natal. Élise le conduisit à la gare Montparnasse et revint seule jusqu'au quai du Louvre.
Encore si jeune, et de santé robuste, elle éprouvait que ses jambes ne la portaient plus ; elle crut aussi que les « choses tournaient ». Mais elle s'aperçut qu'il faisait extrêmement chaud, et aussi que sa vue était brouillée par les larmes. Jadis, en pareil cas, elle eût hélé un fiacre ; mais elle se souvint aussi que la plus étroite économie lui était imposée par les dépenses inconsidérées qu'elle avait faites en son appartement pour recevoir…
Pour recevoir!…
Elle poursuivit donc son trajet, à pied.
Quand elle passa devant la loge, madame Courvoisier, qui savait tout, détourna la tête pour ne point montrer à sa locataire la pitié que l'infortunée jeune femme lui inspirait.
La solitude, la solitude tant louée, alors Élise la goûta! Et elle la goûta pendant deux mois et demi…
Pour compagne, elle eut cette pendule de sa chambre à coucher, dont elle avait tant considéré les aiguilles lors de la première absence de Jean-Marie. De combien d'idées sont chargées par les solitaires ces petites tiges de métal au service du redoutable temps! Trois années auparavant, elles partaient d'une heure émue pour avancer vers une heure bienheureuse, car, si le départ déconcertait l'amante, le retour, croyait-elle, la devait combler. A présent, le départ, tout prévu qu'il fût, lui était aussi pénible que jadis, mais elle savait que le retour ne lui rendrait qu'un amant dispersé, occupé de soins étrangers auxquels elle le devrait disputer par lambeaux. Elle ne désirait pas moins ardemment ce retour, et son impatience était la même devant les signes tangibles de l'écoulement des heures.
L'été fut lourd. Tout Paris s'enfuit, jusque même M. Angelus. Élise baissait les stores, fermait les rideaux, demeurait dans l'obscurité, n'y pouvait rien faire, sommeillait, et attendait… Elle attendait quoi? D'abord la nuit, afin d'ouvrir et de faire effort, à la fenêtre, pour aspirer quelque air rafraîchi qui pouvait venir de la Seine. Il venait surtout des moustiques qui rendaient la nuit plus pénible que le jour.
Et un jour recommençait.
Élise s'obstinait à écrire à Jean-Marie de longues lettres qui n'exigeaient pas de réponse, les hommes faisant admettre une fois pour toutes que l'écriture n'est pas leur fait. En réalité, c'est dans la confection de ces lettres qu'Élise passait ses difficiles vacances. Elle y disait à Jean-Marie ce qu'elle n'osait jamais lui exprimer en face. Elle y disait surtout ses rêves, ses désirs, et la vie idéale qu'elle eût voulu mener avec lui. Ce qui eût paru ridicule en paroles semblait légitime à la malheureuse, en cette littérature épistolaire où la poésie est permise. C'était pourtant bien à Jean-Marie qu'elle s'adressait, à Jean-Marie qui n'écoutait guère de telles sornettes ; mais, à distance, elle se créait un Jean-Marie plus complaisant, d'esprit plus ouvert et capable de chevaucher avec elle les belles nuées des songeries éperdues.
D'ordinaire, et aux époques où elle se croyait presque heureuse, elle transposait, par le miracle de l'amour, la réalité désolante ; mais la vie devenue tout à fait misérable la rejetait, hors du réel, en plein rêve! Seule, en face de sa pendule, en ces lourdes journées d'été torride, c'est peut-être alors qu'elle se connut le mieux en toutes ses aspirations. C'est peut-être l'instant unique où elle poussa jusqu'à la qualité suprême tout ce que son destin avait déposé en elle d'excellent. Sans s'en douter, sans le vouloir, et croyant ne faire rien d'autre qu'écrire à son amant, elle participait à cette vie superposée des poètes, des grands libérés du monde par le colloque avec leur être intime, étonnant entretien que rend possible la nécessité de trouver l'expression qui ne s'adresse pas aux foules, pas à autrui, mais à un dieu intérieur difficile à contenter, et dont l'acquiescement seul apaise. Une circonstance, souvent assez vulgaire, sert habituellement de prétexte à ce voyage au plus haut de nous-même. Nulle proportion entre la valeur de l'occasion ni même entre notre propre valeur d'apparence habituelle, et l'ascension qui s'accomplit alors : nous sommes sur les sommets, les neiges éternelles nous entourent, au-dessus de notre tête est la nuit interplanétaire ; le monde vivant se tait, il est invisible, il semble détruit ; et une voix résonne auprès de nous, qui est la nôtre et que nous ne reconnaissons pas…
Un instant! un instant, la mesquinerie des hommes et la difficulté de leurs mœurs sont oubliées… Un instant, Élise croit qu'il n'y a plus d'obstacles devant sa générosité, sa bonté, ses désirs d'amour!… C'est qu'il fait si chaud dans la ville que tout le monde en est parti ; et c'est que le cœur de l'infortunée a subi de telles meurtrissures qu'il est passé par delà la région de la douleur, et il s'exalte en chantant…
Ces lettres d'Élise, griffonnées dans l'ombre d'une pièce étouffante, et dans les pires moments de détresse, étaient des descriptions idylliques d'un bonheur de féerie.
Elle voguait avec son bien-aimé sur un bateau à voile ; elle voyait fuir à l'horizon le rocher de Granville, et grossir, d'autre part, ces masses de goémons et de varechs que sont les îles Chausey. Ensemble ils abordaient là ; ils connaissaient la modeste auberge avec une chambre blanchie à la chaux. Dans l'île et dans les îlots, personne! Personne!… Des rochers, du sable, des filets à poisson, des lits d'algues et l'odeur iodée des plantes marines… Et puis rien, rien que le ciel, la mer et deux amants… Et à son bien-aimé Élise parlait comme elle ne faisait point d'ordinaire. Elle lui parlait et il la comprenait… Elle lui prêtait un esprit, un cœur… Elle lui transcrivait dans sa lettre tout ce qu'elle imaginait qu'il lui pouvait dire. Et elle s'évertuait à lui recommander : « Ne me réponds pas que tu ne me dirais pas cela! Tu ne sais pas… Tu ne sais pas… Mais, moi, je sais que tu le dirais, si, une fois, tu étais avec moi seul, bien seul!… »
Être seule et tout à fait seule avec lui, voilà, selon elle, la circonstance qui devait opérer le miracle et faire de Jean-Marie l'être qu'elle voulait qu'il fût. Elle n'avait jamais douté qu'il pût manquer à Jean-Marie autre chose que cette circonstance. C'était cette foi qui la maintenait constamment égale en sa passion. Que la circonstance se réalisât, et, tout simplement, c'était le bonheur!…
Jean-Marie répondait quelquefois à ces lettres, de façon à prouver qu'il les avait reçues, mais non qu'il en avait pris connaissance. Il parlait du temps, du nombre approximatif des baigneurs, et quelquefois de certains vieux matelots du port, qu'elle connaissait. Ce qui prouvait aussi ou qu'il n'avait pas lu ou qu'il n'avait pas compris les lettres, c'est qu'il disait être allé en bateau à voile aux îles Chausey… Il n'était pas méchant ; il ne se fût pas complu à la faire souffrir. Il ne risquait jamais une allusion, sinon à ce qu'il avait fait ou vu. Élise connaissait son style, et si elle ne s'étonnait pas de cette insuffisance, elle n'y trouvait pas non plus prétexte à se refroidir ou bien à retenir, elle, dans sa prochaine lettre, l'abondance de ses épanchements et les élans de son cœur.
Une chose, par exemple, l'étonna, un matin, la stupéfia même, et l'ébranla pour plusieurs jours, ce fut de recevoir une carte postale de Clara, une carte postale datée de Granville :
« Mille souvenirs. »
« CLARA. »
C'était tout.
Comment les Saulieu étaient-ils à Granville? Comment surtout y étaient-ils sans que Jean-Marie parlât d'eux dans sa lettre reçue en même temps que la carte postale?
Après des jours employés à imaginer toutes les hypothèses, Élise fut tirée de son incertitude par une seconde carte de Clara portant le timbre anglais de Jersey. Mon Dieu! c'était tout simple : les nouveaux époux faisaient par Granville cette excursion de Jersey, qu'elle avait faite jadis et où s'était noué son malheureux mariage. Peut-être n'avaient-ils pas même vu M. Le Coûtre au moment où Clara avait jeté sa carte à la boîte. Après tout, c'était plutôt gentil de la part de Clara d'avoir pensé à Élise qu'elle savait originaire de Granville.
La seconde carte était moins chiche de mots que la première. Clara décrivait l'île, et, dans un coin, en tout fins caractères, faute d'espace, elle disait : « Nous avons fait la connaissance de votre famille… »
Élise avait adressé, après réception de la première carte postale, une lettre à Jean-Marie, le priant instamment de lui répondre si, oui ou non, il avait vu les Saulieu. Et Jean-Marie ne répondait pas. La seconde et même une troisième carte postale parvinrent à Élise sans qu'elle eût le moindre mot de Jean-Marie.
Au bout de quinze jours seulement, quand une nouvelle carte de Clara annonça : « Nous voilà de nouveau à Granville », Jean-Marie écrivit, sans faire état de son retard ; il écrivit comme à l'ordinaire, et n'ayant d'ailleurs rien à dire. Pas un mot touchant les Saulieu ; pas un mot de la présence des Saulieu signalée à lui par Élise elle-même.
A la lettre anxieuse qu'Élise lui adressa là-dessus, il répondit simplement : « Les Saulieu sont encore là ; ils se plaisent beaucoup ici. »
Évidemment Jean-Marie était en voyage à Jersey. Mais pourquoi ne l'avoir pas dit? Élise se perdit en conjectures.