Élise
IV
Un matin, dans l'antichambre, la voix de madame Courvoisier fut entendue, à la fois rauque et à bout de souffle, faisant présager quelque importante nouvelle. Élise, dans le lit, sursauta. Puis Mélanie frappa à la porte et l'ouvrit sans plus attendre :
— Madame! c'est une lettre…
Élise n'avait pas reçu de lettre jusqu'ici. Qui donc eût pu lui écrire, puisque personne ne connaissait sa retraite? M. Le Coûtre lui-même, quand il s'absentait, se gardait de confier à la poste une adresse qui devait demeurer ignorée. A première vue, entre les doigts de Mélanie, Élise reconnut l'écriture de son mari.
M. Destroyer écrivait à sa femme une lettre digne, sévère, et tout ensemble un peu tendre, très composée, compassée comme lui-même. Il avait appris « l'abandon du domicile conjugal » en arrivant à Paris, par le concierge de l'immeuble, par le départ de Jeannette, et enfin par de nombreuses lettres de madame de La Hotte à sa fille. Ces lettres, il avait pris la liberté de les ouvrir, disait-il, afin de s'informer, et il les renvoyait ci-jointes, espérant qu'à défaut de sa propre prière l'angoisse d'une mère ferait réfléchir l'imprudente. Il suppliait Élise de rentrer, jurait de reprendre avec elle une vie exemplaire ; il terminait par des considérations, d'ailleurs justes, sur l'effroyable avenir réservé à une femme jeune, inexpérimentée et fugitive. Il semblait ignorer la liaison. Pouvait-il en concevoir une?
Élise lut cette lettre sans émotion. Elle était intriguée par le fait que son mari avait découvert sa retraite, et impatientée qu'il ne lui dît pas comment il s'y était pris pour arriver à cette fin. Les lettres de madame de La Hotte la touchèrent davantage. Élise n'avait pas songé jusqu'à cette heure, tant son ivresse était complète, que l'on pût dans sa famille s'inquiéter de son silence, et la pensée soudaine du tourment de son père et de sa mère l'atteignait. Elle se mit, au sortir du lit, à écrire une lettre explicative. Puis, cette tâche achevée, Élise s'aperçut que dévoiler sa situation nouvelle, même en cachant bien entendu la liaison, c'était ouvrir avec sa famille des hostilités sans fin : son père, sa mère, ses frères, sa sœur et tout ce qu'elle possédait d'oncles, de tantes et de cousins allaient venir ici lui donner l'assaut! C'en était fait de la paix! Et jamais plus elle ne pourrait recevoir chez elle M. Le Coûtre.
Elle n'expédia point sa réponse avant le déjeuner. D'ailleurs, elle attendait son ami : ne valait-il pas mieux prendre l'avis de celui-ci avant d'agir?
Jean-Marie arriva à midi sonnant. Sa seule vue allégeait Élise de tout souci : elle l'aimait ; il l'aimait ; et puis il était si grand, si fort! Et il était son protecteur.
Rassérénée aussitôt par la présence chérie, Élise le fut à ce point qu'elle négligea même de demander à son ami ce qu'il convenait de faire, d'urgence, et s'il était nécessaire d'expédier à sa famille la lettre. Il ne subsistait plus pour elle de piquant, dans cette affaire, que le dépit d'avoir été découverte par son mari en ce qu'elle croyait ingénument être sa cachette.
— Mais, ma bonne amie, lui dit M. Le Coûtre, c'était par plaisanterie que nous appelions « cachette » votre appartement, quai du Louvre! Croyez-vous vraiment pouvoir nous dissimuler en plein Paris, vous avec la figure que vous avez, et moi avec ma taille? L'étonnant est que vous n'ayez pas reçu la lettre de votre mari trois semaines plus tôt! Qu'il fût à Paris ou au loin, cent personnes pouvaient l'informer!…
— C'est égal, soupirait Élise, je donnerais quelque chose pour savoir si c'est lui qui m'a suivie, ou quelque autre.
Elle en revenait sans cesse à ce petit problème, avec une obstination puérile. Elle s'attachait à un détail qui importait peu, et elle demeurait insouciante du reste.
M. Le Coûtre, bien qu'il eût prévu l'événement, ne le considérait pas d'un œil serein. Il dit à Élise :
— Qu'allez-vous répondre à votre mari et à votre famille?
— Répondre à mon mari?… A quoi bon? A ma famille, c'est déjà fait : voici la lettre…
— Ah!
— Il est vrai, ajouta-t-elle en riant, que je ne la mettrai pas à la poste!…
— Qu'est-ce que vous y dites donc?
— La vérité.
— C'est absurde!
— Mais, mon chéri, puisque vous êtes vous-même d'avis que nous ne pouvons rien cacher…
— Entre ne rien cacher et s'empresser de tout dire!…
— Aussi, je ne mettrai pas la lettre à la poste.
— Mais, avec votre mari, ma pauvre enfant, vous avez des intérêts à régler…
— Allons, allons, à table! Ne sentez-vous pas qu'il y a une matelote de madame Courvoisier?
Élise ne voulait rien entendre de ce qui n'était pas ce qu'elle appelait « son bonheur ». Dans « son bonheur » elle refusait d'être troublée. Elle remettait à plus tard tout ce qui pouvait l'importuner. Il fut impossible à M. Le Coûtre de la ramener à un sujet qui ne lui permettait point, à lui, l'insouciance.
L'après-midi, elle alla rue Guénégaud, et là, moins encore, fut-il question du sujet.
A une interrogation de son ami, elle dit :
— Je vais avoir le temps de penser à tout cela, une fois seule…
Il sourit, hocha la tête ; et, en lui-même, ce grand gaillard apte à porter des fardeaux disait : « Au diable!… »
En rentrant quai du Louvre, vers la fin de la journée, Élise fut comme happée par madame Courvoisier, qui, ouvrant la porte de sa loge et s'effaçant pour inviter sa locataire à entrer, sembla faire le vide en son réduit. Aucun mot, nul cri de la part de la concierge, mais cette porte ouverte précipitamment, cet effacement de toute la personne de la concierge replète, et Élise se crut appelée à l'intérieur de la loge où elle n'avait jamais mis le pied à cause de l'épaisse odeur culinaire et de l'humaine qui s'y superposaient désagréablement. Elle entra. Madame Courvoisier ôta ses lunettes d'une main, et, de l'autre, tâtonnant, elle arracha d'un coin de la vitre où elles étaient fichées une carte de visite cornée et une lettre. Puis, remettant tout à coup et précipitamment ses lunettes, la concierge s'approcha du visage de sa locataire et l'examina.
Le visage de la locataire exprima assurément la surprise, mais non pas du tout celle qui paraissait escomptée. Toutes choses ne pouvaient affecter qu'à la surface cette femme à peine échappée des bras de son amant et encore toute ravie d'amour.
La carte cornée était celle de M. Destroyer. Sur l'enveloppe de la lettre, Élise reconnut l'écriture de son mari.
Et pendant qu'Élise ouvrait la lettre et en prenait connaissance, la concierge, pourtant attentive à l'examiner, parlait :
— Ce Monsieur est venu, Madame n'avait pas tourné le coin du quai…
Ce qui expliquait que la lettre, écrite dans un café du voisinage, probablement, avait eu le temps de parvenir à son adresse avant que sa destinataire fût rentrée.
La lettre était brève. Élise l'eut vite déchiffrée. Madame Courvoisier, qui ne se tenait plus, s'écria :
— C'est donc ça le mari de Madame!… Ça n'est pas Dieu possible que Madame soye sans miséricorde pour un si bel homme!…
Élise sourit.
— Courvoisier était encore là, Madame : il est de mon sentiment exact ; ça n'est pas mon sexe qui me fait parler : « C'est une paire de moustaches, » — voilà les propres paroles de Courvoisier, — « qui doivent prendre comme à l'hameçon tous les cœurs de femmes… »
Et, comme toujours, lorsqu'il s'agissait de son mari ou de tout ce qui ne concernait pas son amour, Élise cessa de penser à la lettre ainsi qu'aux suites qu'elle pouvait comporter. Remontée chez elle, elle se remémora sa journée, ses heures de bonheur.
La lettre pourtant comportait des suites. M. Destroyer savait désormais où habitait sa femme. Il annonçait qu'il voulait détruire une situation irrégulière et pour lui intolérable. Il tenait désormais la transfuge au gîte, il promettait nettement qu'il ne la lâcherait plus.
Et s'il était, en effet, comme tant de ses pareils, homme à manquer à son serment de fidélité quant à la chair, il était, comme autant de ses pareils, homme à ne pas faillir à une parole donnée, fût-ce à soi-même.
Si Élise n'avait pas été possédée par un démon ou par un dieu, elle n'eût pu s'empêcher de prévoir en ses détails la poursuite qui la menaçait, la chasse dont elle allait être, dès le lendemain, le gibier forcé, la meute qu'on allait incessamment lancer contre son corps de Diane impure, et la course excessive pour ses jambes légères, et l'inévitable curée. Elle était sans défense. Jean-Marie lui-même l'en avait avertie en lui conseillant de se rendre.
Cependant elle ne pensa à rien qu'à son amour et à sa béatitude. Elle se laissa endormir par son heureuse fatigue. Son sommeil ne fut troublé par aucun rêve fâcheux. Elle se réveilla, toute fraîche, dans la fraîcheur du matin, la fenêtre ouverte sur les peupliers frissonnants, au chant déjà familier pour elle des marchands ambulants, au sifflement des remorqueurs de Seine.