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VI

Aussitôt que M. Destroyer fut sorti, Élise se mit à songer, non pas à lui, en vérité, car il avait le singulier privilège de ne pas compter à ses yeux. Mais il lui avait parlé de sa famille ; et il était vrai qu'elle avait négligé sa famille, et d'inconvenante manière. Jean-Marie aussi lui parlait quelquefois de cette famille ; mais Élise, entre les bras de son amant, ne parvenait pas à fixer sa pensée sur ce sujet ; elle se faisait d'ailleurs scrupule, sous les baisers de Jean-Marie, de penser à ce sujet. Pour la première fois elle reconnaissait qu'il avait fallu qu'elle fût, depuis six semaines, démente, ainsi qu'on le lui avait dit, pour ne pas se représenter l'angoisse que devait éprouver sa famille.

Elle en eut un frisson. Et, tout aussitôt, elle pensa : « Pour que j'en sois arrivée à négliger cela, quelle est donc l'importance de ce qui s'est introduit dans ma vie? »

Et ce ne fut pas encore cette fois sur sa famille que sa rêverie se posa, mais sur ce qui avait eu le pouvoir de lui faire oublier sa famille.

Ainsi l'amour a raison de tout ; et il semble qu'il soit toujours le plus fort.

Ce ne fut qu'après avoir savouré dans une songerie prolongée les délices dont l'amour la comblait, qu'elle fit la revue, un par un, des visages de sa famille.

Elle les aimait, cela ne laissait à son esprit aucun doute. Si quelqu'un fût venu lui dire qu'elle n'aimait pas sa famille, elle l'eût foudroyé ; si elle eût pu croire qu'il disait vrai, elle se fût tenue pour damnée.

Cependant, elle jugeait chacun des membres de sa famille froidement, nettement, impitoyablement.

Elle aimait sa mère. La seule idée de crier « maman! » dans un instant de détresse lui faisait presque monter les larmes. Pourtant elle se souvenait très bien qu'étant petite, ce n'était pas « maman » qu'elle appelait lorsqu'elle était malade ou lorsqu'elle se réveillait la nuit avec un cauchemar, mais sa vieille bonne, Jeannette, qui avait toujours couché à côté d'elle. Elle n'avait jamais eu la moindre idée, le moindre goût, communs avec sa mère. Sa mère avait été élevée aux « Oiseaux », à Paris, et avait toujours considéré avec un dédain marqué tout ce qu'Élise rapportait de son pensionnat d'Avranches. Sa mère avait, sur la toilette, des idées arrêtées à une certaine date, et tout ce qui se portait depuis lors lui paraissait « inconvenant et d'un genre!… » Avec cela sa mère aimait les hommes de figure convenue et d'éducation polie, qui ne disaient jamais rien d'intéressant, mais qui ne s'exprimaient que dans la forme adoptée par la société. Qui est-ce qui lui avait fait épouser M. Destroyer? Sa mère. Et pourquoi? Parce que M. Destroyer était personnellement « le type » de madame de La Hotte. Qui avait éloigné durement Élise d'un jeune officier qu'elle aimait? Sa mère. Avec sa mère elle n'avait jamais eu aucune conversation franchement amicale et confidentielle. Cependant sa mère était sa mère. Elle la respectait et l'aimait.

Sur son père, ses idées étaient plus courtes. C'était un homme que personne n'avait jamais vu que dans sa bibliothèque, au milieu de ses archives, ou faisant le tour du cours Jonville à la tombée de la nuit. Il n'était méchant envers personne ; il parlait très peu ; les quelques paroles qu'on retenait de lui touchaient le regret du passé, le mépris du présent, une appréhension chagrine de l'avenir. Dans quel siècle excellent avait-il vécu pour le pleurer si amèrement? Une seule chose lui paraissait valoir quelque intérêt, c'était les connaissances généalogiques. C'était de bien connaître tous les liens de sa parenté, et c'était de réunir, en chair et en os, si on le pouvait, les moindres débris de ce groupe familial dont les noms et les dates de naissance figuraient dans des médaillons inscrits au compas, à l'encre de Chine, et appendus aux branches de l'arbre fameux qu'il dessinait et redessinait. Un assez gentil maniaque, au résumé, dont le fonds d'idées était peut-être supérieur à ce qu'il en laissait paraître, mais dont les rengaines ennuyaient. Avec cela, il était complaisant, indulgent, sociable et bon, et il menait Élise et ses frères à la campagne, quand ils étaient petits. Elle le respectait et l'aimait. C'était son père.

Dans sa songerie, elle revoyait les réunions de famille ; et son esprit, porté à la critique pour tout ce qui n'était pas son amour, s'exerçait aux dépens de cette assemblée.

A peu près jamais elle n'en avait éprouvé d'agréments. C'étaient de bonnes gens que l'on ne voyait en somme qu'à des intervalles assez longs, à qui l'on n'avait rien à dire et qui ne vous disaient guère que des choses relatives à des lieux lointains, dépourvues pour vous d'intérêt. Chacun parlait de ses petites affaires, qui ne pouvaient prendre d'attrait pour autrui. L'éternel sujet des dates! La date précise d'un mariage, celle d'une naissance ou d'un décès qui remontaient à quatre-vingts ans! Les toilettes portées à telle noce, les maladies, ou bien la nomination de tel cousin ou arrière-grand-oncle à la fonction de préfet ou au grade de général, ce dont la tribu entière était secouée.

Elle se souvenait que la consigne était d'éviter d'une manière radicale les questions touchant la politique ou la religion, à quoi on ne perdait pas grand'chose, mais ce qui causait une gêne et creusait comme un abîme visible où l'on avait toujours peur de trébucher. Les cadeaux aux enfants? La plupart des membres provinciaux étaient assez chiches ; si quelqu'un s'avisait de se fendre d'un jouet, d'un manchon ou d'un livre, une fatalité voulait que ce fût d'un objet qu'on possédait déjà, d'un ouvrage qu'on savait par cœur ou d'une fourrure démodée. Un seul sujet, hélas! semblait unir tout ce monde, et les enfants n'y gagnaient rien ; c'étaient les grandes calamités publiques : la guerre de 1870 et ses suites. Dans ce temps-là, le monde ne communiait véritablement que dans le souvenir du malheur national.

Élise avait eu de la sympathie pour quelques bonnes figures de cousins très éloignés, que l'on rapprochait de soi en leur donnant un titre de parenté usurpée mais plus proche. Il y avait aussi l'oncle et la tante de Saugeon-en-Saintonge. On prétendait que la tante de Saugeon avait « la dent dure », et les enfants lui regardaient constamment la mâchoire, ne sachant pas le sens de l'expression et n'ayant pu jamais obtenir là-dessus un éclaircissement suffisant. L'oncle de Saugeon, lui, était « complètement nul »! Autre mystère. On ne lui avait jamais entendu dire que quelques calembours ; il était gros, quoiqu'il mangeât peu, ce qui peut-être le rendait intéressant. Car, enfin, comment expliquer que l'on fût attaché à ces deux figures comme à toutes autres, que l'on fît le voyage de Saugeon-en-Saintonge, et en plein hiver, sous le prétexte que leur belle-fille se remariait ou que l'on baptisait l'enfant issu de cette union nouvelle? Comment expliquer qu'à la mort de ces braves gens, qui n'avaient eu qu'une existence de fantômes, on prît non seulement un deuil rigoureux, ce qui était coûteux et désagréable, mais aussi de très sincères figures d'enterrement, et qu'on pleurât?

On pleurait pour la perte de membres de la famille qui même ne lui avaient jamais causé que des ennuis. On pleurait pour des parents qu'on avait obligés ou secourus dans la détresse, ce qu'ils ne vous pardonnaient jamais, à propos de quoi il se creusait infailliblement entre eux et la famille un mur de chiffres, un tableau noir, véritable cloison, avec le mot « Reconnaissance » et des additions, écrites à la craie, qu'aucune éponge n'effaçait jamais. A peine était-on décédé, derrière la cloison, on était loué et pleuré.

Tout pour Élise restait incompréhensible qui ne correspondait pas à un élan spontané du cœur. Elle se demandait ce que pouvait être pour elle un parent, même proche, qui n'avait jamais causé avec elle, ou ne s'était pas accolé à elle par cette liane de la sympathie dont on ne saurait définir la nature et qui unit tout aussi bien et sur-le-champ deux personnes de sang étranger.

Cependant le seul mot « famille » la troublait. Et, essayant de raisonner à ce propos, elle en venait invariablement à cette conclusion naïve : la famille est la famille. A la suite d'une telle proposition, elle se voyait plaçant un point. C'était tout. L'esprit n'allait pas plus loin.

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