Élise
XVI
Elle le crut si fort qu'elle parvint à faire oublier à Jean-Marie le chagrin éprouvé par lui à Granville. Ce chagrin n'était que le résultat d'une impression éphémère dans un milieu hostile à toute liaison. Quoi d'étonnant qu'une nature précisément honnête en eût été influencée? Élise, incitée à penser davantage, ne pouvait-elle pas diriger les sentiments de son amant? Elle y songea et elle trouva d'instinct, dans ses réserves de femme, les moyens d'arriver à une telle fin. Ainsi, cette femme dotée de la meilleure éducation et destinée plus qu'aucune à la vie régulière, était poussée — une fois engagée dans l'amour — à employer les procédés d'action propres aux créatures dont le métier est de séduire. Si pure qu'elle fût en ses sentiments, si élevée que semblât à son esprit la passion dont elle environnait Jean-Marie, dès l'instant qu'elle était livrée à cette passion, c'est à l'amour seul et aux particulières exigences du tyran qu'elle sacrifiait ; et elle en adoptait toutes les mœurs, en les improvisant à son insu, avec une touchante inconscience. C'est ainsi qu'elle arrachait sans pitié et sans nulle considération, sous les plus beaux prétextes, un homme à la voie tracée aussi à lui par l'éducation, par les amitiés, par les habitudes prolongées, et par ce goût de la vie civique qui s'empare de bon nombre d'entre nous à un certain âge.
Jean-Marie sentait tout cela, sans être amené jusqu'à le préciser ; mais aussitôt hors de vue de la Sirène, il était éloigné d'elle par les vents du large. Il se trouvait à l'aise sous les embruns du port, dans sa barque de pêche, parmi les matelots au milieu desquels il aimait à s'attabler, et à ses îles Chausey, désert de rocs et de goémons qui lui semblait un paradis terrestre. Aussitôt de retour, il lui suffit de quelques jours pour se soumettre à l'emprise de sa jolie maîtresse ; il s'étonna même d'avoir pu se passer des douceurs d'une pareille tendresse ; il se reprocha d'avoir durement négligé Élise ; il voulut faire quelque chose pour elle ; et, comme, après tout, la plupart de ses amis de café n'étaient point à Paris encore, il donna à l'insatiable amoureuse quelques soirées par semaine. Ils dînaient ensemble ; ils passaient ensemble les heures suivantes, et, alors, rien, en vérité, ne s'opposait à ce que la nuit fût le prolongement de ces heures.
Grave concession qu'il devait être difficile de retirer, même après le retour des amis. C'était le fugitif, qui, rentré à la cage, en refermait plus étroitement la porte. Danger des réactions : on décide de se libérer et l'on redevient prisonnier davantage.
Mais Élise exultait. Elle en oublia l'épreuve de la fuite à Granville, et, en amante, par définition insouciante du lendemain, elle s'abandonna à sa joie.
Ce furent ses beaux moments, son triomphe. L'automne fut radieux pour elle. Et quand l'hiver revint et que revinrent aussi les amis de Jean-Marie, elle eut peu d'efforts à accomplir pour retenir celui-ci près d'elle : il avait eu le temps de contracter des habitudes. Il faisait sa partie de dominos, deux ou trois fois la semaine, avec Élise, qui savait aussi lui préparer de bien meilleur café qu'il n'en trouvait en aucun endroit de Paris, et des breuvages dont elle avait autrefois appris la recette de madame de La Hotte. Elle savait préparer la liqueur de cassis et les cerises à l'eau-de-vie de telle manière qu'elle était parfois jalouse de son œuvre, se demandant si c'était par la gourmandise ou l'amour que Jean-Marie s'attachait à elle tous les jours un peu plus.
Sa personne physique se modifia beaucoup à cette époque. Comme un arbre favorisé par la saison, elle donna toute sa fleur. L'alerte avait eu ce résultat que le bonheur présent se trouvait plus précieux et plus grand. Celui qu'elle avait goûté avant l'alerte ne lui semblait avoir été qu'une joie enfantine, un divertissement de pensionnaires ; il avait eu le caractère et le charme d'une surprise ; elle y était demeurée dans l'étourdissement. Dorénavant, elle était à même d'apprécier et la face de son bonheur et son revers possible. Cela communiquait une maturité à son ardeur. L'amour ne participait plus chez elle de l'affolement, mais commençait à se laisser considérer de près, analyser, mesurer à sa juste valeur : et loin d'y perdre, il gagnait.