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XXIV

Pour remercier Élise d'avoir honoré sa soirée, Violette, dite madame des Bruyères, lui amena ses enfants, qui avaient servi de prétexte à l'invitation et cependant n'avaient point paru.

Ils furent les bienvenus auprès d'Élise. Elle goûta un mélancolique plaisir à parler de l'enfant qu'elle avait perdu : elle causa avec la jeune mère, l'interrogea sur les personnes présentes à la soirée et notamment sur celles chez qui elle s'apprêtait à aller.

Violette, qui avait débuté par des louanges sur ses invités, mit la sourdine aussitôt qu'il s'agit de ceux qui « vraiment étaient assez sans gêne », disait-elle, pour « sauter ainsi à la gorge d'une jeune femme dès la première rencontre ».

— Si vous m'en croyez, ajouta-t-elle, à votre place, je ne m'empresserais pas de les satisfaire…

Élise retint avec peine un sourire étonné.

— Mais, dit-elle, les personnes qui m'ont invitée sont de vos amis?

— Hubert est homme de lettres, et, comme tel, obligé d'étendre ses relations un peu hors du cercle de l'amitié proprement dite.

Élise n'obtint point de renseignements plus précis et ne tira de son entretien avec Violette qu'un avis : il était prudent à elle de s'abstenir.

Alors, Élise, qui avait accepté, dans un moment d'humeur, les trois invitations, résolut d'interroger Clara.

Elle voyait si fréquemment Clara, depuis quelque temps, qu'elle l'appelait par son nom :

— Ah! çà, dites-moi, Clara : qu'est-ce que c'est que les Van Dortmüde? Qu'est-ce que c'est que les Oppenor? Et qu'est-ce que c'est que les Torcelli?

— Vous les avez vus, l'autre soir, tout comme moi, dit Clara.

— Oui, mais j'en ai tant vus, d'un coup, que je m'y perds.

— Oppenor, c'est le pianiste chevelu qui a joué de sa musique.

— Ah! oui, je n'ai rien compris…

— On dit qu'il est très fort.

— Et sa femme?

— Sa femme n'est pas sa femme. C'est une élève du Conservatoire, très calée.

— Et les autres?

— Les autres! je ne sais pas trop. Demandez à Violette.

— J'ai déjà demandé à Violette : elle ne m'a rien dit.

— Je parie que vous avez été déjà invitée par ce monde-là!

— Qu'est-ce qui vous donne cette idée?

— Mais le fait que Violette n'a pas voulu vous répondre. Elle avait jeté sur vous son dévolu. Elle a peur qu'on ne vous enlève!… On vous a invitée, avouez-le.

— Mais vous devez bien le savoir, Clara ; on vous a invitée comme moi, je suppose?

— Moi? Jamais de la vie!… Mais, moi, je n'ai été invitée à la soirée de Violette qu'à cause de vous!… Oh! n'allez pas m'en croire jalouse : il n'y a pas de quoi!… Et la preuve que je ne suis pas jalouse, c'est que je ne vous dirai pas de mal des personnages sur qui vous m'interrogez. Le hasard fait que, sans les connaître positivement, je les ai vus plusieurs fois. Ils sont très gentils. Allez chez eux! Allez chez eux, comme vous le leur avez promis!…

Clara s'en tint à cette conclusion. Et elle rompit d'ailleurs assez brusquement l'entretien. Elle était piquée.

Élise demeura vis-à-vis de trois invitations acceptées d'inconnus, qui allaient la brouiller avec Violette et avec Clara…

Alors, comme une loque, et uniquement pour complaire à Jean-Marie, elle se traîna chez les Oppenor, chez les Van Dortmüde et chez les Torcelli.

Mais cela faisait plaisir à Jean-Marie qu'elle lui contât ce qu'elle avait vu! Non peut-être que ce qu'elle avait vu intéressât beaucoup un esprit peu curieux de nouveauté, mais parce que le cher ami éprouvait un soulagement à constater qu'Élise ne s'appuyait pas exclusivement sur lui. Qu'Élise fréquentât un être vivant, une maison quelconque, qu'elle trouvât l'emploi de quelques-unes de ses heures, il en était allégé, et il allait plus guilleret à ses affaires ou à sa brasserie ; il y allait d'ailleurs même quand il sentait sur son épaule tout le poids de sa charmante maîtresse…

Et pour faire plaisir à son amant, certes pour nulle autre raison, Élise allait traîner son drapeau déchiré de bourgeoise dans le monde qui, par rapport à la bourgeoisie, se croit situé aux antipodes.

Elle ne prenait à cela aucun goût, se sentait dans ces lieux constamment mal à l'aise ; mais elle s'efforçait d'y récolter une série d'anecdotes ou de menus faits plus ou moins burlesques, propres à distraire Jean-Marie.

Elle lui raconta, entre autres choses, qu'un jeune poète, que l'on nommait Romuald, lui faisait la cour, la suivait assidûment chaque fois qu'elle allait chez ceux-ci ou ceux-là, et avait fait nombre de tentatives pour l'accompagner le soir en voiture. N'avait-elle pas, en lui rapportant cet épisode de ses soirées, espéré rendre son amant jaloux? Jean-Marie n'était point jaloux : il avait pleine confiance en la vertu d'Élise. Et, lors de leurs rencontres, aussitôt qu'il l'avait embrassée, la repoussant au bout de ses vigoureux bras, il lui disait, spontanément :

— Et Romuald?

Et, comme il lui posait, un beau jour, cette question qui tournait à la scie, elle lui répondit ce qui était la vérité.

— Romuald? Je ne le vois plus.

Élise, en effet, ne voyait plus Romuald, et elle s'en inquiétait, non qu'elle fût privée par l'absence de l'innocent personnage, mais parce que de bonnes langues lui avaient insinué que le jeune poète, désespéré des rigueurs d'une femme aimée, s'était jeté à la Seine. Elle accordait peu de foi à cette version, mais, malgré tout, en demeurait un peu troublée. « Venez chez moi, lui avait dit la narratrice de ce fait divers, et je vous ferai rencontrer avec le secrétaire d'un commissariat qui vous donnera tous les éclaircissements… »

Ce n'était qu'une manière d'attirer Élise, qui, embarrassée, ne voulant pas paraître se désintéresser d'un malheur qu'elle eût pu causer, après tout, se laissait entraîner dans une maison nouvelle où le secrétaire du commissariat ne se trouvait point.

— Et Romuald? demandait alors Jean-Marie, car l'aventure commençait d'avoir pour lui l'intérêt d'un roman-feuilleton.

Un jour que Jean-Marie était venu prendre son amie pour l'emmener déjeuner, et que tous deux, coude à coude, suivaient le quai menant au Pont-Neuf, Élise se trouva nez à nez avec un jeune homme qui, au milieu d'une foule d'employés, semblait sortir de la Belle Jardinière. Elle sursauta et saisit le bras de son amant.

— Qu'avez-vous? dit Jean-Marie.

— Mais… c'est Romuald! dit Élise.

Romuald l'avait reconnue et saluée sans donner, par ailleurs, aucun signe d'émotion.

Élise se remit promptement et dit :

— Il y a une mauvaise farce là-dessous.

Enfin Jean-Marie s'amusait! Il eût voulu, sans souhaiter le moindre ennui à Élise, que l'aventure n'eût pas de fin.

Mais Violette des Bruyères, à qui le fil de l'histoire n'avait pu échapper et qui regrettait d'être privée d'Élise, saisit l'occasion de rentrer en ses bonnes grâces. Elle vint sonner à sa porte une après-midi, la trouva seule chez elle et lui confia qu'elle ne pouvait se résoudre à ne plus la voir.

— Ils sont tous comme moi, dit-elle. Ah! je leur pardonne de vous enlever de vive force!

— Dites qu'ils se servent de moi comme d'un bouffon! fit Élise. J'ai la preuve qu'ils se moquent de moi. Ils ne me reverront pas.

— Ce sera un malheur pour eux, dit Violette. Mais, quant à se moquer de vous, non! La vérité m'oblige à dire que ce n'est pas cela : je sais le fond de l'histoire du petit Romuald…

— Je ne serais pas fâchée de la connaître.

— C'est bien simple, dit Violette : ce garçon vous compromettait…

— Elle est bonne! dit Élise : qui est-ce qui craint de se compromettre, dans leur monde?

— C'est précisément pourquoi ils tiennent tant à avoir une femme de bonne tenue! Ils ne se moquent pas de vous : ils veillent sur votre vertu qui leur est précieuse.

— Alors, ils avaient écarté Romuald?

— Et avec quelle désinvolture! Et lui qui ne comprenait pas! Il est trop sincère, ce petit!…

— Ah! il était sincère, lui?

— Vous savez que je l'ai recueilli chez moi. S'il vous plaisait de le revoir, vous l'y trouveriez! il a appris à se conduire.

Élise regarda Violette comme elle eût fait d'un être étranger et tombant de la lune. La compagne d'un homme de lettres qui fréquentait une bonne partie du « Tout Paris », qui avait dû connaître des gens de toutes sortes, qui avait des raisons d'être plus clairvoyante qu'aucune autre, s'imaginait attirer Élise chez elle en lui disant qu'un gamin nommé Romuald l'y attendait.

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