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XI

Elle se trouva dans la rue, et la tête lui tournait. Elle avait l'esprit bien fait, quoiqu'elle n'eût pas beaucoup réfléchi ; peut-être à cause de cela… Et elle essayait de préciser ce qu'il résultait d'un entretien si important avec ses parents, d'un entretien qui avait motivé de leur part un déplacement extraordinaire, d'un entretien dont les plus graves choses semblaient dépendre, tant pour la morale publique que pour les intérêts privés. Elle se souvenait d'avoir entendu dire à son mari : « On a réuni le Conseil d'administration. — Ah, et qu'est-ce qu'il en est résulté? — Rien. On a parlé… »

Aujourd'hui, on s'était réuni, qu'en résultait-il? Rien. On avait parlé. C'était une formalité accomplie. Les parents allaient s'en retourner à Granville, refaire treize heures de chemin de fer, avec les retards… et peut-être dérailler encore à Folligny… Qu'avaient-ils appris de leur fille? Rien qu'ils ne connussent précédemment. Que lui avaient-ils enseigné? Rien qu'elle ne sût déjà. Quelles considérations pouvaient tenir devant cette formule : « Je suis amoureuse »?… Cette formule, exprimée tout bas, semblait subsister, seule, de l'entretien confus. Madame de La Hotte, avec ses treize heures de chemin de fer, son déraillement, et toutes ses idées excellentes, avait été plus touchée de cet aveu brûlant qu'Élise ne l'avait été, elle, par les quelques mots de sagesse ou de bon sens échappés à sa mère. A cet aveu, madame de La Hotte, révoltée d'abord, s'était affaissée, et encore Élise ignorait-elle quelle pensée inouïe tenait sa mère écrasée sur son fauteuil. Sa mère, qui venait tout exprès pour la tirer d'un malheur personnel et pour éviter une calamité familiale et sociale, sa mère ne pouvait se défendre d'être envieuse, oui, rétrospectivement envieuse, pour son compte, du fait qui motivait un tel désordre! Toutes les idées de madame de La Hotte étaient mises en déroute par ce seul fait : que sa fille avait pu rencontrer un plus bel homme que M. Destroyer!

Pour le reste, Élise pensait : « Oui, il y a des choses qu'on dit, des principes qu'on agite au grand air comme s'ils étaient inscrits sur des banderoles, et des raisonnements qu'on soutient avec éloquence, et tout cela est le fruit de l'expérience de nombreuses générations et doit correspondre à des conclusions raisonnables et de première nécessité ; et puis, en fait, chacun à part soi se conduit à peu près à sa guise, les uns inconsciemment, les autres en pleine connaissance de cause, les uns avec de l'audace, les autres avec de l'hypocrisie. L'arbre généalogique de papa? Oui, ça fait un dessin décoratif et ça aide pour la rédaction des lettres de faire-part. Il porte quelques fleurs illustres : un évêque qui fut un saint, dit-on, plusieurs généraux, et des receveurs de finances dont on n'a pas critiqué les comptes, une forte majorité d'honnêtes gens, en somme, et nombre de femmes vertueuses d'autrefois qui passèrent leur jeunesse et quelquefois leur vie à porter des enfants et à les mettre au monde. Cependant, je me souviens des histoires que l'on racontait, quand j'étais toute petite, sur tel ou tel de ces chers parents dont les noms sont si bien calligraphiés dans des médaillons! ce n'étaient pas des histoires pour les enfants, on se cachait de nous, mais on riait avec indulgence en s'en communiquant les péripéties : tous les hommes sont secoués par le démon de l'amour et refusent d'en convenir parce que l'amour est comme un grand vent qui dérange les étiquettes et menace de les faire tomber de l'arbre. Les grands vents règnent parmi les arbres généalogiques comme sur les forêts. Il y a partout du grabuge, et cela fait de la matière pour les narrateurs d'anecdotes qui divertiront un jour les réunions de familles… sans cela un peu mornes… »

Puis, arrivée chez elle bien plus tôt qu'elle ne rentrait de coutume, et n'ayant pas vu ce jour-là son amant, elle fut saisie d'une crise de tendresse, mais de tendresse pour qui?… Pour ses parents!

Elle fut tout à coup au désespoir en songeant à la peine qu'ils devaient éprouver d'une entrevue si mal terminée. Elle se souvint de son enfance, de sa jeunesse. Elle revit Granville, les arbres du Cours, madame de La Hotte à la fenêtre, en bigoudis, le matin ; M. de La Hotte si calme, un peu original, mais bon homme et vraiment peu gênant. Elle le retrouvait en pensée le soir, à la fin du marché, allant chercher des friandises dont toute la maisonnée profitait ; et l'odeur du marché finissant lui montait aux narines… Alors, elle pleura. Tout en pleurant, elle se demandait : « Qu'est-ce que je pleure? A l'époque où je remonte, je n'étais pas heureuse, je n'avais aucun bonheur… » Elle s'étonnait de pleurer ; mais il n'en était pas moins vrai qu'elle regrettait ce passé et qu'elle était liée indissolublement à ces figures d'autrefois.

Peut-être était-elle incitée à songer à cela non seulement parce qu'elle avait vu ses parents, mais parce que M. Le Coûtre lui parlait souvent de Granville. M. Le Coûtre, lui, souffrait de la nostalgie de Granville. Il n'y allait plus qu'autant exactement que ses affaires l'exigeaient ; mais, s'il n'y allait pas davantage, c'était parce qu'Élise ne consentait pas à se séparer de lui. Lorsqu'il faisait mine de vouloir s'absenter un seul jour, elle manifestait un tel désespoir qu'il en demeurait paralysé, bien qu'il tînt à ses aises, à ses volontés et plus encore à ses affaires. Mais comme il était en même temps de forme rude, il commettait de grandes maladresses en ses façons d'accéder aux désirs de son amie. Il pliait pour ne pas lui causer trop forte peine, mais il le lui faisait payer quelquefois cher, involontairement. Il savait, par exemple, mettre en valeur le mot qui signifiait que ses affaires souffraient de son inertie. Élise, quoique élevée au milieu de gens économes et ayant appris toute la valeur de l'argent, était devenue totalement indifférente à des questions de cette sorte. On lui avait enseigné à vivre non pour aujourd'hui, mais pour les jours à venir. Et elle ne voyait plus rien hors des limites de l'heure présente, pourvu qu'elle la passât près de son amant. Et elle enjambait avec insouciance et mépris les heures qui la devaient séparer de l'heure pareille, de l'heure qu'elle avait pris l'habitude d'exiger pour demain, toujours pour demain au plus tard.

M. Le Coûtre disait aussi que l'été était odieux et insipide à Paris ; il rappelait à chaque instant des choses de là-bas. Il respirait tout à coup avec ivresse :

— Que sens-tu? lui demandait Élise.

— L'air du port!…

Et il ajoutait quelquefois, pour la taquiner davantage : « La morue! » Il sentait la morue déchargée de ses bateaux comme Élise sentait les odeurs du marché finissant, les légumes piétinés, le thym, la ciboule, les melons et les fraises plus délectables encore,… comme chacun sent son passé, sa jeunesse.

Jean-Marie avait nettement proposé d'aller à Granville cette année. Pourquoi Élise n'eût-elle pas passé l'été chez ses parents? Il l'eût vue en ville, au casino, comme autrefois.

Un tel projet avait causé à Élise la première grande douleur éprouvée en son idylle. Aller à Granville? Mais est-ce qu'elle eût pu s'y rencontrer avec son amant entre quatre murs, comme elle le faisait ici? Est-ce qu'il lui eût été possible même de lui parler? « On s'arrangera!… répondait Jean-Marie. C'est déjà beaucoup de ne pas se perdre de vue!… » « Comment! c'est beaucoup? » Il appelait cela « beaucoup »! Elle en avait cru étouffer. Il fallut l'abandon total du projet, et l'oubli quotidien de tout, oui, de tout, même du mauvais, entre les bras du bien-aimé, pour que fussent effacées les traces de cette alerte.

Cependant M. Le Coûtre, qui, tout gentil qu'il fût, était lourd, disait encore : « Ne pas aller, moi, à Granville, pour la première fois de ma vie, alors que tu n'y vas pas, toi, non plus, pour la première fois, n'est-ce pas leur envoyer à tous nos deux photographies unies sur une même carte? — Et cela ne me déplairait pas, » disait Élise. Il en demeurait abasourdi. Elle était tout à fait sincère.

Son amour l'aveuglait à ce point, et elle était, par sa passion, plongée dans un tel état d'ébriété qu'elle ne redoutait même pas que cet égoïste bonheur produisît une irritation funeste chez son amant.

Élise n'allait pas jusqu'à penser qu'elle pût nuire à l'amour en privant son amant d'aller aspirer l'air marin dont il vivait depuis quarante ans. Elle n'en était pas à ce temps de la vie amoureuse où celui qui aime davantage devient un calculateur et un diplomate, un avisé conservateur de son bien et même, pour ainsi dire, un homme d'affaires plein de rouerie. Elle était pareille à un fils de famille trop riche, qui dissipe sa fortune sans aucun souci du lendemain. L'heure du rendez-vous, la chambre vulgaire, autrement dit : l'instant incomparable, le lieu du monde le plus magnifique valaient qu'on ne se préoccupât de rien d'autre.

Un double fait contribua à entretenir en elle cet aveuglement, c'est d'abord que M. Le Coûtre se soumit, timide encore devant sa maîtresse ou touché de son ardeur extrême, et c'est, en second lieu, qu'Élise se trouva libérée de ce qui lui avait causé une appréhension relative : la visite de son mari, la visite de ses parents. Il s'écoula un temps assez long, pendant lequel elle n'entendit plus parler de rien ni de personne. Elle n'entendit pas parler de requêtes, pas parler d'avoués, pas parler de son mari, pas même de ses malheureux parents. Son attendrissement pour ceux-ci n'avait pas tenu devant le premier rendez-vous d'amour. Elle put, durant deux bons mois, n'être plus qu'à ses rendez-vous d'amour.

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