Élise
XXVIII
De Granville, Clara, après s'être exercée à correspondre avec Élise par le moyen de la carte postale, écrivit une lettre à la solitaire du quai du Louvre ; une lettre où elle disait à Élise : « Ma chère amie… »
Elle y parlait principalement de la famille de La Hotte ; elle en parlait comme de connaissances charmantes avec qui elle se trouvait agréablement sur un pied d'égalité, et elle en parlait sans jamais employer un seul terme de parenté qui liât à Élise ces nouvelles relations. Elle semblait ne même pas supposer qu'Élise eût pu être nommée dans les entretiens avec les La Hotte. Elle affectait de parler des La Hotte à Élise comme de gens que celle-ci eût connus autrefois, autrefois, dans un monde antérieur auquel elle n'appartenait plus… Manège innocent ou puéril? Effet d'un défaut d'usage? A moins que ce ne fût perfidie atroce?…
En post-scriptum, Clara ajoutait, sans commentaires : « Monsieur Le Coûtre nous a menés à la voile jusqu'aux îles Chausey. »
Élise pleura pendant plusieurs jours. Elle ne savait pas exactement la cause de son chagrin. Inaccoutumée au soupçon, dépourvue de méchanceté, elle commençait seulement à penser que Jean-Marie mettait bien quelque mauvaise volonté dans ses réticences, et elle ne s'en expliquait pas le motif. Un secret instinct l'avertissait que les lettres de Clara n'étaient inspirées ni par la pure bêtise ni par la sympathie ; mais, si elle cessa d'y répondre, ce fut surtout dans la crainte d'en provoquer de nouvelles. Et elle attendit, dans une tremblante incertitude.
De toute une vie d'amour le point le plus douloureux est probablement celui où la foi commence à être ébranlée. C'est alors que naît la remarque que toute volupté est dans la croyance, et que l'effort que l'on fait pour se tenir lié à cette foi nous meurtrit plus que ne ferait le si logique abandon aux raisons de douter.
Élise n'attendit pas un temps aussi long qu'elle eût craint, car Jean-Marie rentra à Paris d'assez bonne heure. Les quelques années précédentes, il s'attardait à Granville, où il était toujours vraisemblable que ses affaires l'eussent retenu. Il revint cette fois dès la fin de septembre.
Élise était malade d'anxiété. Pour la première fois, sa santé se trouvait sérieusement altérée. Elle vivait dans l'état d'une femme qui épie l'entrée du train dans la gare. Et quand le train fut arrivé, et quand Jean-Marie fut devant elle, elle s'aperçut de la vanité du tourment et de l'attente fébrile : Jean-Marie se tenait là, debout, en face d'elle, et l'énigme demeurait intacte. Ce grand corps robuste et cette figure si étrangère à toute complication sentimentale écartaient jusqu'à la velléité d'une question ; leur seul aspect dissolvait l'espoir même de jamais rien apprendre.
Ce n'était pas que cet homme fût fermé, que ce cerveau fût capable de combiner un secret, ni que cette bouche sût volontairement se clore ; non, pas cela ; mais Jean-Marie était un homme d'une si extraordinaire inertie devant tout problème d'ordre moral, qu'il paralysait par avance les moins clairvoyants et dissociait les termes de l'interrogation avant qu'ils n'eussent pris forme sur les lèvres. A distance, Élise, qui cependant le connaissait, avait pu croire qu'elle obtiendrait de lui la lumière désirée ; mais aussitôt qu'elle l'eut vu, elle lui demanda de ses nouvelles et comprit que la vie allait simplement reprendre comme par le passé.
Voilà donc ce qu'elle avait tant attendu, en regardant les aiguilles de la pendule!
Cependant elle interrogea doucement son ami sur le voyage à Jersey. Il lui répondit de la même manière, sans essayer de dissimuler : c'était un petit événement déjà ancien…
— Mais, pourquoi ne m'as-tu pas écrit pendant tout le temps du voyage?
— Tu sais combien j'écris difficilement. Et puis, madame Saulieu t'écrivait.
— « Madame Saulieu! » Tu l'appelles « madame Saulieu », à présent?… Mais « madame Saulieu » ne me parlait pas de toi!
— Non?… Oh! la rosse!…
— Ce n'est pas moi qui te le fais dire…
Et il passa aussitôt à des petits détails matériels du voyage.
— Voyons! écoute-moi, Jean-Marie : « Madame Saulieu » a fait la connaissance de ma famille!
— C'est exact. De ta sœur tout au moins et d'un de tes frères, si je ne me trompe. Ils se rencontraient tous les jours sur la plage…
— Et ils ont parlé de moi? Elle leur a dit qu'elle me connaissait?…
— Tu me pardonneras ce que je vais te dire… Avec des lascars comme il y en a dans ta famille, ça n'aurait pas été le moyen de se faire valoir…
Élise, en effet, s'oubliait. Elle perdait de vue très facilement les motifs qui l'éloignaient de sa famille. Tout entière à ses préoccupations personnelles, elle ne situait plus sa condition sur ce qu'on nomme l'échelle sociale. Et, de son amant même, si inhabile à traiter des choses morales, elle subit ce douloureux rappel à la notion de la valeur qu'elle représentait aux yeux du monde.
Dès lors elle évita de parler de « madame Saulieu ». Elle n'osa même pas dire à propos d'elle à Jean-Marie ce qu'elle avait eu l'intention de dire, à savoir : « Mais, puisqu'elle m'a écrit avec tant d'insistance, et si ce qu'elle a fait partait d'une bonne intention, je pense qu'elle me verra?… »
Car, comme tous les autres, Élise, Élise elle-même, malgré le passé, malgré l'ambiguïté des agissements de Clara à son égard, Élise eût volontiers vu celle qui était devenue « madame Saulieu »!
La vie reprit comme précédemment, avec cette différence que Jean-Marie parvint à distraire une soirée et puis deux sur le temps déjà court qu'il consacrait à son amie pendant la semaine. Que faisait-il de ces soirées? Il ne s'en cachait pas. Il y avait le soir de réception chez les Saulieu, et il y avait un autre soir où il était prié à dîner chez les Saulieu encore, avec quelques intimes.
Un soir d'octobre, presque toutes les habitudes d'hiver étant prises, — sauf les réceptions chez les Josse, de qui Élise n'avait point entendu parler, — Jean-Marie consacra toutefois à sa maîtresse une des soirées qu'il passait invariablement chez les Saulieu. Élise ne put s'empêcher de lui demander :
— Mais, enfin, comment se fait-il?…
Il sentait qu'il ne devait pas répondre :
— Eh bien! dit-il, enfin voilà : madame Saulieu, ce soir, a invité ta sœur… Tu comprends? il est préférable que je ne sois pas là…
— Jean-Marie! dit aussitôt Élise, comment peux-tu me dire cela?… Je comprends que tu aies eu de la peine à me le dire… Mon pauvre ami, si tu as consenti à me dire une pareille chose, c'est qu'on t'a prié… c'est même qu'on t'a ordonné de me la dire…
— « Ordonné! » Suis-je un homme?…
— Oui, précisément tu es un homme! Je ne te connais pas cruel… Tu m'aurais, de toi-même, épargné cette humiliation…