Élise
XIII
Élise le devinait parfois soucieux. Il écoutait distraitement ce qu'elle lui disait ; il y répondait à peine ; il demeurait absorbé durant de longues périodes ; l'on eût jugé alors que son grand corps, seul, était présent. Élise ne concevait qu'une interprétation à ces états, et elle la traduisait aussitôt :
— Tu ne m'aimes plus!…
— Que tu es bête! s'écriait-il en s'éveillant soudain, et il tâchait, à sa manière, de lui prouver la continuité de sa tendresse.
Mais elle n'oubliait pas le moment d'alarme. Le souvenir de nombreux moments pareils commençait à tacher sa vie. Tout à coup, même au milieu d'une conversation, elle adressait à son amant l'éternelle question dont les femmes aimantes trouvent l'inspiration en leur cœur et qu'elles redisent, malgré elles, même après en avoir éprouvé le désastreux effet :
« M'aimes-tu? »
Intelligentes ou sottes, jamais elles ne se lassent, les amoureuses, de poser la question qui est la plus maladroite ennemie de l'amour.
Patient, nullement nerveux, mais point habile, Jean-Marie ne s'entendait ni à dissimuler l'ennui qu'il éprouvait de l'interrogation, ni à le dissiper par une réplique un peu avisée ou seulement sincère. Certainement! il aimait son amie. Mais il la laissait souvent sur l'impression qu'en effet il ne l'aimait plus.
Elle contenait tant d'amour qu'elle puisait en ses réserves de quoi s'étourdir, s'illusionner, voire se consoler. Et, somme toute, les jours, comme les scènes, se terminaient assez bien.
Une après-midi de la fin d'août, elle s'acheminait avec son allégresse ordinaire vers la rue Guénégaud.
Jamais elle n'avait pu apercevoir l'entrée de cette vieille et sombre rue, sur le quai, ni avancer vers le porche de la maison où habitait Jean-Marie sans éprouver que son cœur s'émouvait davantage.
Une petite porte, dans le vantail fermé, demeurait entre-bâillée. C'était là qu'en passant dernièrement, le jour de la visite aux parents, elle avait vu l'enfant qui lui souriait. Il était encore aujourd'hui près du porche, sur les pavés de la rue, et occupé, comme un chimiste sur ses cornues, à transvaser l'eau du ruisseau dans l'intérieur d'une chaussure immonde, à l'aide d'une cuiller à salade. Élise se pencha vers lui, mais il était si malpropre qu'elle n'osa le toucher ; et le jeune descendant d'une longue race de concierges, sans se détourner de son occupation absorbante, trouva le moyen de reconnaître l'habituée de la maison, à son pied sans doute, car il ne leva pas la tête, et, alors, égouttant sa cuiller de bois, il dit, du ton classique de ses pères :
« Y a personne. »
Ce mot de l'enfant fit seulement rire Élise. Sans lui accorder d'importance, elle franchit le seuil avec légèreté et passa, rapide, devant la loge. Elle gravit les marches de pierre usée, qui lui représentaient le chemin du ciel ; et, arrivée au second étage, elle tira le long cordon de laine, à gland, qui, par une suite de fils de fer, mettait en branle, au loin, une sonnette fêlée. Elle attendit. Nul bruit de pas à l'intérieur. Elle sonna de nouveau. Elle avait sa manière de sonner, convenue : on entendait la voix centenaire de la clochette s'éteindre ; on recommençait. Moyennant ce procédé, le locataire était assuré de la présence de la seule Élise, et il s'approchait, à pas de loup, pour ouvrir lui-même. Quand l'ouïe fine d'Élise avait perçu que son ami, dès le premier tintement, stationnait dans l'antichambre, elle abrégeait le cérémonial en laissant reconnaître sa voix.
Aujourd'hui elle agita la sonnette une fois, une seconde fois, et puis une troisième, ayant toussé durant chaque intervalle. Et, après que le troisième tintement se fut dispersé comme une voix de moribond expirant, Élise, arrivée joyeuse sur le palier, crut que tout son sang se retirait de ses veines.
Elle recommença cependant de sonner, et trois fois, nerveusement, raccourcissant les intervalles ; elle arracha même son gant pour frapper du doigt contre la porte, signal d'ailleurs hors de toute convention, peine absurde. Aucune réponse.
Alors elle redescendit et frappa de son doigt nu à la vitre de la loge close. Elle frappa fort ; son doigt, à la fin, lui faisait mal. Elle s'efforça de voir dans l'intérieur de la loge : peut-être découvrirait-elle une lettre qui lui fût destinée, ou, à la rigueur, le courrier de M. Le Coûtre, ceci, après tout, n'ayant aucune signification. Mais ce qu'elle eût pu apercevoir, fût-ce le plus banal objet, lui semblait devoir être pour elle un secours.
Elle bondit jusqu'au porche d'entrée où jouait, seul, l'enfant :
— Dis-moi, mon petit, ta maman n'est pas là?
— Y a personne, répondit le gamin, toujours sans lever les yeux et sans interrompre ses opérations aquatiques.
— Ah! mais alors, dis-moi : tu connais bien les locataires de la maison, toi?
L'enfant, habile à couper au plus court, jeta ces mots à la dame :
— M'sieu Le Cout'e, il est « parti à Granville ».
— A Granville!… Quand ça? quand ça?
— A l'heure du train.
Élise crut qu'elle allait tomber dans la rue. Elle se raidit, blême.
— Ta maman, tu ne sais pas quand elle rentre?
L'enfant se leva, et, les poings sur les hanches, il contemplait son ouvrage. L'eau bourbeuse débordait de la vieille bottine :
— J'ai fini, dit-il. Voilà mon tonneau rempli : avec quoi, à présent, que je vais le percer?
Il cherchait, agitant sa jeune imagination, et les soucis d'autrui ne l'atteignaient pas. Élise comprit qu'il était superflu d'insister. Une idée venait de la saisir : si l'enfant lui avait appris une nouvelle véridique et si M. Le Coûtre avait été appelé d'urgence à Granville sans avoir même le temps de lui dire adieu, — et il était homme à plutôt ne pas lui venir dire adieu qu'à se présenter chez elle à une heure insolite, — si tel était le cas, elle devait avoir chez elle, à cette heure, ou bien elle aurait d'ici peu, un pneumatique. Il ne lui restait plus qu'à courir chez elle. Et la voilà traversant le pont, comme une hallucinée.
Il y avait un « bleu » pour elle chez madame Courvoisier. Et il était de l'écriture souhaitée. Elle ne put le lire dans la cage obscure de l'escalier ; elle contint son cœur jusqu'au quatrième. Chez elle, elle se laissa tomber dans un fauteuil, près de la fenêtre ouverte. La soirée était magnifique ; les platanes jaunissants illuminaient la belle journée d'été. Un remorqueur sifflait. L'air était, à cette altitude, presque parfumé, ou semblait l'être à cause de la splendeur du ciel. Elle lut :
« Ma chère Élise, le voyage de Granville est indispensable à mes affaires. Je n'ai pas voulu te dire que je partais, de peur de te troubler inutilement pendant plusieurs jours. J'espère pouvoir rentrer d'ici peu. Si tu veux me faire plaisir, ne t'inquiète pas, ne te chagrine pas. Je ne peux, tu devrais le comprendre, abandonner ma maison de commerce, et d'autre part il est préférable, même pour toi, que l'on me sache à Granville en ce moment et pendant que tu n'y es pas, puisque nous avons commis l'imprudence de ne pas y venir ensemble, au grand jour, avec tout le monde, au commencement de la saison.
» Je t'embrasse tendrement comme je t'aime. Un peu de patience et de raison, Élise, et tu me diras, à mon retour, que j'ai bien fait. »
Élise resta hébétée. Elle regardait les feuilles des platanes, le ciel et ce qui était visible du dôme du Panthéon entre les branches. Qu'était-elle en ce désert de Paris? Rien. Et rien non plus n'avait désormais ni couleur, ni forme, ni nom, ni raison d'être. Un instinct la poussa à se lever, mais elle se demanda aussitôt : « Pourquoi changer de place? » En effet, qu'irait-elle faire à un autre endroit de la pièce ou dans la pièce voisine? Rien. Elle n'avait aucun motif d'agir ; tout était indifférent. Elle demeura assise ; et la seule idée qui la retint à la vie fut, après un certain temps, que le temps passait… Le temps était le seul remède : il passait.
Quand le temps aurait beaucoup passé, mais beaucoup, Jean-Marie reviendrait repeupler cet insipide désert…
Alors elle se leva pour remettre sa pendule à l'heure, en la réglant sur sa petite montre qui allait bien. Et elle regarda les aiguilles de la pendule avancer…