Élise
ÉLISE
PROLOGUE-ÉPILOGUE
D'un carnet de notes qui date d'une vingtaine d'années, j'extrais les quelques pages suivantes où je ne modifierai que les noms de personnes.
« Granville, 17 août 189…
» Je suis assis, à table d'hôte, en face d'un couple dont je redoute les avances. Pour avoir entendu l'homme et la femme échanger entre eux quelques mots, j'ai l'appréhension d'être amené à « faire connaissance ». Pourquoi cette crainte? Ces gens sont simplement ordinaires. La femme n'a guère plus de trente ans et n'est pas laide. L'homme a la quarantaine ; il est décoré ; il est quelconque ; il n'a pas l'air d'un sot. Mais quelle façon de parler à sa femme! Et ils s'entretiennent d'une « madame de Vamiraud », d'un « monsieur » et d'une « madame de La Hotte-Saint-Pair ». Seraient-ils les domestiques endimanchés ou les régisseurs de quelque hobereau?
» Et pourquoi aussi me donné-je la peine, moi, de griffonner ces notes à leur propos? Je le sais bien! C'est parce que je les ai vus, tantôt, adresser un salut, très bref, à cette jeune femme à l'air triste et singulier, que j'ai tant regardée sur la terrasse du Casino. Ils la connaissent. Par eux je pourrais savoir qui elle est. Et cependant je me refuse à « faire connaissance ».
» Ce n'est pas vilain du tout, cette plage de Granville. Elle s'arrondit en hémicycle. Trop de galets ; mais de beaux rochers ; et puis, là-haut, sur la gauche, la vieille ville bien perchée. Des remparts, et un bon clocher de granit qui a dû essuyer des tempêtes. Comme de juste, on a gâché la vue en construisant un Casino en planches, affreux, et qui a l'air d'une gare provisoire de chemin de fer départemental. Mais, pour que les hommes se plaisent en un endroit, il faut qu'ils y abîment quelque chose.
» Si l'on a les chevilles solides, on peut faire une jolie promenade sur les rochers au pied des remparts de la vieille ville. Les baigneurs ne s'y hasardent guère ; on y touche la mer brutale et sa côte rugueuse ; on y perd de vue tout ouvrage rappelant une station d'été ; et les filles du port qu'on y surprend parfois, à leur bain, sans les troubler le moins du monde, nues comme Ève, ou se dévêtant dans une crique, me font, au soleil couchant, plutôt penser à des René Ménard ou à la simplicité des temps primitifs.
» On m'a dit que, tout près d'ici, les îles Chausey, minuscule archipel de rocs arides ou couverts de goémons, vous laissent imaginer que vous êtes à mille lieues du monde habité. »
« 18 août.
» On est informé de tout malgré soi, et jusque même des choses que l'on ne désire pas connaître.
» Tantôt, j'apprends le nom du couple qui me fait vis-à-vis, par un grand et fort homme qui vient demander « monsieur et madame Saulieu » et à qui l'on répond : « Les voici, monsieur Le Coûtre. » Je sais donc le nom d'un Le Coûtre, par-dessus le marché.
» Dès lors, mon attention se porte sur les enveloppes, assez nombreuses, déposées dans le casier de « M. Saulieu ». Ce M. Saulieu est joaillier, je ne sais quel numéro, rue Daunou.
» Tout cela ne m'intéresse absolument pas. Mais ce joaillier, du nom de Saulieu, donne des coups de chapeau à la jeune femme triste et singulière. Et le nommé Le Coûtre en fait autant.
» L'un et l'autre saluent cette jeune femme et ne lui parlent pas.
» L'un, Saulieu, a parlé tantôt à une jeune femme qui accompagne celle à qui il ne parle pas, et, pendant le colloque, cette dernière a ostensiblement affecté de s'écarter… Quant à l'homme, grand et fort, qui salue aussi, il n'accomplit cet acte de politesse que dans la rue ou sur le cours ; je ne l'ai jamais vu au Casino ni sur la plage.
» Encore une fois, qu'est-ce que cela peut me faire? Mais je suis seul ; je ne m'amuse guère ; et j'aime à regarder, à deviner. »
« Iles Chausey, 19 août.
» Ça y est. J'ai fait la connaissance du joaillier Saulieu, de son épouse et de l'homme grand et fort dont j'avais oublié le nom : Le Coûtre. Ce qui est étonnant est que j'ai fait leur connaissance parce que je l'ai voulu! Ce qui est stupéfiant est que je l'ai voulu dans le moment où ces gens-là m'agaçaient le plus. A seulement les entendre parler, je m'irrite ; et leurs sujets d'entretien, qui sont d'assez ordinaires commis voyageurs, étaient particulièrement désobligeants cette après-midi aux îles Chausey, poétique désert au parfum de varechs. Oui ; mais ils mêlaient à leurs propos vulgaires le nom cent fois répété de madame de Vamiraud, et ils avaient ajouté à ce nom, — mais avec quels airs! et de quel ton tout à coup abaissé! — le modeste nom d'« Élise », qui ne saurait, à cause de ce ton et de ces airs, appartenir à madame de Vamiraud, ni cependant à la femme de chambre de celle-ci, mais vraisemblablement à quelqu'un qui, pour un motif que je n'ai pu démêler, n'est jamais ni nommé à haute voix ni appelé de son nom de famille. J'ai été démangé tout à coup d'une curiosité exaspérée ; je me suis rapproché un peu d'eux à la table d'auberge où nous étions seuls. J'en ai été d'ailleurs pour mon geste inconsidéré : ma présence les a fait taire.
» Nous avons échangé des banalités. Tout le reste de l'après-midi, en les rencontrant dans l'île, qui n'est pas très grande, j'ai dû croiser mes mots stupides avec ceux de mes nouvelles connaissances, ce qui, pour moi, a rompu en petits morceaux le plaisir, que je m'étais promis, de rêvasser solitairement dans ce désert marin. »
« 20 août.
» Une journée torride. Je cherche de l'ombre. Je me réfugie sous les vieux ormes du cours Jonville, qui répandent une nuit assez épaisse. Un ruisseau, canalisé, court près de là ; on entend le bruit des laveuses, et cela vous confirme la proximité de l'eau et vous donne l'illusion d'un peu de fraîcheur.
» Mais je m'ennuie presque aussitôt, et alors me voilà échoué à la salle de lecture du Casino. Un soleil implacable incendie la faible toiture. Comment ces baraques ne prennent-elles pas feu! Je me balance dans un rocking pour me laisser croire que l'air s'agite, et je m'évente à l'aide d'un journal que je ne lirai pas.
» Peu de monde ; mais, parmi les oisifs désemparés, je vois entrer la jeune femme triste et singulière. Pourquoi me plaît-elle? Est-ce à cause de la façon dont j'ai entendu que l'on parlait d'elle? Est-ce qu'elle excite ma compassion par son visage malheureux? Est-ce parce que, simplement, elle me plaît?
» Elle a été s'asseoir à table ; elle a écrit, longtemps. Elle ne lève les yeux sur personne. Se réfugier, comme un étranger, comme moi-même, sous les planches brûlantes d'un lieu public quand on a sa famille et sa maison de famille dans la ville! Car, aux bribes de conversation saisies par moi hier à Chausey, j'ai compris ce détail. Elle est bien de Granville ; elle est parente de madame de Vamiraud et des La Hotte-Saint-Pair. Saint-Pair est le nom d'une commune des environs.
» Je suis resté là longtemps, parce qu'elle a écrit longtemps. Quand elle s'est levée, elle tenait à la main deux enveloppes fermées ; elle a passé tout près de moi. J'ai aspiré son parfum. Je l'ai suivie! Mon désœuvrement a quelque chose de pitoyable.
» Elle n'a pas fait timbrer ses lettres ; elle ne les a pas jetées à la boîte ; elle les a conservées à la main. Elle est descendue sur la plage et s'est dirigée tout droit vers une cabine. Il n'y avait pas encore trois personnes à l'eau. Elle se baigne seule et de bonne heure. Je l'ai regardée, ensuite, de loin. Elle nage bien ; je me suis fatigué les yeux à ne pas perdre de vue son bonnet de bain, bleu clair. »
Le carnet de poche d'où sont extraites les notes précédentes en contient beaucoup d'autres, dont je fais grâce au lecteur, parce qu'elles s'éloignent de l'unique sujet que j'ai dessein de traiter ici. Je tourne quatre pages en tête desquelles on lit : « Il pleut » ; « Il pleut toujours » ; « Pluie diluvienne ». J'ai dû passer ces mornes journées à me morfondre dans une chambre d'hôtel et à jeter rageusement sur mon calepin des projets de romans, de nouvelles, de réflexions professionnelles comme celle-ci, par exemple, qui m'était sans doute inspirée par la lecture d'un livre alors à la mode ; « La description oiseuse : grande erreur du temps… Avant tout, ne jamais décrire un objet, qu'il ne soit traversé d'un rayon de lumière spirituelle, etc. » Il faut arriver au 25 août pour trouver une page, mais il est vrai, capitale, sur notre sujet.
« 25 août.
» J'essaie d'écrire comme si je n'étais pas ému. Mais ma main tremble. Allons, je veux rapporter fidèlement, posément, en témoin étranger, ce que j'ai vu.
» Le beau temps revenu, la température était délicieuse. On pouvait se promener au soleil. J'ai fait les cent pas sur la plage, aussitôt après le déjeuner. J'ai été m'asseoir sur les rochers. L'heure du bain m'a ramené vers la plage. Comme je posais le pied sur les premiers galets, j'ai vu sortir d'une cabine et puis descendre en courant vers la mer le bonnet de soie bleue. C'est évidemment lui que je cherchais, mais, l'ayant vu, je suis ainsi fait que je n'ai pas voulu avoir l'air de m'intéresser à lui outre mesure et qu'au lieu de le regarder approcher de la mer, j'ai poursuivi ma marche jusqu'à l'autre extrémité de la plage, sans presser aucunement le pas. Je ne me suis donc retourné qu'après avoir heurté les autres rochers, ceux qui sont hérissés au pied du bloc où s'assoit la vieille ville.
» Mais, à peine avais-je fait demi-tour, que je fus frappé par un mouvement inusité parmi les baigneurs : ils s'aggloméraient en un point ; d'autres, au contraire, quittaient rapidement la mer, empoignaient leur peignoir, remontaient la plage, s'arrêtaient tout à coup, et quelques-uns redescendaient, presque aussitôt, pendant que la terrasse du Casino se garnissait ; une quantité de gens apparaissaient sur la plage. « Un accident! » pensai-je. Et simultanément, j'avais la conviction qu'une seule personne pouvait avoir été victime d'un accident : celle qui portait le bonnet bleu. La troisième idée et les suivantes qui m'ont frappé ont été celles-ci : « Je n'y peux rien!… Il est trop tard!… C'est affreux!… »
» A peine accélérai-je mon pas, en m'approchant de la foule à présent compacte. J'avais vu, du canot où pagaye continuellement un maître-nageur, deux hommes plonger sur le probable « lieu du sinistre ».
» Mais, ayant, je ne sais vraiment pas pourquoi, la conviction que l'accident était arrivé au « bonnet bleu », comme, d'autre part, je savais que le « bonnet bleu » était excellent nageur, l'accident ne devait être causé ni par la fatigue, ni par une imprudence ou une maladresse, ni vraisemblablement par la crampe d'un membre, mais par l'asphyxie. Je déclarai le cas désespéré, apportant à cette conclusion pessimiste la conviction que nous inspire tout malheur qui semble dirigé contre nous, personnellement.
» Les plongeurs remontaient, soufflaient, s'agrippaient au canot et replongeaient ; un maître-baigneur avançait avec peine, à la nage, gêné par son lourd pantalon. Hélas! bientôt dix minutes allaient être écoulées depuis le moment où j'étais revenu sur mes pas, et l'« accident » avait dû se produire bien auparavant, c'est-à-dire au moment que tout doucement je m'éloignais après avoir vu courir le « bonnet bleu ».
» Car la victime était bien la jeune femme au bonnet bleu ; je le sus, sans étonnement, mais non pas sans pâlir, dès que je me mêlai aux groupes. Je sus même aussitôt son nom : on l'appelait madame Destroyer.
» Les recherches durèrent encore un grand quart d'heure ; mais elles devaient être vaines. Je m'indignai que le bain ne fût pas manqué pour tous. Peu de temps après ces quelques minutes dramatiques, le public habituel s'agitait dans l'eau indifférente ; le canot contenant le maître-baigneur se balançait et semblait danser parmi des vivants, au-dessus d'un cadavre. Et un soleil, d'une splendide magnificence, s'abaissait sur une mer parfaitement calme. »
« 26 août.
» Je ne veux pas rester ici. Je m'en vais. J'ai retenu ma place au bateau de Jersey.
» La mer n'a rien rapporté… Cela « s'explique, paraît-il »?
» Voici la version que l'on donne. Madame Destroyer était en effet une bonne nageuse ; née à Granville, elle avait une complète expérience de la mer. Elle aurait pris tout simplement son bain trop tôt après le repas. Cependant, je l'ai vue entrer à l'eau, alors que de nombreuses personnes y étaient déjà, et certainement après quatre heures et demie. Oui ; mais elle appartenait à une famille soumise aux anciennes mœurs, qui a coutume de faire venir chaque année ses membres jusque du fond des plus lointaines provinces et qui les réunissait, le jour fatal, en un déjeuner plantureux, lequel s'est prolongé plus que de coutume.
» On dit, depuis, que ce déjeuner était une sorte de fête de famille dans le genre de celle qui fut donnée, selon l'Écriture, pour le retour de l'enfant prodigue. Tels sont les termes qu'ont employés les Saulieu, sans vouloir dire davantage. Ces termes ne font qu'accroître l'intensité du brouillard qui plane sur l'aventure, mais, précisément à cause de cela, ils s'harmonisent avec ce qu'il y avait d'incertain, d'embarrassé et, ma foi, disons : de mystérieux, dans l'attitude de madame Destroyer au milieu des siens, et dans l'attitude vis-à-vis d'elle de plusieurs personnes amies de sa famille. Enfin, je n'oublierai pas que les Saulieu disaient : « madame de Vamiraud » pour désigner cette jeune femme, compagne ordinaire de madame Destroyer, et à qui ils parlaient, tandis qu'ils disaient : « Élise » pour désigner madame Destroyer, à qui ils ne parlaient pas.
» On jase. Toute la ville parle de l'événement et ne parle que de cela. Que n'ai-je pas entendu dire?
» Le curieux est que les Saulieu, qui la connaissaient, puisqu'ils avaient prononcé son petit nom, et qui naturellement sont interrogés par tout l'hôtel, se tiennent sur une réserve presque exagérée. Je sais qu'ils ont été faire visite à la famille, à madame de Vamiraud notamment, qui est bien la propre sœur de celle qu'on nommait Élise. Et ils sont muets comme des tombeaux, comme cette mer qui a englouti Élise et ne la rend pas.
» Je les ai interrogés moi-même. A la suite d'un événement pareil, jusqu'à des étrangers s'informent, que diable! Ils m'ont dit, l'un et l'autre séparément, ces rustres :
— C'est très délicat.
» Ce qui n'est pas délicat, c'est de dire cela d'une jeune femme morte. Cela laisse supposer… Au fait, laisse supposer quoi?
» Je ne sais en vérité que penser, mais ma curiosité touchant cette jeune morte est piquée au vif.
» Un fait à retenir : j'ai croisé, ce soir, dans l'ombre, sur la jetée, le couple Saulieu accompagné du grand homme robuste dont j'ai encore une fois oublié le nom. A mon approche, ils se sont tus. Je ne les ai pas abordés. Mais, en les croisant de nouveau plus près des lumières du port, j'ai distingué nettement que le grand homme robuste pleurait!… il pleurait : je l'ai vu s'éponger les yeux avec son mouchoir, pendant qu'il marchait à côté de ses amis ; et, tout à coup, je l'ai vu s'asseoir sur une borne. Il s'est pris la tête à deux mains. Il a une chevelure épaisse et grisonnante qu'il secouait en désespéré. Il pleurait comme un enfant.
» J'ai entendu madame Saulieu lui dire à demi-voix :
— Allons, allons, Jean-Marie!…
» Je me souviens que l'homme grand et fort, Jean-Marie, causait aux îles Chausey, familièrement, avec les Saulieu, quand ceux-ci ont prononcé le nom d'Élise. Lui ne l'avait pas nommée.
» Un roman entre la jeune femme trop charmante qui répondait au nom d'Élise et l'homme que j'ai vu secouer ses cheveux poivre et sel, après s'être affalé, comme un matelot du port, sur une borne! Non, voyons…
» Ma remarque ne vaut absolument rien : je le sais, car les grandes amours sont extraordinaires en tout. »
« 27 août.
» Le plus curieux est que je ne pars pas pour Jersey. J'apprends trop de choses. Je suis trop homme de lettres : un événement qui a failli me toucher le cœur s'enrichit de détails innombrables qui m'atteignent l'esprit ; et me voilà accaparé par un « sujet ». Je n'ai plus besoin de m'informer : on me renseigne. Les langues ne se tiennent plus ; elles se délient outre mesure. L'inconvénient est qu'on dit trop ; il faut mettre de l'ordre, trier, user plus que jamais de ce sixième sens, qui consiste à percevoir le « vraisemblable ».
» Un hasard précieux me sert. Il se trouve qu'un des hommes en qui j'ai le plus de confiance, un vieil écrivain de valeur et méconnu, s'est trouvé mêlé de la façon la plus baroque au mystère que je cherche à éclaircir. Il est discret, mais ne me refusera rien de ce que sa conscience l'autorisera à m'apprendre. Du diable si, avec le goût que je me suis senti pour mon héroïne, je ne tire pas de là quelqu'une de ces histoires, comme je les aime, c'est-à-dire qui ne ressemblent que le moins possible à ce qu'on appelle « un roman »! »