Élise
XXIII
Lorsque Jean-Marie revint, après une absence d'environ trois semaines, il trouva Élise dans un état singulier. Elle venait d'assister, la veille, à une soirée où elle avait rencontré une quarantaine de personnes!
Nouvelle venue, ignorée de tous, pauvrement habillée, rendue quasi revêche par l'appréhension avant son entrée, puis par la soudaine découverte du piège, dès qu'elle eut pénétré chez Hubert des Bruyères, elle avait plu à tout ce monde, elle avait remporté, non seulement sans le vouloir, mais en ne voulant que s'effacer et disparaître, un véritable succès. On l'avait d'abord trouvée jolie. Pourquoi? Parce que, disait-on, elle avait une figure, un regard, une teinte de cheveux et une taille longue et mince, qui convenaient à l'esthétique du moment dans les groupes dits « d'avant-garde », chez les gens de lettres et les artistes.
Cette femme qui venait tout droit d'un passé périmé et qui avait paru un peu « province » dans le milieu bourgeois de M. Destroyer, son mari, se trouvait répondre exactement au goût de ceux qui ne croient qu'aux innovations radicales.
Elle était sortie de là, incertaine, affolée, flattée néanmoins, comme toute femme en un cas pareil, mais furieuse aussi. Elle avait failli dire des paroles désobligeantes à Clara, qui affirmait et jurait sur sa tête n'avoir pas su où elle conduisait Élise, et qui se refusait totalement à comprendre qu'un triomphe pût causer du chagrin. Élise avait pleuré, à côté de Clara, dans la voiture qui les ramenait aux quais. Et elle avait pleuré une partie de la nuit.
Pourquoi en effet pleurait-elle? Pourquoi semblait-elle si endolorie de ce qui eût été cause d'enivrement joyeux pour toute autre?
Elle n'analysait point son cas. Elle était désolée, et elle pleurait. Il est des circonstances où notre nature physique s'avise de faire, toute seule et sans nous avertir, ce dont nous ne comprenons l'à-propos qu'après de longues méditations.
Et Jean-Marie la trouva en larmes. Elle lui conta ce qui lui était arrivé.
— Je n'aime qu'être seule avec toi, lui dit-elle.
— Mais quand je ne serai pas là, il est bon que tu aies quelques figures pour te distraire.
— « Quand je ne serai pas là… » Tu vas donc t'en aller encore?
— Je veux dire : les soirs que je ne passerai pas avec toi.
— Où iras-tu? ces soirs-là, mon chéri?
— Mais là où j'ai l'habitude d'aller…
Elle le regarda sans plus rien dire. Il n'ajouta d'ailleurs pas un mot. Elle constatait que ses trois semaines d'absence et de vie sur le port lui avaient réussi. Évaporée la rancune, motif unique de son absence!…
Nulle mémoire en lui des agissements de « la bande »! Et il fut évident, dès le premier soir, que Jean-Marie avait surtout envie de retourner à la brasserie.
Élise elle-même lui en donna le conseil. Elle lui dit :
— Je suis fatiguée… fatiguée!… Je vais tâcher de dormir de bonne heure.
Jean-Marie ne se fit pas prier ; et il retourna près de ses amis, à la brasserie, comme si, entre eux et lui, rien ne s'était passé.
Élise se coucha de bonne heure, mais, malgré sa fatigue, dormit mal. Ce n'était plus le tumulte de la soirée qui se continuait à ses yeux, c'était l'acte tranquille de son ami, qui, revenu de Granville où il s'était réfugié pour apaiser son sang bouillant, retournait sans arrière-pensée à ses habitudes…
De tous les difficiles efforts tentés pour modifier ces habitudes, rien donc ne demeurait ; rien, sinon ceci : qu'elle-même, Élise, se trouvait engagée dans une voie nouvelle, non voulue par elle, certes! et qui lui déplaisait.
Élise se garda de demander, le lendemain, à Jean-Marie si « la bande » lui avait fait un accueil favorable, ou si lui-même s'était senti à l'aise au milieu de ses vieux amis. Jean-Marie ne fit aucune allusion à sa rentrée à la taverne. Mais Élise lui ayant dit qu'elle n'avait pas reçu dans la matinée moins de trois invitations de la part de gens rencontrés chez des Bruyères et qu'elle ne reconnaîtrait seulement pas, il lui dit :
— Je serais franchement satisfait si tu pouvais dénicher un sujet de distraction.
— … De distraction sans toi! dit Élise.
— Là n'est pas la question. Comme il y a des moments où je ne suis pas avec toi, mieux vaut encore, durant ces heures-là, t'agiter un peu que te morfondre.
Alors, Élise, en face de Jean-Marie, se reprit à pleurer comme s'il n'était pas là. Et elle fut surprise par ses larmes qui devançaient encore une fois sa pensée. Elle ne se figurait en effet nulle chose. Elle ouvrait ses yeux hagards en face de la destinée incompréhensible.
Peu à peu, seulement, le vœu exprimé par son amant pénétra son âme. Et elle associait l'idée de ce vœu à la présence de trois enveloppes étalées sur le petit bureau.
Telle était alors la solution admise par Jean-Marie aux difficultés qui les avaient, lui et elle, tant soulevés ces temps-ci! Ne pouvant réussir à amener « la bande » à la maison, il retournait tout seul à la « bande », et il envoyait Élise essaimer ailleurs!…
Elle ne tenta même pas de protester. Cependant elle murmura :
— Tu ne me demandes même pas qui sont ces gens qui m'invitent?
— Mais tu m'as dit que tu ne les connaissais pas.
— Je tâcherai donc de faire leur connaissance, dit Élise, amèrement.
Mais en elle l'amertume grandit, s'étala aussitôt qu'en eut perlé la première gouttelette, et, dès le soir, d'un mouvement de dépit ou de rage, bien insolite chez elle, Élise acceptait les trois invitations.