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XV

M. Le Coûtre était resté bel et bien près de deux mois absent. S'il eût annoncé avant son départ l'intention de prolonger ainsi son voyage, Élise fût partie pour Granville en même temps que lui, à tous risques. A son retour, il éprouva pour sa maîtresse une ardeur renouvelée qui rappelait les premiers temps de la liaison et qui eut tôt fait de replonger Élise dans une complète griserie. Cependant il cachait mal ses arrière-pensées. Il était soucieux. Élise attribua cela à l'état de ses affaires. Non, elles allaient relativement bien, malgré la perte de deux bateaux dans l'année. Est-ce que par hasard il songeait aux pauvres hommes disparus sur le banc de Terre-Neuve? à leurs familles? Nullement. Il était ennuyé, il finit par le dire, parce qu'à Granville on jasait…

Élise pensa à son père, à sa mère. Jean-Marie apprit à Élise que personne ne parlait plus d'elle ni à monsieur ni à madame de La Hotte… Elle sentit son estomac se contracter, mais chassa une douloureuse pensée.

— Eh bien! dit-elle, tout cela, c'est affaire à mes parents et à moi. Mais toi?

Il sursauta. Il était de petite ville ; et il apprit à Élise la peine qu'un homme peut y souffrir, tout comme une femme, dont les mœurs sont irrégulières.

On jasait. Tout le monde, à Granville, savait qu'Élise avait fui le domicile conjugal ; quelques personnes n'ignoraient pas qu'elle fréquentait M. Le Coûtre. Comment toutes les autres ne le savaient-elles pas déjà? En réalité, toutes l'avaient entendu dire, mais beaucoup estimaient la chose peu croyable. De ceci Jean-Marie n'était pas autrement flatté ; il disait à Élise : « Votre réputation n'est sauvée, en somme, dans la majeure partie des esprits, que parce que vous aimez un homme qui n'est ni beau ni jeune… »

Cela mettait l'amoureuse en rage :

— Je t'adore, disait-elle ; tu es beau, tu es jeune.

Peut-être n'avait-il pas séjourné plus longtemps à Granville à cause des racontars qui le poursuivaient. Par la ville, on lui faisait des allusions sournoises ; sur le port, on lui tapait sur le ventre ou l'épaule en le nommant « gros paillard ». Il le dit à Élise afin qu'elle ne lui demandât plus : « Qu'est-ce que ça peut te faire? » En effet ces précisions et cette interprétation, par le vulgaire, d'un amour si grand, la blessaient.

L'amertume de M. Le Coûtre provenait de ce que, pour lui, désormais, Granville n'était plus Granville ; il n'y sortait plus le nez au vent, bon garçon connu avantageusement de tous, serrant la main d'un chacun, croisant d'un regard franc le premier venu, sur la digue, sur le cours, et sur les galets de la plage. Il avait résisté depuis quinze ans aux propositions qu'on lui adressait de se présenter aux suffrages de ses concitoyens pour les élections municipales. Cette année, on ne lui avait adressé aucune proposition. Quelques messieurs, d'un œil malin lui avaient dit, faisant allusion tout au moins à sa longue absence : « Vous, vous n'êtes plus d'ici… » Certains l'appelaient « le Parisien » et d'autres « le citoyen de Babylone! »

Le Coûtre se sentait exilé de sa ville natale, du centre de ses affaires, de son atmosphère. Il n'était pas homme à en éprouver de ces dépits qui se transforment en haine et parfois vous soutiennent. Il possédait un épais fonds de bonhomie ; il avait simplement du chagrin.

Et le seul moyen qu'il eût de l'atténuer ou seulement de le supporter était d'en faire confidence. Et à qui eût-il pu le confier, sinon à sa maîtresse?

Il le lui confia abondamment ; il ne garda rien pour lui ; quelle que fût la difficulté qu'elle eût d'abord à comprendre qu'il pouvait être sérieusement atteint, elle dut se rendre à l'évidence et ne plus ignorer que son amant avait perdu ce qu'il tenait pour le plus cher au monde.

La confession était faite si spontanément, avec tant de naturel et d'innocence, qu'Élise ne put un seul instant le soupçonner de lui faire grief, à elle, du malheur qu'il décrivait. Elle était aussi trop aimante pour penser que l'autre pût l'aimer moins, c'est-à-dire n'être pas encore heureux, infiniment heureux, malgré les ennuis que l'amour lui pouvait causer. Les ennuis? est-ce qu'elle n'en avait pas, elle? Cependant, qu'étaient-ils pour elle en comparaison d'une seule entrevue?

En vérité, tout ce que son amant lui racontait ne l'atteignait pas elle-même, dans le fond intime de son cœur, et elle croyait sincèrement que les baisers qu'elle donnait et le seul espace qui s'étendait entre ses deux bras toujours prêts à l'étreinte valaient bien Granville.

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