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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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CHAPITRE V.

I.
TRIBUNAUX SOUVERAINS DU PEUPLE.

Il est, dans notre histoire, cinq ou six dates effrayantes qui se dressent, semblables à des poteaux, comme pour indiquer les trébuchements de la civilisation et qui justifient presque les omissions du père Loriquet. Les 2, 3 et 4 septembre 1792 appartiennent à ces dates particulières devant lesquelles la peinture, le roman et le théâtre reculent épouvantés. Tragédie ignoble, dont les actes ne se passent que dans des cachots à peine éclairés par la torche et par l'acier, l'expédition des prisons, comme on l'a appelée honnêtement, est, avec la Saint-Barthélemy, une de nos plus grandes hontes nationales. Vainement ceux qui placent la loi politique au-dessus de la loi morale (et de ceux-là il n'en est que trop, par malheur!) ont plusieurs fois tenté de présenter ces massacres sous un côté supportable, compréhensible; il y a quelque chose en nous qui repousse jusqu'à la simple atténuation de tels crimes. Là où l'humanité disparaît, le patriotisme n'est plus qu'un exécrable mot.

Nous avons moins à nous occuper de ces massacres que des tribunaux qui les ordonnèrent et qui les sanctionnèrent. On sait que la prison de l'Abbaye-Saint-Germain, située encore aujourd'hui rue Sainte-Marguerite, fut la première par laquelle on commença. Après avoir égorgé—sans jugement—dans la cour dite abbatiale une vingtaine de prêtres, la multitude, prise d'un singulier scrupule, imagina d'établir au greffe de l'Abbaye un Tribunal du Peuple, chargé de donner une apparence de justice à ces sinistres représailles. L'ancien huissier Maillard fut élu président par acclamation; il s'adjoignit douze individus pris au hasard autour de lui. Deux d'entre eux étaient en tablier et en veste. Quelques-uns des noms de ces juges ont été conservés: le fruitier Rativeau, Bernier, l'aubergiste, Bouvier, compagnon chapelier, Poirier. Ils s'assirent à une table sur laquelle on fit apporter, en outre du registre d'écrou, quelques pipes, quelques bouteilles et un seul verre pour tout le monde. C'était le 2 septembre au soir.

Cent trente victimes environ furent livrées aux massacreurs par ce tribunal dérisoire; quelques détenus furent réclamés par leur section; d'autres surent exciter la compassion des juges ou réveiller en eux quelques sentiments d'humanité. C'est à ces ressuscités que nous devons de connaître la physionomie caverneuse du tribunal de l'Abbaye et les semblants de formes judiciaires qui furent employées à l'égard de quelques-uns.—M. Jourgniac de Saint-Méard, particulièrement, a tracé un vif tableau de l'interrogatoire qu'il eut à subir; son Agonie de trente-huit heures, qui a eu un nombre incalculable d'éditions, est trop connue pour que nous en détachions quelques passages; il faut d'ailleurs la lire tout entière en songeant qu'elle fut publiée peu de temps après les journées de septembre, et qu'elle reçut l'approbation de Marat. La relation de l'abbé Sicard et celle de la marquise de Fausse-Lendry jettent également d'horribles lueurs sur ces événements. Nous n'indiquons là et nous ne voulons indiquer que les récits des témoins oculaires, car ce n'est qu'aux témoins oculaires qu'il convient de se fier en ces monstrueuses circonstances.

Pour ces motifs, nous donnerons accueil dans ces pages à une narration très émouvante de Mme d'Hautefeuille (Anna-Marie) rédigée sur les lettres de Mlle Cazotte elle-même. On se rappelle les détails de l'arrestation de l'honnête et aimable vieillard. Sa fille avait obtenu la permission d'être enfermée, non avec lui, mais dans la même prison; elle le voyait plusieurs fois par jour. Lorsqu'arriva l'heure des massacres et que le tribunal populaire se fut installé au greffe, elle se mit aux aguets, écoutant avec anxiété retentir un à un les noms des détenus.

«Maillard venait de lire sur le registre d'écrou le nom de Jacques Cazotte.

»—Jacques Cazotte!

»A ce cri répété deux fois par une voix de stentor, un cri terrible a retenti dans les cloîtres supérieurs.

»Une jeune fille descend précipitamment les marches de l'escalier, elle traverse la foule comme un nageur intrépide fend les flots; elle pousse les uns, elle glisse à travers les autres, se fraie un passage de gré, de force ou d'adresse; elle arrive, pâle, échevelée, palpitante, au moment où Maillard, après avoir rapidement parcouru l'écrou, venait de dire froidement:

»—A la Force!

»On sait que c'était l'expression convenue pour désigner les victimes aux assommeurs.

»La porte s'ouvrait déjà. Deux assassins ont saisi Cazotte et vont l'entraîner au dehors.

»—Mon père! mon père! s'écria la jeune fille; c'est mon père! Vous n'arriverez à lui qu'après m'avoir percé le cœur.

»Et, se précipitant vers lui, de ses bras Elisabeth étreint le vieillard et le tient embrassé, tandis que, sa belle tête tournée vers les bourreaux, elle semble défier leur férocité par un élan sublime.

»Ce mouvement imprévu avait rendu les bourreaux immobiles; ils écoutaient avec surprise et curiosité.

»—Voici du nouveau, dit une voix; et du dehors on s'approcha.

»Le vieillard regardait sa fille avec un indicible amour, la serrait dans ses bras, baisait ses longs cheveux répandus autour d'elle, et puis levait ses yeux au ciel comme pour le remercier de lui avoir encore permis d'embrasser sa noble fille.

»—Ange, lui disait-il, charme de ma vieillesse, ange de mes derniers jours, adieu! Vis pour consoler ta mère; va, va, Zabeth, laisse-moi.

»—Non, non, je ne te quitte point, et je mourrai là, sur ton sein, si je ne puis te sauver!

»Et la jeune fille s'attachait plus étroitement encore à lui, cherchant à le couvrir de son corps.

»—C'est un aristocrate! cria Maillard d'une voix enrouée; emmenez-le.

»—C'est un vieillard sans force et sans défense, reprit la jeune fille; voyez ses cheveux blancs, vous ne pouvez pas lui faire du mal! Non, non, c'est impossible, épargnez mon père, mon bon père!

»Ici un homme au bonnet rouge baissa son sabre et s'appuya sur la poignée en faisant ployer la lame; il semblait incertain.

»Au dehors, les bourreaux s'étaient arrêtés, plusieurs même s'étaient approchés de la porte; ils écoutaient cette enfant. Les accents de sa voix remuaient leurs cœurs farouches; son appel à des sentiments qui vivaient encore en eux à leur insu, les subjuguait. Quand elle eut fini de parler, haletante, épuisée, l'un dit:

»—Mais ça m'a l'air de braves gens, ça; pourquoi leur faire du mal?

»Ces mots opérèrent une réaction.

»—Le peuple français n'en veut qu'aux méchants et aux traîtres; il respecte les braves gens! dit l'homme au bonnet rouge; citoyen Maillard, un sauf-conduit pour ce bon vieux et pour sa fille.

»—Mais j'ai lu l'écrou, criait toujours Maillard; ce sont des aristocrates endiablés, vous dis-je! ce sont des conspirateurs!

»—Allons donc! cette jeunesse, ça ne s'occupe pas des affaires; c'est une brave fille qui aime bien son vieux père.

»—Eh! non, s'écria Maillard; si on les écoutait tous, on n'en finirait pas; faites-la remonter et conduisez son père à la Force.

»—Non! non!

»—Si!

»Elisabeth se sentait mourir en voyant renouveler cette sanglante discussion; elle se pressa de nouveau sur son père, qui lui disait:

»—Va, va, laisse-moi mourir, retire-toi.

»—Jamais! répondit-elle.»

(Les lettres de Mlle Cazotte nous apprennent qu'il s'écoula plus de DEUX HEURES dans ces terribles débats…)

«Alors l'homme au bonnet rouge, qui désirait accorder les différents avis:

»—Ecoutez-moi, petite citoyenne; pour convaincre le citoyen Maillard du civisme de vos sentiments, venez trinquer au salut de la nation et criez avec moi: Vive la liberté! l'égalité ou la mort!

»De sa main sanglante, il lui tendit un verre dans lequel les égorgeurs se désaltéraient chacun à leur tour.

»Elisabeth prit le verre:

»—Oui, je vais boire, dit-elle en détournant les yeux.

»Elle tendit sa main pour qu'on lui versât du vin, mais sans cesser d'entourer son père avec son autre bras, car elle craignait que cette proposition ne fût une ruse pour l'éloigner de lui.

»—Allons, reprit l'homme, après avoir versé; vive la liberté, l'égalité ou la mort!

»—Vive la liberté, l'égalité ou la mort! répéta la pauvre enfant; et portant le verre à ses lèvres, elle le vida d'un seul trait.

»Il y eut une acclamation générale; les hommes qui l'environnaient s'écrièrent:

»—Il faut les porter en triomphe! Ils méritent les honneurs du triomphe!

»Alors tous les spectateurs, hommes et femmes, se mirent sur deux haies; on apporta deux escabeaux sur lesquels on fit asseoir le père et la fille, et l'on choisit quatre hommes pour les porter. Ceux-ci, les élevant à la hauteur de leurs épaules, les emportèrent hors de la cour de l'Abbaye, aux applaudissements unanimes.

»—Place à la vieillesse et à la vertu! s'écriait l'un.

»—Honneur à l'innocence et la beauté!

»Un fiacre venait d'amener de nouveaux prisonniers; on y fait monter Cazotte et sa fille; deux hommes montent avec eux et le cortége se met en marche au trot de deux chevaux, suivi d'une foule qui criait sans relâche:

«—Vive la nation! à bas les aristocrates, les prêtres et les conspirateurs!»

Ce fut ainsi qu'on arriva rue Thévenot, où était venue loger Mme Cazotte. Elisabeth, jusque là si courageuse et si forte, tomba évanouie dans les bras de sa mère.

D'affreuses convulsions succédèrent à cet évanouissement, et l'on dut craindre pendant plusieurs jours pour sa vie…

M. Michelet, dans l'étrange patois de son Histoire de la Révolution française (t. IV), a raconté différemment cette touchante aventure: «Il y avait, dit-il, à l'Abbaye, une fille charmante, Mlle Cazotte, qui s'y était enfermée avec son père. Cazotte, le spirituel visionnaire, auteur d'opéras-comiques, n'en était pas moins très-aristocrate, et il y avait contre lui et ses fils des preuves écrites très-graves. Il n'y avait pas beaucoup de chances qu'on pût le sauver. Maillard accorda à la jeune demoiselle la faveur d'assister au jugement et au massacre (la faveur d'assister au massacre!), de circuler librement. Cette fille courageuse en profita pour capter la faveur des meurtriers; elle les gagna, les charma, conquit leur cœur, et quand son père parut, il ne trouva plus personne qui voulût le tuer.»

Cette manière lâchée de raconter un des plus beaux traits de notre histoire, et cette mauvaise grâce à reconnaître l'héroïsme chez les royalistes, se retrouvent à chaque ligne dans l'historien des écoles.

Une autre jeune demoiselle, non moins dévouée et non moins courageuse qu'Elisabeth Cazotte, obtint également la grâce de son père. C'était Mlle de Sombreuil, fille du gouverneur des Invalides. On a prétendu que les bourreaux avaient mis à leur clémence une abominable condition, en la forçant de boire un verre de sang humain; on a même ajouté qu'il en était resté à Mlle de Sombreuil un tremblement convulsif jusqu'à la fin de ses jours. J'avoue que j'hésite à adopter cette fable monstrueuse, que rien,—du moins à ma connaissance,—ne paraît justifier; et je préfère à tous égards m'en rapporter à la version d'un contemporain habituellement bien renseigné, qui a raconté dans ses plus grands détails le dramatique épisode de Mlle de Sombreuil. Selon lui, c'est autant au zèle d'un simple particulier qu'aux supplications de sa fille que le gouverneur des Invalides dut d'avoir la vie sauve. Ce particulier s'appelait Grappin; «et ce nom, dit Roussel, mérite de passer à la postérité.» Ce n'était qu'un simple agriculteur de Bourgogne, marié et père d'une nombreuse famille; une spéculation sur les vins l'avait conduit à Paris, où il résidait depuis quelques mois seulement.

M. Granier de Cassagnac, dans sa récente Histoire du Directoire, croit devoir ranger Grappin parmi les juges du tribunal de l'Abbaye. «Grappin, dit-il, domicilié dans la section des Postes, fut envoyé avec un homme de cœur nommé Bachelard, à l'Abbaye, pendant les massacres, pour réclamer deux prisonniers au nom de sa section. Arrivé à l'Abbaye, Grappin s'installa auprès de Maillard et jugea avec lui les prisonniers, ainsi que le constate un certificat délivré à Grappin par Maillard et portant que Grappin l'avait aidé pendant soixante-trois heures à faire justice au nom du peuple.» Ces lignes, empruntées par M. Granier de Cassagnac à l'ouvrage de Maton de la Varenne, intitulé: Histoire particulière des événements qui se sont passés en France dans l'année 1792, etc., ne me semblent pas porter le cachet de la vérité. Ainsi, il me paraît évident que Maton de la Varenne a confondu Grappin avec les scélérats de la horde de Maillard, tandis qu'au contraire il est prouvé que ce brave homme a sauvé, à l'Abbaye, soixante à soixante-dix personnes, parmi lesquelles M. Valroland, maréchal-de-camp, deux juges de paix et douze femmes. Ensuite, il n'est pas du tout démontré que Grappin ait siégé au Tribunal souverain du peuple; les douze juges étaient installés et avaient déjà prononcé sur le sort de plusieurs détenus lorsqu'il arriva à la prison. Laissons raconter le fait par Alexis Roussel: «La section du Contrat social avait nommé huit de ses sectionnaires pour se transporter à l'Abbaye et réclamer deux prisonniers. Grappin était un des huit députés. Arrivés à la prison, on demande les deux détenus; on ne les connaît pas; on parcourt toutes les chambres, tous les cachots; recherches inutiles! On les appelle par leurs noms, personne ne répond. Cependant on est certain qu'ils ont été conduits à l'Abbaye et qu'ils n'en ont pas été retirés. Grappin allait partir avec la députation, lorsque le concierge lui dit de ne pas se désespérer et le conduit dans une salle échappée à ses perquisitions. Là, le concierge fait mettre tous les prisonniers en rang, et il commençait l'appel, lorsqu'un jeune homme qui essayait de se sauver par une cheminée tombe criblé de coups de fusil. Le bruit de cette fusillade met tout en rumeur et fait fuir le concierge, qui ferme la porte sur lui et laisse Grappin confondu avec les nombreux prisonniers voués à la mort.»

Ce jeune homme qui essayait de se sauver par une cheminée, c'était M. de Maussabré, que l'on avait arrêté quelques jours auparavant chez Mme Dubarry, où il s'était caché derrière un lit. En apprenant cette tentative d'évasion, Maillard avait ordonné, comme une chose toute naturelle, que l'on tirât sur lui quelques coups de pistolet ou que l'on allumât de la paille. Cet incident était survenu pendant l'interrogatoire de Jourgniac de Saint-Méard.—Voilà donc l'alibi de Grappin parfaitement posé jusque-là.

Bientôt son uniforme de garde national, sur lequel pendait son sabre, le fit reconnaître du guichetier. Dès qu'il se vit libre, il s'inquiéta de ses collègues de la section; mais ils étaient partis, emmenant avec eux les deux individus qu'ils étaient enfin parvenus à retrouver. Grappin, n'ayant plus rien à faire, allait quitter l'Abbaye lorsqu'il rencontra les assommeurs qui conduisaient devant le tribunal M. le comte de Sombreuil et sa fille. Il s'arrêta. L'aspect de cette jeune personne, tenant son père enlacé et ne le quittant que pour s'humilier devant les juges; la contenance digne du vieux militaire, tout cela l'émut profondément. Il voulut rester spectateur de ce débat.

L'interrogatoire fut court. Convaincu de conspiration, M. de Sombreuil lut son arrêt dans les yeux de Rativeau, Bernier, Poirier et consorts. Sur un signe de Maillard, on se disposa à l'entraîner hors de la salle d'audience.—Prenez ma vie! s'écriait mademoiselle de Sombreuil, mais sauvez mon père!—Les assommeurs faisaient la sourde oreille, et leurs mains tachées de sang continuaient de s'imprimer sur le collet du vieillard, lorsque Grappin s'avance près du tribunal et demande à adresser une question à M. de Sombreuil; les juges s'étonnent, mais son double caractère de garde national et de délégué de section leur impose; ils accèdent à sa proposition.—Avez-vous quitté votre poste dans la journée du 10 août? demande Grappin au gouverneur des Invalides.—Pourquoi aurais-je déserté l'hôtel confié à ma garde? répond celui-ci en relevant la tête; hélas! je n'ai contre moi que des dénonciations surprises par mes ennemis à la crédulité d'un petit nombre d'invalides.

Mlle de Sombreuil joignait ses mains vers Grappin comme vers un ange apparu soudainement.

—Il importe, dit-il en s'adressant au tribunal, que ces faits soient éclaircis; en conséquence, je demande que l'exécution soit suspendue et que des commissaires soient envoyés à l'hôtel des Invalides pour s'assurer de la vérité. Les juges consultent du regard le président. Maillard murmure; une quarantaine d'accusés ont déjà trouvé grâce devant lui pour divers motifs; les tueurs s'impatientent. Néanmoins, intimidé sans doute par le ferme accent de Grappin, il expédie l'ordre; on part. Pendant ce temps, M. de Sombreuil est enfermé avec sa fille dans un cabinet, sous la garde de quelques hommes du peuple. Les commissaires rapportent une lettre du major des invalides, qui confirme les déclarations du gouverneur; pourtant Maillard ne la trouve pas suffisante et déclare qu'il passe outre; déjà le mot fatal: A la Force! a couru sur ses lèvres et sur celles des juges.—Non! s'écrie Grappin, vous ne prononcerez pas un jugement inique; les vieux défenseurs de la patrie sont incapables de trahir la vérité! Ordonnez, je pars avec quatre nouveaux commissaires que vous nommerez; nous irons aux Invalides et nous en rapporterons des témoignages dignes de croyance.

Cette fois encore, le tribunal dut se rendre aux suggestions chaleureuses de ce brave citoyen. Grappin se met en route à trois heures et demie du matin; il arrive avec les quatre commissaires chez le major, qui était couché; il le réveille, il le force à se lever, il lui dit qu'une minute de retard peut compromettre les jours de M. de Sombreuil. Le major descend et fait battre le tambour; huit cents invalides sont sous les armes. C'est encore Grappin qui va les haranguer:—Amis! leur crie-t-il, que ceux qui ont des dénonciations à faire contre leur gouverneur passent de ce côté; que ceux qui n'ont rien à dire passent de l'autre. Dix à douze dénonciateurs s'ébranlent et en entraînent jusqu'à cent cinquante. Grappin frémit. Heureusement une dispute vient à s'élever entre les deux camps: ceux qui tiennent pour M. de Sombreuil conspuent les autres; Grappin rappelle avec vivacité les services rendus par le gouverneur, sa bravoure, sa loyauté, son attachement pour ses frères d'armes. Après avoir convaincu les bourreaux de l'Abbaye, il était impossible que Grappin échouât auprès de quelques vieux militaires abusés. Bientôt il a la satisfaction de voir le nombre des dénonciateurs diminuer à chaque minute:—résiste-t-on jamais à l'éloquence d'un honnête homme exalté par l'amour de la justice!—ceux qui restent n'articulent que des accusations vagues, des ouï-dire qui ne peuvent être d'aucun poids dans la balance du tribunal. Grappin remercie le major et retourne à la prison avec les quatre commissaires, dont le témoignage lui est acquis.

Forcé dans ses derniers retranchements, Maillard ne put refuser plus longtemps l'acquittement de M. de Sombreuil. Ce fut Grappin lui-même qui alla annoncer sa délivrance au vieillard, que les plus anxieuses incertitudes dévoraient depuis plusieurs heures, et qui confondait ses larmes avec celles de sa fille. Il les prit tous les deux par la main et leur fit franchir le guichet funèbre.—C'est un brave officier! C'est un bon père de famille! dit-il en les présentant à la populace.

On pourrait croire qu'après cet acte de dévouement, Grappin se tint pour satisfait. Point du tout. Pendant le court espace de temps qu'il avait été par mégarde enfermé avec les prisonniers, il avait promis à huit d'entre eux d'aller engager leurs sections à les faire réclamer; il rentra à l'Abbaye pour prendre leurs lettres et, montant en voiture, il se rendit dans les sections indiquées. Partout il eut le bonheur de réussir; des commissaires furent immédiatement envoyés auprès de Maillard pour réclamer leurs sectionnaires. Il était temps: l'un d'eux, M. Cahier, se trouvait en présence du tribunal; il était si certain de sa mort qu'il avait donné déjà sa montre à l'un des juges, et qu'il s'écriait avec des sanglots:—Adieu, ma femme! Adieu, mes enfants!

Nous ne voulons tenir compte que des faits principaux appartenant à l'histoire et appuyés du nom et du témoignage des personnes qui ont figuré dans ces lugubres scènes. Nougaret et Roussel citent beaucoup d'autres traits en faveur de Grappin; mais comme ces traits ne nous semblent pas revêtus d'un égal sceau d'authenticité, nous nous abstiendrons de les mettre sous les yeux de nos lecteurs. Nous estimons d'ailleurs sa part assez belle, et nous le tenons d'autant mieux pour un brave homme, qu'il ne connaissait aucun des individus qui lui durent la vie; l'humanité fut son unique mobile.—Il est assez difficile, après cela, de concilier toutes ces allées et venues avec les fonctions de juge que lui attribuent Maton de la Varenne et l'auteur de l'Histoire du Directoire. Venu à l'Abbaye bien après que Maillard eut fait choix de ses douze acolytes, pourquoi lui eût-on offert une place au tribunal; et d'un autre côté, de quel besoin eût été ce juge volant, toujours par monts et par vaux, tout à l'heure aux Invalides et maintenant dans les sections? De ce qu'il a aidé Maillard à faire la justice, selon les termes du certificat délivré par celui-ci, faut-il conclure qu'il s'est assis à ses côtés et a rendu des arrêts de mort? Le contraire a été démontré d'une façon victorieuse. Ranger Grappin parmi les juges de l'Abbaye, c'est donc commettre une erreur doublement criante.

Il faut croire plutôt que, comme tant d'autres, il se fit délivrer cette attestation afin d'avoir entre les mains une preuve de civisme à opposer à ses ennemis. Les massacres de septembre avaient donné une grande importance à Maillard, et pendant longtemps, un grand nombre de personnes recherchèrent sa protection. Même il est permis de croire que le remords était entré dans l'âme de l'ex-huissier, car jusqu'à l'heure de sa fin, arrivée après la chute des chefs terroristes, il ne cessa d'entourer de sa sollicitude une des personnes échappées malgré lui aux mailles sanglantes de son tribunal, M. de Saint-Méard, dont le nom s'est déjà trouvé sous notre plume.—Quoi qu'il en soit, le certificat de Maillard n'empêcha pas Grappin, après la loi des suspects, d'être incarcéré à la Bourbe. La fatalité républicaine voulut qu'il y rencontrât Mlle de Sombreuil et son père; ils l'accueillirent avec les plus grandes marques de reconnaissance. M. de Sombreuil avait l'habitude de dire à sa fille en le désignant:—Si cet honnête homme n'était pas marié, je ne voudrais pas que tu eusses d'autre époux.

Quittons le tribunal souverain de l'Abbaye pour le tribunal souverain de la Force. L'un valut l'autre. Dans la soirée du 2 septembre, Germain Truchon, surnommé dans les rues de Paris la Grande-Barbe, se présenta chez le concierge et organisa, avec quelques officiers municipaux, Michonis, Dangers, Monneuse, un tribunal en tout pareil à celui de l'Abbaye-Saint-Germain. Les mêmes formalités y furent suivies: on y employa les mêmes semblants d'humanité: à l'Abbaye on envoyait les gens à la Force; à la Force on les envoya à l'Abbaye, ce qui signifiait à la mort. Plus de cent cinquante personnes furent condamnées et massacrées; le sang coulait jusque dans la rue des Ballets. Au seuil de la grande porte de la prison, le pied sur la borne, le pinceau en main, on affirme que le célèbre David retraçait le dernier moment des victimes et s'applaudissait d'une occasion si précieuse de surprendre à la nature son secret.—Pétion essaya, dit-on, de faire cesser ce carnage: s'étant rendu à la Force, il arracha de leur siége deux membres de la Commune en écharpe; mais à peine fut-il sorti que ces scélérats rentrèrent et continuèrent leurs fonctions.

Le 3, Hébert et Lullier vinrent se joindre aux complices de Truchon. Lullier, l'accusateur, n'avait plus rien à faire au tribunal du 17 août, il cherchait de l'occupation. Ce fut devant ces deux scélérats que comparut Mme de Lamballe. On sait à quels supplices ils dévouèrent cette femme courageuse, qui pouvait se sauver en faisant le serment de haïr le roi et la royauté, et qui aima mieux périr en criant: Vive Louis XVI! «Sur cette parole, raconte Rétif de la Bretonne, elle reçut d'un faux Marseillais (un Piémontais soldé par l'Autriche pour augmenter le désordre parmi nous) le premier coup de sabre dans le ventre, montée qu'elle était sur un açervas de mourants et de morts; elle fut déchirée, ex-viscérée; sa tête fut sciée, lavée, frisée et portée, dit-on, au bout d'une pique, sous les fenêtres du Temple.»

On se tromperait toutefois en supposant que personne n'échappa à cette boucherie. Naturellement, le voleur d'Aubigni fut un de ceux qui eurent la vie sauve. Le contraire eut étonné trop de monde. «J'étais à la Force lors de cette affreuse journée, dit-il dans le mémoire que nous avons cité déjà, et je devais être égorgé. Des ordres avaient été donnés ad hoc, et je ne dus mon salut qu'à l'adresse et à la prévoyance d'un gendarme. Les satellites qui devaient me massacrer tinrent le sabre levé, pendant huit heures, sur le sein de la dame Bauls, femme du concierge de cette prison.» Quelques jours auparavant, Marat était venu visiter d'Aubigni dans sa chambre et lui avait promis de s'intéresser à son sort.

A Bicêtre, on se rendit avec sept canons traînés à bras qui furent rangés en batterie devant le château. Le libraire Louis-Ange Pitou, qui s'est trouvé mêlé à presque tous les événements de la révolution, et qui a laissé des notes souvent précieuses, donne les détails suivants sur cette expédition: «Le chef des égorgeurs, qui conduisit la troupe à Bicêtre, était un parricide natif d'Angers, nommé Musquinet de la Pagne; il avait été enfermé pendant plusieurs années dans les cachots souterrains de cette prison. Le concierge, qui l'avait connu, voulant faire une barrière de son corps aux prisonniers, fut la première victime de ce monstre.»

Nous retrouverons plusieurs fois ce Musquinet, que l'on fera maire du Havre en récompense de ses exploits, et que le Tribunal révolutionnaire condamnera à mort en avril 1794.—A Bicêtre, comme à la Force et à l'Abbaye, le registre des écrous fut apporté, et un tribunal s'installa, au nom du peuple, dans la salle du greffe. Il y eut peu de graciés; on poussa la barbarie jusqu'à égorger une trentaine de petits malheureux enfermés par correction: des enfants! Tous les corps amoncelés dans un coin de la cour furent portés au cimetière par les exécuteurs eux-mêmes, et brûlés dans des lits de chaux vive.

La Conciergerie eut également ses juges, parmi lesquels il faut ranger le journaliste Gorsas. On tua M. de Montmorin, qui en fut pour l'argent jeté à ses premiers juges; on tua aussi tout ce qui restait des Suisses, ce qui diminua considérablement la future besogne du Tribunal du 17 août, et ce qui aurait dû même la rendre complétement inutile.

On se contenta de l'appel nominal au couvent des Carmes de la rue de Vaugirard, où la boucherie fut dirigée par Maillard (pendant un entr'acte de l'Abbaye) et par un de ses affidés, Mamain. Il ne paraît point non plus qu'il y ait eu de juges au couvent Saint-Firmin, aux Bernardins du quai Saint-Bernard, à la Salpêtrière, etc.

Que ceux qui désirent avoir une idée des horreurs commises dans ces derniers endroits, consultent l'édition originale de la Semaine nocturne, par Rétif de la Bretonne, appendice aux Nuits de Paris; plus tard, Rétif dut mettre des cartons à la Semaine, par ordre de l'autorité supérieure. Ce fut lors de l'expédition des Bernardins que cet auteur fut témoin auditif d'un trait «que j'ai sans doute seul remarqué,» écrit-il. La bande des massacreurs passait tumultueusement sous ses fenêtres en criant: Vive la nation! Un des tueurs, poussant l'enthousiasme du crime jusqu'au vertige, s'écria: Vive la mort!—Mieux que beaucoup de pages, ce mot affreux peint l'état des esprits dans les journées de septembre 1792.

Les massacres durèrent quatre jours, au milieu de la première cité de l'Europe, «sans que ses autorités eussent cherché à y mettre le moindre obstacle, fait remarquer un écrivain. Pendant que des monstres à figures repoussantes, gorgés de vin et couverts de sang, faisaient une hécatombe d'une portion du genre humain, l'Assemblée Nationale rendait quelques lois insignifiantes, le corps électoral élisait ses députés à la Convention, les assemblées de sections enrôlaient pour l'armée, les tribunaux dictaient leurs jugements, les employés travaillaient dans leurs bureaux, les agioteurs étaient au Perron, les oisifs au café, les promeneurs aux Tuileries, les curieux partout. A la Chaussée-d'Antin, on parlait des scènes horribles qui se passaient dans les prisons, comme d'un événement qui aurait eu lieu à Constantinople ou à Moscou. Voilà Paris.»

On a plusieurs fois, à la Convention nationale, agité cette question, à savoir si l'on ferait le procès aux septembriseurs ou si l'on passerait l'éponge sur leurs crimes. Il y eut des décrets pour et contre, selon que chaque faction était en force. «En 1793, raconte Ange Pitou, la Gironde ayant ordonné une enquête, un fédéré de Marseille, nommé Nevoc, pâle et tremblant la fièvre, monta à la tribune des Jacobins et tint ce discours, que j'ai copié dans le temps, sous la dictée de l'orateur:—On nous menace aujourd'hui pour avoir obéi aux ordres du peuple; oui, j'en ai tué vingt, je ne le cache pas! Mais on m'a dit que je faisais bien; vous me l'avez ordonné et je réclame votre appui.—Il s'adressait en ce moment à Robespierre, à Billaud-Varenne, à Marat et à tous les administrateurs. La société se leva en masse et leur jura de les sauver tous ou de périr.» Ce ne fut pas tout; le 8 février, la société dite des Défenseurs de la République, composée en majeure partie des assassins des prisons, osa se présenter à la barre de la Convention, et par l'organe d'un de ses membres, eut l'impudence de faire l'apologie de ces meurtres. Après une faible opposition, on rapporta le décret qui ordonnait les poursuites.—L'enquête recommença en 1796, mais presque tous les inculpés furent absous.

Une seule anecdote servira de conclusion à ce chapitre des Tribunaux souverains du peuple. On sait que la Convention tenait des séances le soir, qui se prolongeaient parfois très-avant dans la nuit. Dans une de ces séances, il advint que Danton fut interpellé et monta à la tribune. Il était deux heures du matin. Une partie de la salle se trouvait à peu près plongée dans les ténèbres, la lumière étant venue à manquer. Seul, éclairé par une lueur terne, Danton se démenait à la tribune, et les éclats de sa parole parvenaient à peine à secouer la somnolence qui s'était emparée de la majeure partie des députés. Il rappelait avec emphase les services qu'il avait rendus à la patrie, il énumérait longuement ses actes de justice et d'humanité; lorsque soudain, du point le plus obscur de la salle, une voix articula sourdement et lentement cet unique mot:—Septembre! A la faveur de la clarté qui le frappait au visage, on vit Danton pâlir et se troubler. Un silence de mort se fit dans cette assemblée aux aspects si étranges et si lugubres; chacun, réveillé subitement, semblait se demander d'où sortait cette voix, funeste comme le remords. Danton essaya de balbutier encore quelques paroles, mais bientôt, attéré, il descendit de la tribune et regagna sa place en chancelant.

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