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XIV

Ce fut lentement qu'elle reprit conscience de ce qui était arrivé. La première soirée tout entière ne fut pour elle que néant. Elle attendit d'abord le moment du dîner. Puis il lui fut impossible de dîner, au grand désespoir de Mélanie, qui la combla de réflexions et de maximes sur une aussi importante abstention. Après quoi, Élise attendit le moment du sommeil. Elle s'accouda à sa fenêtre. La soirée tiède invitait tous les hommes et surtout les amants à la promenade. La Seine roulait son eau pesante et sombre. On entendait çà et là aux horloges tinter les heures : c'était le temps qui s'écoulait. Et quand chacune des heures sonnait, Élise, en ayant compté attentivement les coups, se confirmait, en regardant sa pendule, que cette heure était bien, décidément, tombée dans le passé. Sa pauvre tête était vide. Rien, rien, rien… était la seule notion qui se présentât à sa conscience. Et le sommeil ne vint pas.

Ce fut donc dans l'insomnie qu'elle commença, couchée, de réaliser l'événement. Loin de le tenir pour un fait naturel et simple, tel que la lettre très franche de Jean-Marie le qualifiait, elle ne le considéra, bien entendu, que du point de vue de l'amour, de la privation qu'il lui causait et du danger futur dont il pouvait être l'indice. Thème à riches développements pour un esprit enfiévré.

Elle s'était obstinément refusée jusque-là à admettre le moindre nuage en son idylle ; elle voulait et créait un bonheur immaculé. Les taches, à la vérité, n'étaient encore que de provenance extérieure. Cette fois, bien que l'amour fût, en soi, exempt de toute blessure, et qu'il ne s'agît en somme que d'affaires, une sinistre nuée lui semblait voiler l'amour : elle se figurait du moins ainsi l'événement ; elle ne pouvait réussir à le considérer d'une autre manière : « Si Jean-Marie m'aimait, pensait-elle, il ne se fût pas éloigné. » Est-ce qu'elle s'occupait, elle, d'intérêts, d'affaires? Alors, Jean-Marie, lorsqu'il était entre ses bras, il pensait donc à ses bateaux, à ses cargaisons! Mais, donc, comme un mari! C'est ainsi que M. Destroyer, jadis, songeait à ses conseils d'administration jusque dans la chambre à coucher. Tout ce qu'Élise avait de romantisme en son âme était en rumeur. Elle n'aimait pas moins son amant, mais elle avait pour la première fois la révélation qu'il était possible que son amant ne l'aimât pas comme il faut.

Cependant quelle différence essentielle entre le fait d'aller à Granville « pour ses affaires » et celui d'être séparé d'elle, à Paris, tout le jour, sous le même prétexte, en somme, et de la quitter, chaque soir, pour un motif encore moins plausible? Elle n'avait pas songé sérieusement jusqu'à présent à la conduite de M. Le Coûtre à Paris, à cause de l'infini bonheur qu'elle goûtait pendant les deux heures passées avec lui. Cette nuit seulement elle songea : « Mais qu'est-ce qu'il fait dans la journée? où déjeune-t-il? qui voit-il? » Son élan généreux avait été jusque-là si puissant qu'elle n'avait même pas subi, au côté de Jean-Marie, le supplice du doute qu'endurent infailliblement les couples lorsqu'ils ne mettent pas toute leur existence en commun. Il ne plaisait pas à M. Le Coûtre de lui dire tout : elle s'abstenait de l'interroger. L'entretien était de tendresse ; l'amour étouffait le reste.

Et, songeant maintenant à ces réticences, elle en souffrit rétrospectivement et se jugea plus malheureuse qu'elle ne l'avait été d'abord du départ subit pour Granville. Elle passa une nuit de douleur. Et l'avenir lui semblait perdu.

Mélanie, au matin, crut sa maîtresse malade et parla d'aller chercher un médecin. Madame n'avait pas dîné la veille ; Madame n'avait pas dormi de la nuit ; et Madame, avec ses traits tirés, était méconnaissable. Mais Élise refusa tout secours médical et dit qu'elle savait bien ce qu'elle avait. Mélanie ne tarda pas à comprendre que quelque chose n'allait pas dans la liaison de sa maîtresse. Sans insister, elle s'en alla à son travail et réfléchit ; et quand sa maîtresse la sonna, Mélanie n'était plus là : elle était déjà descendue afin de faire part de ses réflexions à la concierge et de recevoir l'opinion de celle-ci.

Quand Mélanie remonta, elle était, elle aussi, transformée ; mais, contrairement à ce que l'on eût pu attendre d'une fille si dévouée et qui ne cherchait d'ordinaire que le « bonheur de Madame », Mélanie portait sur toute la face l'expression d'une satisfaction qu'elle ne put même pas dissimuler. Élise lui demanda :

— Mais, Mélanie, il vous est arrivé quelque chose : vous avez retrouvé un bon ami!

— Oh! pas de danger, Madame, que je me laisse faire une seconde fois autrement que pour le bon motif!

— Eh bien! c'est peut-être pour le bon?

Mélanie dit avec amertume :

— Le bon se trouve difficilement quand une fois il y a eu le mauvais.

Mais Mélanie n'était pas portée aujourd'hui à s'attrister sur son cas. Deux idées n'habitent pas volontiers en même temps une même cervelle. Et il était clair que Mélanie en logeait une heureuse.

Elle étourdit sa maîtresse par sa bonne humeur. Élise lui attribua l'attention charitable de lui vouloir « remonter le moral ». Mais l'effet était, en attendant, fâcheux. A mesure que sa femme de chambre se montrait plus gaie, Élise était plus triste. Nulle considération ne calma la jovialité de Mélanie ; tout lui était beau, tout lui était bon, tout pour elle servait de prétexte à bavardage.

— Taisez-vous, lui dit sa maîtresse, vous me faites, à vous seule, l'effet d'une cage d'oiseaux d'en bas.

Avant le déjeuner, heure où parfois M. Le Coûtre se montrait, on vit apparaître madame Courvoisier. Elle causa longuement à la porte d'entrée, puis fit demander si elle ne pouvait pas présenter ses respects à Madame. On laissa entrer madame Courvoisier qui venait simplement prendre des nouvelles de Madame, Madame n'ayant pas dîné, la veille, au dire de Mélanie, et Madame ayant passé une mauvaise nuit. Élise dut ferrailler pour écarter les questions indirectes. Malgré la tristesse qu'Élise ne dissimulait pas, mais sous le prétexte que Madame affirmait n'être aucunement malade, la concierge exhibait une figure épanouie, gloussait, riait, vantait le bel été, et pour la première fois ne faisait pas remarquer à sa locataire : « Dire que Madame se prive de la campagne! » Non, non, madame Courvoisier ne vantait aujourd'hui ni la campagne ni la mer ; elle jugeait Paris salubre et hospitalier, et elle ajouta que ce beau temps-là, avec une petite promenade le matin et le soir, était le plus sûr remède contre les idées grises.

Mais, précisément, la mélancolique locataire se refusa toute promenade, tant du matin que du soir. Elle ne souhaitait d'aller ni ici ni là. Sortir le matin n'était pas conforme à ses habitudes, et traverser le pont ou errer sur les quais à l'heure de son rendez-vous coutumier lui donnait mal au cœur. Outre cela, une humeur de dépit, insensée d'ailleurs, lui commandait de rester enfermée et comme prisonnière, afin de l'écrire à Jean-Marie et d'effrayer celui-ci par tous les effets de la cruauté qu'il avait commise : « Tu es parti, tu m'as quittée, tu vois la mer, tu respires l'air marin : eh bien! moi, je me ronge, je suis cloîtrée, je ne prends pas même l'air de Paris. »

Et, ne fût-ce que pour ne lui point avoir menti, elle ne sortit pas, de plusieurs jours, et elle le fit savoir par lettre à Jean-Marie.

Cette lettre, ces lettres plus exactement, furent la seule occupation d'Élise durant plusieurs jours. Elle analysa longuement et finement tout ce qu'elle éprouvait ; elle amoncela des subtilités sentimentales auxquelles ne comprit certainement rien celui qui respirait l'air marin et la morue sur le port, à Granville. Si elle eût pensé un moment que tout ce qu'elle souffrait, tout ce qu'elle s'imposait comme surcroît de souffrance, et que tout ce qu'elle mettait d'exquise grâce en sa douleur, était perdu, totalement perdu, elle eût senti le désespoir mortel.

A force de la voir écrire à M. Le Coûtre et se priver de toute sortie, Mélanie perdit sa gaieté. Cette excellente fille, comme la concierge, ayant tendance à ramener toutes choses au simple, et surtout à comprendre d'un événement ce qui était le plus conforme à ses souhaits personnels, n'avait pas donné au fait si pénible pour sa maîtresse une interprétation plus compliquée que celle-ci : « L'amant est parti sans tambour ni trompette : c'est la conclusion d'une situation fausse et qui ne convenait pas à une femme comme Madame. »

Mais Madame écrivait! Elle écrivait à M. Le Coûtre, à Granville, nulle part ailleurs ; et elle écrivait sans cesse! Madame savait où trouver son ami ; il était même arrivé déjà deux lettres de Granville, qui devaient être des réponses. Il s'agissait donc d'une séparation momentanée, nullement d'une brouille, ni du « lâchage » que ces femmes avaient escompté parce qu'elles le croyaient le plus grand bien de Madame, et parce qu'elles croyaient ce procédé possible de la part d'un homme qui n'était pas le type de l'amant rêvé. Alors il n'y avait plus à chanter, plus à fêter d'événement favorable ; au contraire, Madame se consumait, Madame ne se nourrissait plus, Madame refusait de prendre l'air… Les figures furent retournées, et ce fut, autour d'Élise, tantôt un solo, tantôt un duo de lamentations, quand madame Courvoisier montait prendre des nouvelles.

Lamentations, monologues ou dialogues au plus haut point désobligeants, car le thème en demeurait indéterminé, nébuleux, réduit au genre ambigu et fatigant des paraboles.

Il va sans dire que personne n'osait faire allusion directe au sujet.

Élise regrettait les rires, les chants et les félicitations dissimulées qui l'agaçaient moins que la compassion.

Elle fut chassée de sa retraite et condamnée à « prendre l'air » pour échapper à ces persécutions affectueuses.

Mais alors la claustration volontaire, la grande bouderie, cette espèce de mutilation en quoi elle avait trouvé une apparence de soulagement, tout cela avait été vain, puisque c'était sans durée? Hélas! Et Jean-Marie qui, de Granville, non plus, n'appréciait nullement ces façons! Quelle amertume!

« Pour qui agissons-nous? » se demandait Élise, la première fois qu'elle revit les cages d'oiseaux, les instruments aratoires, les grenages. « Est-ce pour autrui? Est-ce pour nous? » Elle avait cru agir pour elle-même, ou tout au moins en faveur de quelque idée supérieure. Elle s'apercevait qu'en définitive c'est pour le jugement des autres que nous faisons ce que nous croyons le plus intime et le plus personnel.

Désormais, en passant devant la loge de la concierge, elle s'arrêtait, ce qu'elle ne faisait pas avant l'absence de M. Le Coûtre. C'est que, jamais auparavant, elle ne songeait au courrier, tandis qu'à présent elle attendait continuellement une lettre. Elle ne voulait pas toutefois avoir l'air d'en attendre s'il n'en était pas arrivé. Ce dernier cas provoquait chez la concierge une singulière expression de physionomie. Et Élise redoutait de paraître parler à madame Courvoisier pour le plaisir de parler. D'où il résultait un nouveau supplice chaque fois qu'elle descendait de son appartement ou y remontait. En outre, depuis que Jean-Marie n'était plus là, elle se heurtait dans la rue, oui, même à cette époque de l'année, à des personnes qu'elle avait connues au temps où elle était « du monde » ; et elle en éprouvait de la gêne. Auprès de son amant, sans doute, ne les voyait-elle pas? Alors elle imagina de sortir à une heure où l'on ne sort pas.

Elle sortait aussitôt après son déjeuner, entre midi et une heure, ou le soir, très tard, après son dîner, à huit heures. Elle trouvait alors dans la loge les concierges attablés, et aussi un monsieur d'une soixantaine d'années, le rédacteur à l'Écho du Parlement, vieux célibataire, pauvre et gourmand, qui appréciait la cuisine de madame Courvoisier.

Il arriva que, le mari étant absent et madame Courvoisier à la porte de la rue afin de reconduire une personne qui venait de visiter quelque appartement, ce fut le journaliste sexagénaire qui eut à répondre à Élise : il avait vu une lettre à son nom ; la concierge devait la tenir dans sa poche, à moins qu'elle ne l'eût changée de place… Et il eut la bonté de se lever de table, de chercher. Élise se confondait en excuses. Il se déclarait trop heureux. Il dit quelques paroles qui décelaient un homme d'une excellente éducation ; et, ayant sa petite vanité, afin de ne pas être pris pour un cousin ou beau-frère des concierges, il se présenta : « Benedict Angelus, rédacteur…, etc. » L'Écho du Parlement était un journal d'ancienne date, sérieux, et renommé de tout temps par une rédaction brillante. M. de La Hotte le lisait à Granville ; Élise dit qu'elle avait vu la feuille célèbre dans la maison paternelle, depuis son enfance. Prétexte à flatteries, à politesses. La connaissance était faite. Dorénavant Élise ne vit plus M. Angelus dans la loge sans lui adresser un sourire ; et lui, dans la rue, la saluait.

Cette connaissance nouvelle ne plut pas outre mesure à Élise, qui voyait en M. Angelus un juge de sa situation, et, sans trop savoir pourquoi, se méfiait des journalistes. Elle annonça par lettre le petit incident à M. Le Coûtre, qui n'y attacha, lui, aucune espèce d'importance.

Mais, depuis les premières paroles échangées entre M. Angelus et Élise, le vieux rédacteur à l'Écho du Parlement déposait pour elle, chaque soir, dans la loge, un exemplaire du journal. De quoi il fallut naturellement le remercier. Il était d'une si parfaite politesse, et même il se montrait si respectueux, que, chez la jeune femme, l'appréhension du début de leurs relations tomba ; elle n'éprouva même pas d'embarras lorsque, ayant lu le premier article de M. Angelus, elle dut en complimenter l'auteur.

M. Benedict Angelus, à qui le sort facétieux avait donné un nom fleurant l'encens et évoquant des patenôtres, n'y répondait en rien. Il en jouait lui-même, car il signait « Fra Angelico » des feuilletons touchant les Beaux-Arts, et qui, peu à peu, grâce à la liberté que leur avait donnée l'estime publique, débordaient sur le domaine de la littérature et de la morale. C'était un homme érudit, de grand sens et de beaucoup de goût ; il savait toucher jusqu'aux profanes. Aussi Élise, qui, en qualité de fille bien élevée, et de peur de s'embourber en quelque ouvrage dangereux, n'avait pour ainsi dire jamais rien lu, trouva, dans le feuilleton qui traitait de la supériorité des styles français, des choses qui se rapportaient à sa situation présente! Elle ne le dit pas à l'auteur, mais put lui avouer sans flagornerie que l'article l'avait intéressée. Les colonnes de Fra Angelico étaient toujours encadrées par un gros trait au crayon bleu.

Réfléchissant à ce qui l'effarouchait le moins en M. Angelus, Élise découvrit que c'était qu'il n'avait pas l'air de la prendre en pitié, comme faisait madame Courvoisier, par exemple, de qui il recherchait le fricot. Son esprit cultivé, sa situation d'écrivain masqué, sa pauvreté même, — car le relatif succès dans un journal grave procure rarement la fortune, — et le contentement de son sort modeste, le plaçaient au-dessus de toutes les conventions. Il s'intéressait à cette jeune et jolie locataire qui vivait seule dans un appartement du temps de Béranger ; et, garanti par son âge et sa mine contre toute interprétation équivoque de ses relations, il laissait son libre esprit prendre plaisir au caractère aventureux de la rencontre. Il craignait seulement que celle qu'il nommait à part lui « sa nouvelle amie » fût peu flattée s'il lui parlait dans la rue, — et c'était là seulement qu'il pouvait lui parler, — à cause de l'habit trop médiocre qu'il portait. Mais Élise, au contraire, qui n'avait pas manqué de remarquer le pantalon élimé et la barbe mal taillée, estimait ces particularités propres à écarter d'elle d'emblée, dans la rue, toute ancienne et inopportune connaissance. « Je croiserais mon mari, se disait-elle, qu'il s'éloignerait de moi!… » Et elle en était bien aise.

La connaissance de M. Angelus ne tira d'ailleurs toute sa valeur que du fait qu'elle était unique en la vie actuelle d'Élise. Élise parcourait le journal par acquit de conscience, et le feuilleton, de temps à autre, où elle trouvait parfois matière à soutenir ses rêveries. Puis la pittoresque figure du journaliste venait à son secours dans sa correspondance avec Jean-Marie, qu'elle-même se prenait à juger trop uniquement sentimentale et peut-être fastidieuse pour son destinataire. La figure de M. Angelus, traitée légèrement, à la burlesque, fournissait un élément d'échange. Et quand Élise était par trop mélancolique, ou même désespérée par les retards de Jean-Marie à décider de son retour, de peur de l'importuner par les seules lamentations de son cœur, elle recourait à quelque nouveau croquis d'après la figure de M. Angelus. Le bon M. Angelus ne se doutait pas de l'usage singulier qu'on pouvait faire de sa personne, de sa barbe hirsute, de son misérable pantalon et des innocents désirs de son estomac à la table du ménage Courvoisier! Fra Angelico, du fameux journal où écrivit l'élite du XIXe siècle, servait de succédané à l'aliment d'amour dont manquait, par suite d'une délicate attention supérieure, la correspondance d'une femme passionnée.

Il servit à autre chose.

A mesure que se prolongeait à Granville le séjour de M. Le Coûtre, Élise, à qui il était interdit de se fixer une date pour le recommencement de son bonheur à Paris, Élise songeait à Granville et sentait naître en elle une nostalgie de Granville plus vive que celle dont avait souffert son amant avant d'y succomber. C'était un sujet auquel elle ne pouvait faire que de brèves allusions en ses lettres, M. Le Coûtre ayant toute prête la réponse déjà fournie, à savoir qu'il n'avait dépendu que d'Élise d'aller à Granville au commencement de la saison. Elle jeta, comme par hasard, le nom de Granville, lors d'une rencontre qu'elle eut avec M. Angelus. M. Angelus connaissait très bien Granville : il connaissait tout. Il lui promit de lui communiquer un feuilleton déjà vieux de quelques années, où il étudiait l'église de la haute-ville et les remparts, un autre où il était question de Saint-Pair, village dont les La Hotte portaient le nom, et de l'accès au mont Saint-Michel, le but des excursions d'enfance d'Élise et de ses frères. M. Benedict Angelus avait un nom à être tombé du ciel : il en venait, c'était évident.

Elle parla de Granville à M. Angelus sur un ton qui ne pouvait qu'achever d'instruire un homme si expérimenté sur l'état d'esprit d'une jeune femme. Par madame Courvoisier, il savait, cela va sans dire, qu'Élise avait fui son mari et pris un amant ; il n'ignorait pas que cet amant était pour le moment à Granville ; mais ce que madame Courvoisier, l'eût-elle su, n'eût jamais consenti à apprendre à personne, c'était la façon dont Élise aimait son amant. M. Le Coûtre n'étant point pour madame Courvoisier l'homme qui convenait à Élise, madame Courvoisier n'admettait pas qu'Élise aimât sérieusement M. Le Coûtre. Après un quart d'heure de conversation, le très avisé journaliste acquérait la certitude qu'il s'agissait, au contraire, de la part d'Élise, d'un amour éperdu. Il suffisait d'entendre celle-ci parler de Granville! Pour qu'une ville soit bien chantée par un poète, il faut que celui-ci y loge son amie. Nulle description de Granville, lieu d'ailleurs pittoresque, n'approchera de l'enchanteresse image qu'une pauvre jeune femme peu lettrée évoquait en marchant à côté d'un vieux feuilletoniste, sous les arbres du quai du Louvre. Sans doute, elle était à demi sincère en rappelant ses années de jeunesse, le casino de bois, la plage de galets, la dune, le cours Jonville et même le port et les îles Chausey : elle ne croyait pas, ce faisant, ne penser qu'à M. Le Coûtre. Cependant, trois mois auparavant, quand M. Le Coûtre lui avait proposé de passer la saison d'été à Granville, ce qui eût arrangé bien des choses, que ne lui avait-elle pas dit contre la ville même qu'elle avait, disait-elle, assez vue, où elle s'était trop ennuyée, enfin qui ne possédait aucun charme!

M. Angelus comprit rapidement que, quelle que fût la séduction de Granville, ce n'était pas sur son savoir archéologique touchant la vieille église, les anciens remparts, ou l'histoire du pays, qu'il convenait d'insister pour se placer à l'unisson avec sa compagne. En fait d'érudition, il recourut à la connaissance du cœur humain, plutôt ; et, aux souvenirs de la ville si chérie, il mêla adroitement des réflexions et sentences, parfois empruntées à nos moralistes, et parfois originaires de son propre cru, et qui avaient trait aux sentiments que les hommes nous inspirent plus sûrement que les paysages. Et, comme il était discret et suffisamment habile, il s'aperçut qu'Élise le suivait sur cette pente étrangère en apparence seulement, car en fait le sujet ne changeait point pour elle.

Il en résulta chez cet homme, accoutumé à la compagnie des sceptiques, un étonnement d'abord, puis une sympathie pour une âme trop éprise et, par conséquent, vouée à quelque insigne malheur.

Leurs entrevues étaient courtes, comme il convenait, dues seulement au hasard, mais secrètement recherchées de l'une et de l'autre. M. Angelus procurant par sa conversation quelque soulagement à Élise, Élise intriguant M. Angelus par son cas peu commun, par sa qualité de femme jeune et charmante et par le danger qu'elle courait.

C'était la première fois qu'Élise entendait des propos plus élevés que ceux du commun, mais, comme M. Angelus n'y mettait aucun pédantisme, elle s'en apercevait à peine. Il eût cité ses auteurs, elle eût été aussitôt intimidée par lui et l'eût juché à une grande altitude. Mais il avait coutume de dire des choses originales et souvent profondes sur le même ton qu'il eût dit : « Madame, le temps se couvre ; avez-vous pris un parapluie? » Et personne n'y faisait attention.

L'embarras consistait entre eux en ce qu'ils ne pouvaient pas parler du sujet qui précisément les unissait et inspirait leurs entretiens, car on était à une époque où le goût de la ligne la plus courte ne nous avait pas encore habitués à franchir, fût-ce avec brutalité, les obstacles. On a aimé longtemps les chemins sinueux qui contournent la place ; on s'y est attardé à cueillir mainte fleur exquise que nous ne connaissons plus, et ces atermoiements et ces précautions semblent aujourd'hui ridicules.

Élise faisait fi des convenances, ou plus exactement elle les immolait à son amour, toutes les fois qu'elle se trouvait en présence d'intimes, par exemple : de ses parents, ou bien de gens d'une autre condition qu'elle. Mais elle se fût jugée déshonorée de dire nettement : « j'ai un amant » à M. Angelus, rédacteur à l'Écho du Parlement, qui cependant le savait, ce dont elle n'avait pas le moindre doute. Elle l'eût trouvé malappris s'il avait, lui, seulement fait mine de savoir ce qu'elle n'ignorait pas qu'il savait, et alors même qu'un de ses plus vifs désirs eût été que cette glace tout artificielle entre eux fût rompue.

Un jour qu'elle avait rencontré M. Angelus au moment où il sortait de la loge, après son déjeuner, et qu'elle avait poussé avec lui la promenade jusqu'au pied de la terrasse des Tuileries, au bord de l'eau, elle vit sortir tranquillement du Jardin, traverser le quai et s'engager sur le pont de Solférino, — et son compagnon, tout en discourant, vit comme elle, — qui? Un homme grand, robuste, la mine fraîche et dorée : M. Jean-Marie Le Coûtre.

M. Angelus fit preuve de sang-froid en n'abandonnant pas le fil de son discours, car il était fort étonné ; mais Élise perdit complètement la tête. Elle était devenue livide ; elle n'entendait plus rien de ce qu'on lui disait. Elle avait très bien vu que M. Angelus reconnaissait son amant. Cependant elle dit tout à coup à M. Angelus : « Au revoir, monsieur… », le planta là et courut derrière Le Coûtre, qu'elle rattrapa sur le sommet de la courbe du pont.

— Depuis quand êtes-vous ici? Vous ne m'avez pas avertie!…

M. Le Coûtre dit qu'il arrivait, qu'il ne l'avait point prévenue parce qu'il ne voulait pas lui adresser un télégramme de là-bas.

Il était inexact qu'il arrivât à l'instant, puisqu'il marchait, la canne à la main, sans sacoche, sans manteau, sans poussière sur son vêtement. Mais elle ne s'attarda point à l'interroger là-dessus, car elle percevait ces particularités à peine ; le doute n'avait pas pénétré en son âme, et, d'ailleurs, la joie de retrouver Jean-Marie, n'importe où, et quelle qu'en fût la manière, lui oblitérait l'intelligence. Elle suffoquait ; elle dut s'appuyer contre lui. Et lui, lui disait : « Tenez-vous! Prenez garde!… Nous ne sommes pas chez nous… » Il était réaccoutumé à sa vie solitaire et ressaisi par la terreur d'être aperçu dans la ville en compagnie d'une femme, surtout d'une femme qui se compromettait si aveuglément, surtout d'Élise.

Ces précautions, cette réserve extrême, cette possession de soi firent, par contraste, souvenir Élise de la désinvolture avec quoi elle venait de planter sur le quai le pauvre M. Angelus, et puis, par analogie, des réticences qu'elle-même s'imposait à d'autres moments avec le même M. Angelus. Elle ne lui eût jamais dit : « J'ai un amant », mais elle venait devant lui de se jeter sur cet amant! Et, chose singulière, au vif même du chagrin qu'elle éprouvait à la minute présente, elle eut presque un sourire. Elle souriait et se moquait d'elle-même. Inconséquences des natures façonnées par l'éducation et qui gardent par hasard une spontanéité, une fraîcheur.

Jean-Marie lui-même, qui se défendait contre le trop chaleureux élan de sa maîtresse, la tutoya en passant devant l'étalage d'un bouquiniste qu'il connaissait!

On arriva rue Guénégaud. Les bagages étaient sur le sol de l'antichambre, mais vidés, le linge et les effets rangés dans les armoires.

— Depuis quand es-tu là? demanda Élise.

— Depuis hier, dit Jean-Marie.

Il était de retour depuis la veille, et il n'avait pas cherché à la voir.

Elle fut ébranlée en toute sa chair ; c'étaient deux grandes émotions successives trop rapprochées ; elle tomba dans un fauteuil et pleura.

Jean-Marie trouvait cette scène ennuyeuse ; il bourra sa pipe, l'alluma et attendit.

Élise se redressa, s'épongea les yeux, se passa de la poudre, et elle dit :

— Je ne te ferai pas de scène.

Les sanglots la suffoquaient encore. Elle se contint et s'apaisa. Il ne disait rien, car il était maladroit au mensonge, et la vérité, il sentait que mieux valait la taire. Celle-ci était cependant simple : ayant repris coutume à sa vie de garçon, entièrement libre, il n'était pas plus fâché de revoir sa maîtresse à Paris, une fois réinstallé, qu'il n'était pressé de l'embrasser dès la descente du train.

Et Élise songeait : « Je ne lui dirai pas, non, je ne lui dirai jamais le mal que son absence a pu me faire. Cela l'ennuierait, simplement… Et toutes ces minutes, toutes ces heures comptées sur le cadran de ma pendule, et ces jours et ces nuits rayés de ma vie… Pourquoi, tout cela? Pourquoi, mon Dieu? puisque lui, le voilà revenu… et qu'il n'est pas pressé!… »

Mais tout à coup, M. Le Coûtre ayant regardé l'image aimable que faisait Élise dans le fauteuil, fut content d'avoir une jolie et bien charmante femme à lui, idée qui ne l'avait pas atteint depuis longtemps ; et, sans paroles, il se pencha vers Élise, qui en fut trop heureuse.

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