Élise
XXI
Madame Courvoisier, prise d'un regain d'affection pour sa locataire, montrait le nez sous les prétextes les plus inattendus : un fournisseur s'était présenté avant l'heure du lever de Madame ; on n'avait pas voulu déranger Madame ; le fournisseur repasserait. Et Élise pestait, car il s'agissait précisément d'un objet dont elle avait un pressant besoin : une chope à bière qui certainement ferait dire à quelqu'un : « Mais on a tout ce qu'il faut dans cette maison! » Madame Courvoisier mettait à profit l'occasion pour reparler de son appartement du haut, avec terrasse et tonnelle… Elle ne l'avait toujours pas loué ; elle endossait la responsabilité de le réserver à Madame… Madame changerait bien un peu sa vie, un jour ou l'autre… Madame s'agrandirait… Le moment n'était-il pas venu? Eh! bien, l'été, est-ce que « Monsieur » ne serait pas mieux, là-haut, à respirer le bon air avec ces messieurs?… Il n'y avait pas un plus bel endroit à Paris, et c'était plus agréable que la campagne, où l'on est mangé par les insectes, où l'on entend le cri de la chouette et les hurlements des chiens à la lune…
— C'est bon! madame Courvoisier, c'est bon. Je viens de faire des frais considérables ; pour le moment, je n'ai pas le sou.
Cette réflexion avait pour invariable effet de faire sourire la concierge. Alors, celle-ci, se retirant, ajoutait :
— Monsieur Angelus ne cesse pas de dire de Madame que Madame est une femme si intelligente!
— L'excellent monsieur Angelus! Souhaitez-lui le bonjour de ma part.
Tout était en état, vraiment, autant que choses du monde peuvent l'être, lorsque tomba le premier soir où les gens de « la bande » étaient invités chez Élise.
Jean-Marie, par une discrétion étudiée, ce qui n'était guère dans ses manières, affecta d'arriver légèrement en retard, afin de n'avoir point l'air de faire le maître de maison. Saulieu et Clara étaient là, ainsi qu'un M. Grévillon, caissier principal dans une banque. Jean-Marie rencontra dans l'escalier le docteur Wormser, un chirurgien-dentiste. Il vint encore un nommé Basse, simple rentier. Mais trois s'étaient excusés : Legérant, principal clerc de notaire ; Juredieu, un chemisier connu, et Landais, professeur à Chaptal, de tous le plus habile joueur. Ces trois abstentions ne furent pas commentées, ce qui parut à tous pire que de l'être. Les trois hommes étaient des plus assidus à la taverne. Les deux premiers, mariés, pères de famille ; le troisième, célibataire et même en puissance d'une maîtresse qui venait le prendre à onze heures tapant. La maîtresse de Landais était cause de l'absence du professeur, on le pouvait supposer. Était-ce leurs mœurs régulières qui empêchaient Juredieu et Legérant de venir au quai du Louvre?
Cette première soirée, qui eût pu être satisfaisante, en une certaine mesure, se trouva alourdie par l'incident, qui pesait sur chacun, sans que personne l'osât dire.
Mais Élise échappait, quant à elle, à cet inconvénient grâce à des soucis de moindre importance, et par le babillage de Clara qui, ne se mêlant pas au jeu de ces messieurs, aimait à causer.
Hélas! la bière ne se trouva pas être du goût de tout le monde, et il était visible que plusieurs regrettaient celle de la brasserie ; de plus, bien qu'on eût cru penser à tout, il manquait un « jacquet »! Par contre la conversation de Clara, contrairement à ce qu'Élise en eût pu augurer, ne lui était pas désagréable.
Comme de juste, Clara, seule à seule avec une femme nouvelle venue, raconta aussitôt son histoire. Et, parce qu'en ce récit un bon chapitre était consacré à la trahison du mari, Élise l'écouta volontiers.
— L'aimiez-vous? interrogeait Élise.
— Je ne savais pas! répondait Clara… Aimer un homme, j'ai su ce que c'était plus tard…
— Alors, vous n'aimiez pas votre mari?
— Peut-être que si… Une jeune fille qui se marie : on aime toujours le mariage, les toilettes, les fêtes ; changer de vie n'est pas pénible non plus… Et puis, quand une jeune fille se marie, il y a toujours autour d'elle celles qui ne se marient pas… Amour ou non, d'ailleurs, être trompée, pour nous, est un vilain coup.
— C'est vrai.
— Maintenant, il y a manière et manière d'être trompée. Moi, je l'ai été royalement!
— Moi aussi, disait Élise.
La similitude des cas unit. Clara, quoique plus éveillée qu'Élise, était d'âme assez rudimentaire ; elle s'était, en sept ou huit années, laissé imprégner par ce que son mari d'abord, puis son amant avaient de vulgaire. Que ceci eût été insupportable à Élise s'il n'y avait eu, entre Clara et elle, la similitude des cas!
Non qu'elle fît part, elle-même, de son cas. Elle se tenait sur la réserve ; elle laissait parler Clara, qui ne demandait pas autre chose ; et elle éprouvait une secrète délectation à écouter une histoire qui, avec des variantes, ressemblait à la sienne.
Aussi le premier mot qu'elle adressa à Jean-Marie, en le retrouvant le lendemain, rue Guénégaud, ne fut pas : « Pourquoi ne sont-ils pas venus? » ni : « Quel ennui que cette bière!… etc. » mais bien :
« Cette Clara est tout à fait bonne fille. »
C'était précisément ce que Jean-Marie attendait le moins d'une femme telle qu'Élise. Et il lui sembla que toutes les autres difficultés devaient s'aplanir si le contact d'Élise et de Clara, qui était ce qu'il avait le plus redouté, devenait non seulement facile mais agréable.
Les sujets de conversation n'étaient pas nombreux entre les deux amants, elle ne voyant personne, lui ne disant que fort peu de chose de ses affaires, et guère plus de ses amis qu'Élise ne connaissait pas. Tout à coup des thèmes à bavardage abondèrent. Et qu'ils pussent devenir l'occasion de soucis ignorés la veille, qu'importait? Une petite société, munie de ses travers et de tous ses inconvénients naturels, se mêlait à eux. Ah! il y eut de quoi parler!
Le lendemain de la réunion chez Élise, « la bande » allait à la taverne, avenue de l'Opéra. Clara, avant de se séparer d'Élise, lui avait demandé :
— Est-ce qu'on vous y verra?
Élise, interloquée, avait dû répondre :
— Oh! moi, vous savez, on ne me fait pas sortir de chez moi.
— Cependant! répliquait aussitôt Clara, vous allez bien chez Lapérouse?
— Il faut manger quelque part, avait dit Élise.
A la taverne se retrouvèrent, comme de coutume, et les hôtes d'Élise et les trois abstentionnistes : le clerc de notaire, le chemisier, le professeur à Chaptal. Ils étaient tous les trois personnages d'importance, et à ménager. On leur dit, soit par conviction, soit par politesse envers Le Coûtre :
— Nous avons passé, hier, une excellente soirée!
A quoi le professeur s'inclinant dit :
— J'ai regretté…
— Nous avons regretté… firent en se regardant le négociant et le clerc de notaire.
Et chacun s'en tint là. On joua, on fuma, on but comme à l'ordinaire. La conversation, d'ailleurs, entre ces messieurs, était maigre. Elle se trouvait provoquée d'une manière intermittente par une réflexion de Clara, qui, regardant autour d'elle et ne jouant pas, s'ennuyait. Clara, peu politique de nature, et nullement réservée, ne voyait, elle, aucun obstacle à ce qu'il fût parlé de la soirée, et elle disait les choses comme elles lui venaient : par exemple qu'elle se « rasait » moins dans une maison particulière que dans un lieu public, ou bien que madame… — elle avait oublié le nom et le demanda sans hésiter à Le Coûtre — que madame Destroyer était une femme très sympathique.
A entendre ces propos, Jean-Marie se fût rengorgé s'il eût été certain qu'ils fussent agréés du professeur, du chemisier et du principal clerc. Mais ces messieurs s'étaient juré sans doute de tenir la soirée comme n'ayant pas eu lieu. Des autres même, Clara obtenait à peine un acquiescement, car l'ascendant sur eux des trois abstentionnistes était considérable. Quand le professeur fut parti, à onze heures précises, avec la petite Nadine, qui venait le prendre, disait bonsoir à la compagnie et ne s'asseyait jamais, il y eut toutefois une détente. On était moins gêné, semblait-il, en présence des deux hommes mariés et pères de famille. On parla ouvertement de menus incidents de la soirée ; on chargea Le Coûtre de donner des conseils à sa « charmante amie » à propos de la bière. Mais personne ne se risqua à dire : « Nous sommes invités chez madame Destroyer, mardi : viendrez-vous cette fois? »
Et la situation demeura identique, toute la semaine. Nul progrès, nul recul. Même incertitude touchant ce que pensaient ou préméditaient les trois personnages ; même déférence des autres vis-à-vis d'eux : même mémoire reconnaissante et charmée de Clara. Lorsque Jean-Marie avait quitté un soir ses amis pour rester avec Élise, il espérait qu'en son absence quelque chose aurait été dit. Mais, à son retour, le lendemain, il semblait bien que rien n'avait été dit : on l'eût vu écrit sur le seul visage de Clara.
Clara s'asseyait volontiers à côté de Jean-Marie et lui disait :
— Oh! vous, vous avez une amie « chic »!
Jean-Marie regardait Clara en souriant. Clara regardait Jean-Marie, l'examinait avec un regard d'enfant, et avec une inconscience cruelle d'enfant, lui disait :
— Vous pouvez vous flatter d'en avoir, une chance!…
Était-ce influence des opinions répétées de Clara? Était-ce impression réellement éprouvée par ceux qui avaient assisté à la soirée chez Élise? Jean-Marie, malgré l'angoissant mystère des trois boudeurs, recevait un rehaut du fait de posséder une telle amie. On l'enviait, c'est possible ; on s'expliquait mal sa chance, c'est certain ; mais à tout prendre il gagnait. Et il le sentait bien. En tout cas, de « la bande » s'il avait pour lui une majorité, il n'avait pas les têtes, quoiqu'il eût pour lui Clara, — la femme, — ce qui est beaucoup.