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XIX

Ils allèrent donc, le mardi, dîner chez Lapérouse, et d'assez bonne heure. Beaucoup de tables étaient inoccupées encore.

Jean-Marie, qui recherchait toujours le voisinage des fenêtres, s'installa près de l'une d'elles, dans une pièce petite au plafond bas, aux murs ornés de peintures vieillottes, et il commanda le menu, tout en reluquant les personnes qui entraient dans la même salle, celles qui passaient par cette salle pour pénétrer dans la suivante, et celles même que l'on voyait par la porte ouverte, passer directement de l'escalier à la salle du fond.

Élise et Jean-Marie n'avaient pas achevé le potage, que firent leur entrée Saulieu et sa maîtresse. Ceux-ci allèrent tout droit à une table située à l'encoignure opposée, c'est-à-dire qu'Élise, assise vis-à-vis de Jean-Marie, les voyait et voyait surtout la maîtresse de Saulieu, celui-ci tournant le dos à Jean-Marie.

Avant de s'asseoir, les hommes s'étaient reconnus et avaient échangé un signe. Jean-Marie, d'abord pâle, avait « piqué un soleil » comme un collégien.

Nullement troublée, Élise lui demanda :

— Tu les connais?

— C'est un joaillier de la rue Daunou ; je le rencontre à la brasserie…

Elle est bien, dit Élise.

Jean-Marie se sentit d'une lâcheté totale. Il eût pu préparer Élise, la sonder, savoir ce que lui produirait un contact plus rapproché, et menaçant, avec un ménage irrégulier comme le sien… A vivre dans l'irrégularité on se donne à soi-même de bonnes raisons, mais aux autres?… Il n'ajouta pas un mot sur le couple voisin.

Élise demanda :

— Quel âge lui donnes-tu?

— A qui?

— A la femme de ton joaillier…

— Je ne sais pas… La trentaine peut-être.

— Tu la connais donc?

— Pourquoi?

— Tu lui donnes la trentaine, et tu ne la vois pas ; tu ne l'as pas regardée!

— Je la connais pour l'avoir vue à la brasserie.

— Ces messieurs, alors, amènent leur femme à la brasserie?

— Mais, voyons! Crois-tu que ce soit un mauvais lieu?

Élise, après tout, n'ayant été que fort peu parisienne, ignorait ce détail de mœurs. Et elle ne lui reconnaissait d'ailleurs pas d'importance. Mais elle regardait beaucoup la jeune femme, qui lui rendait la pareille amplement.

— Elle n'a pas l'âge que tu lui donnes, dit-elle à son ami. Elle est décidément bien.

— Ils s'adorent, dit Jean-Marie.

Il ne savait si Saulieu et sa maîtresse s'adoraient, mais l'optimisme et la bonne humeur d'Élise, après qu'il avait appréhendé des catastrophes, lui faisaient tout interpréter d'une manière favorable. Son bel appétit reprit. Élise, qui regardait toujours le couple, demanda :

— Est-ce qu'ils ont des enfants?

— Non, dit Jean-Marie.

— C'est dommage!

Il fut alors sur le point de lui dire qu'ils n'étaient pas mariés. Après quoi, tout eût été facile : Élise, sachant à quoi s'en tenir, les accueillerait ou non. Oui, mais s'il lui déplaisait de les accueillir? Et il ne dit rien. Il eût pu, par contre, pousser Élise vers le but qu'il souhaitait d'atteindre en entamant l'éloge soit de la jeune femme, soit de Saulieu. Mais rien de tout cela!

L'heure s'écoulait. Il était visible que, dans la salle du restaurant, les deux couples, seuls, étaient là « en partie », et décidés à dîner bien.

Aux autres tables, des clients habituels, appelant maître d'hôtel et garçons par leur prénom, causant familièrement avec le patron, déjà réglaient leur addition.

Élise, qui avait bu du champagne, eut une idée juvénile :

— Nous allons rester seuls, eux et nous, dit-elle.

Et cette constatation simplette la fit sourire. Jean-Marie était abasourdi, mais troublé encore.

Le moment vint, en effet, où les deux tables, seules, demeurèrent occupées. Il fallait parler très bas pour qu'on ne s'entendît point de l'une à l'autre. Alors le cœur de Jean-Marie se reprit à battre avec excès ; et celui d'Élise aussi, mais pour un motif différent.

— Si je n'étais pas avec toi, dit Élise, tu leur parlerais…

— Évidemment!

— Ils t'auraient peut-être invité à leur table?

— C'est probable. Et puis?

— Et puis, je te gêne : voilà ce que je constate.

Jean-Marie empoigna de sa main puissante les doigts menus d'Élise, et, très sincèrement, il les retint avec tendresse.

Élise demeura un moment mélancolique. Elle faisait un retour sur elle-même et sur les choses. Alors elle eut cette réflexion inattendue, qui stupéfia son amant :

— C'est bien la première fois, soupira-t-elle, que je regrette de n'être que ta maîtresse!…

Si une occasion de parler devait se présenter, c'était bien celle-là. Jean-Marie n'eût jamais osé souhaiter circonstance plus favorable à ses fins ; et il pouvait ainsi atteindre son but sans déloyauté finale. Mais il était trop surpris, trop ébaubi par la trop belle faveur du destin. Et en outre, comme toujours, se présentait l'idée de parler, de s'engager dans une explication, de dire par exemple : « Nous ne sommes qu'amants? Mais eux aussi!… Alors?… » Non ; il dit un mot quelconque et inutile :

— Pourquoi?

— Parce que, dit Élise, tu aurais pu te trouver avec des gens qui t'amuseraient peut-être… Et je serais tout de même restée avec toi…

Non, Jean-Marie n'était pas homme à piétiner si longtemps et à se donner des palpitations comme une femmelette!… Puisqu'il était encouragé par Élise elle-même, et sans bien saisir d'ailleurs ce qu'il y avait de charmant dans l'être délicat dont il retournait le sort comme une carte à jouer, sans s'incliner à gauche ni à droite, tout en savourant son café, il mima soudain, vulgairement, une scène de Footit et de Chocolat qui désopilait alors Paris, au Nouveau-Cirque. La scène était classique parmi les habitués de la brasserie fréquentée par Saulieu et Le Coûtre. On imitait le téléphone, instrument encore rudimentaire. Et Jean-Marie, prenant tout à coup un étrange accent anglais, dit :

— Allô!…

— Allô!… répondit sur le même ton Saulieu, sans plus bouger que n'avait fait Le Coûtre.

— Avez-vô bien dîné?…

Puis ils ajoutèrent quelques propos d'une parfaite niaiserie.

La maîtresse de Saulieu riait à s'étouffer.

Élise assistait à cela, sidérée, le jugement suspendu, ne sachant pas… N'avait-elle pas vu les choses les plus extraordinaires depuis qu'elle avait dit adieu aux mœurs des siens? N'avait-elle pas tout trouvé beau et bien, pourvu que son amour le couvrît? Elle faisait la figure d'une jeune femme mariée à un étranger et qui assiste pour la première fois à une représentation donnée dans une langue qu'elle ignore, mais qui est celle de l'homme aimé d'elle.

Élise éprouvait, par-dessus tout, la satisfaction de voir son amant rasséréné, rieur, et mieux dans son élément, sans aucun doute, qu'il ne l'avait jamais été depuis qu'elle le connaissait.

La farce des deux pantins se poursuivait, à l'inextinguible joie de l'amie de Saulieu, qui, parfois, d'une voix cristalline, ajoutait du sien aux communications téléphoniques. La glace, par le moyen de ce jeu, était rompue. Le moyen, après cela, de ne pas se rapprocher? Les présentations, du moins celles des deux femmes, furent faites en bredouillant. Parmi les rires, Élise ne remarqua même pas que son amant disait, non pas : « Monsieur et madame », mais « Monsieur Saulieu » et puis : « Madame… »

On se réunit pour prendre les liqueurs. Élise ne pensait pas à elle-même, pas davantage à la situation, mais seulement à la joie de Jean-Marie.

Quand on se quitta, Élise dit à son amant :

— Tout de même! j'ai un scrupule…

— Renfonce-le! dit Jean-Marie.

Il devenait brutal, comme il était devenu d'une assez lourde vulgarité, aussitôt en contact avec sa compagnie ordinaire.

Et il remit à plus tard l'ennui d'avouer à son amie que son scrupule était superflu et que le couple auquel il l'avait mêlée n'était pas plus régulier que le leur.

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