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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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V.
LES DEUX ACCUSATEURS PUBLICS.—RÉAL, LULLIER.

«Il n'est personne qui ne se souvienne d'avoir remarqué dans le monde un vieillard plus que septuagénaire, d'une taille moyenne, mais bien prise, d'une toilette modeste, mais propre et soignée, d'une tournure encore virile et quelque fois sémillante, qui ne rappelait en rien la caducité de l'âge et les orages de la vie; d'une figure peu régulière, mais qui avait été agréable, et qui l'était encore à force d'expression; coiffé de beaux cheveux blancs qu'on envierait à vingt ans, et armé d'un regard bleu, lucide et transparent où n'avait jamais cessé de briller le feu d'une ardente jeunesse.

»Quand le dîner tirait à sa fin, et que la conversation devenait tout-à-coup générale autour d'une table splendidement servie, dont j'ai vu faire les honneurs par une des plus aimables et des plus jolies femmes de Paris (Mme Coste), une voix souple et ferme, sonore et bien accentuée, s'élevait d'ordinaire, dominait toutes les autres, et finissait par captiver l'attention des plus distraits. C'est ce que n'était plus une causerie vague et souvent insipide pour ceux mêmes qui en font les frais; c'était une narration spirituelle, animée, riche sans digression, pleine sans verbiage, érudite sans pédantisme, et polie sans afféterie, dont l'attrait paraissait d'autant plus piquant aux écouteurs que l'historien avait presque toujours été un des principaux personnages des scènes qu'il racontait. Or, ce n'était pas là de ces scènes vulgaires auxquelles la vanité seule d'un homme prévenu de son importance peut supposer quelque intérêt, parce qu'il imagine sottement que le reflet de son nom couvrira la pauvreté de son récit. C'était du grave, du grandiose, du terrible. Tous les acteurs imposants de la Révolution y jouaient leur rôle, depuis les despotes sanguinaires qu'avait faits la populace, jusqu'au grand homme que ses soldats avaient fait empereur; et voilà pourquoi, lorsque cet homme avait fini de parler, on gardait quelque temps le silence, comme pour l'entendre encore.

»Cet homme, ce vieillard, c'était le comte Réal.»

En puisant dans ses souvenirs, Charles Nodier en a rapporté cette vive peinture, que nos lecteurs nous remercieront sans doute d'avoir mise sous leurs yeux. Nous ajouterons peu de chose à ces traits fermement et spirituellement arrêtés. Réal, pour qui l'on devait créer un jour le titre d'Historiographe de la République française, est, comme Laveaux, un de ces hommes qu'on aime à rencontrer (justement parce qu'ils ne sont pas à leur place) parmi les brutes et les scélérats qui débordent en temps de révolution. Ils font un vilain métier, mais au moins ils ont les mains nettes; et en dehors de la politique ce sont des gens distingués, érudits, à demi-passionnés et à demi-habiles, de ceux-là qui se sauvent toujours en suivant simplement le courant des affaires. Aussi la fortune rapide de ce Pierre-François Réal, fils d'un garde-chasse, ensuite petit procureur au Chatelet, puis accusateur public au Tribunal du 17 août, et successivement substitut de Chaumette, commissaire du gouvernement au département de Paris, conseiller d'Etat, préfet de police sous l'Empire et comte par-dessus tout, cette fortune-là, disons-nous, ne doit pas étonner.

Son collègue Lullier, avec moins d'importance réelle, s'agita davantage, mais il ne réussit qu'à être odieux. Favori de la Commune, il fut, en décembre, le compétiteur de Chambon pour la place de maire de Paris. Nous le verrons, dans les hideuses journées de septembre, continuer à la Force le rôle qui lui avait été confié au Tribunal du 17 août et désigner aux sabres des égorgeurs la tête blonde et charmante de la princesse de Lamballe.

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