Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire
IV.
THÉOPHILE MANDAR.—INTIMIDATION.—JOURNÉE
DU 17.—LA COMMUNE L'EMPORTE.
L'adresse rédigée par Brissot fut imprimée le lendemain jeudi et affichée immédiatement dans toutes les sections. Elle ne fit qu'irriter ceux qui désiraient faire croire à l'effervescence du peuple, au courroux du peuple, à sa soif de vengeance! Des émissaires de la Commune se répandirent dans les principaux quartiers et firent courir le bruit qu'on voulait acquitter les Suisses; ils déterminèrent de la sorte quelques rumeurs isolées, dont on se promit de tirer parti.—Au nombre de ces orateurs de carrefour, qui joignaient une exaltation brutale à une grande vigueur de poumons, on remarquait Théophile Mandar, petit homme de bizarre tournure, de bizarre figure et de bizarre esprit. A ceux qui le plaisantaient sur l'exiguité de sa taille, il avait l'habitude de répondre fièrement, et en se redressant: «Il n'y a rien de si petit que l'étincelle!» Théophile Mandar exerçait beaucoup d'influence sur les Jacobins des faubourgs par son énergique et originale faconde; il était en outre vice-président de la section du Temple. Toutes ces considérations le firent distinguer de la Commune; et Robespierre ayant, par suite de son insuccès de la veille, refusé nettement de se représenter à la barre, on décida de lui substituer Théophile Mandar. C'était substituer la flamme à la fumée, le coup à la menace. L'orateur populaire n'était ni un homme de demi-mesure, ni un homme de demi-langage. Le vendredi, 17, à dix heures du matin, il pénétra seul dans l'enceinte de l'Assemblée, vêtu plus pittoresquement que proprement; et, de sa voix de tonnerre qu'on s'étonnait d'entendre sortir d'un si faible corps, il proféra les paroles suivantes:
«—Je viens vous annoncer que ce soir, à minuit, le tocsin sonnera, la générale battra! Le peuple est las de n'être pas vengé. Craignez qu'il ne se fasse justice lui-même! Je demande que, sans désemparer, vous décrétiez qu'il soit nommé un citoyen par chaque section pour former un tribunal criminel. Je demande qu'au château des Tuileries soit établi ce tribunal.»
Chacune de ces phrases, courte et hautaine, avait retenti comme un coup de feu. Les représentants en demeurèrent troublés. Quand il eut fini, il distribua gravement plusieurs copies de son discours; car j'ai oublié de dire que Théophile Mandar était une manière d'homme de lettres;—et, comme tous les hommes de lettres, il tenait beaucoup à ses phrases.
Par exemple, il n'obtint pas les honneurs de la séance.
Choudieu le réprimanda même très-dédaigneusement et très-catégoriquement:
«—Il y a une proclamation faite, dit-il; elle est suffisante. Tous ceux qui viennent CRIER ici ne sont pas les amis du peuple. Si l'on ne veut pas obéir aux décrets de l'Assemblée nationale, elle n'a pas besoin d'en faire. On veut établir un tribunal inquisitorial; je m'y oppose de toutes mes forces; je m'opposerai toujours à un tribunal qui disposerait arbitrairement de la vie des citoyens!»
La question se posait ouvertement. L'antagonisme entre l'Assemblée et la Commune apparaissait à nu. Celle-ci voulait peser sur celle-là; elle avait commencé par dire: Je demande; elle finissait par dire: Je veux! L'Assemblée laissa éclater sa colère et le ressentiment de son amour-propre froissé grossièrement, et ce fut sur la tête de Théophile Mandar que l'orale fondit tout entier.
Thuriot monta à la tribune après Choudieu, et se montra plus explicite encore:
«—Il ne faut pas que quelques hommes viennent substituer ici leur volonté particulière à la volonté générale. Puisque dans ce moment on cherche à vous persuader qu'il se prépare un mouvement, une nouvelle insurrection; puisque dans ce moment où l'on devrait sentir que le besoin le plus pressant est celui de la réunion, on essaie encore d'agiter le peuple, je demande que le corps législatif se montre décidé à mourir plutôt qu'à souffrir la moindre atteinte à la loi, et décrète qu'il sera envoyé des commissaires dans les sections pour les rappeler au respect. Il ne faut pas de magistrats qui cèdent à la première impulsion du peuple lorsqu'on le trompe. J'aime la liberté, j'aime la Révolution; mais s'il fallait un crime pour l'assurer, j'aimerais mieux me poignarder! La Révolution n'est pas seulement pour la France, nous en sommes comptables à l'humanité. Il faut qu'un jour tous les peuples puissent bénir la Révolution française!»
Ah! c'étaient là de belles dispositions! c'étaient là de nobles principes! Les derniers efforts de ces hommes pour résister au courant de sang qui va bientôt les entraîner, l'accent généreux et sincère de quelques-uns, leur lutte désespérée, patiente, contre les Jacobins grondants et croissants, leur répugnance et leur lenteur à punir, enfin les sentiments d'ordre moral qui les animent encore, ont un caractère de dignité qu'on ne peut pas méconnaître. On les excuse quelquefois, on les plaint presque toujours.
Aussi désappointé que Robespierre, et chargé plus que lui de l'indignation des représentants, Théophile Mandar, le bouc émissaire, se retira, ne rapportant qu'un échec de plus à ceux qui l'avaient envoyé.
Pourtant, ses paroles germaient dans l'Assemblée; elles étaient la preuve désolante des résolutions implacables de la Commune; et, aux manifestations obstinées de ce nouveau pouvoir, d'autant plus despotique qu'il s'autorisait du peuple, il était facile de prévoir qu'on ne pourrait pas résister toujours. Ces réflexions absorbèrent une partie de la séance et réagirent sur les travaux de la Commission extraordinaire. Aussi lorsque, le même jour, une députation des citoyens nommés pour former les jurys d'accusation et de jugement parut à la barre, trouva-t-elle l'Assemblée fatalement disposée à l'écouter, comme de guerre lasse.
Voici en quels termes s'exprima le chef de cette nouvelle députation:
«—Je suis envoyé par le jury d'accusation, dont je suis membre, pour venir éclairer votre religion, car vous paraissez être dans les ténèbres sur ce qui se passe à Paris. Un très-petit nombre des juges du tribunal criminel jouit de la confiance du peuple, et ceux-là ne sont presque pas connus. Si avant deux ou trois heures le directeur du jury n'est pas nommé, si les jurés ne sont pas en état d'agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris. Nous vous invitons à ne pas vous traîner sur les traces de l'ancienne jurisprudence. C'est à force de ménagements que vous avez mis le peuple dans la nécessité de se lever, car, législateurs, C'EST PAR SA SEULE ÉNERGIE que le peuple s'est sauvé. Levez-vous, représentants, soyez grands comme le peuple pour mériter sa confiance!»
Il y a une variante de ce discours dans le Patriote français; nous la donnons ici, pour montrer combien, dans ces temps de troubles, les comptes-rendus des séances variaient selon l'esprit des journaux et la conscience des rédacteurs: «Si le tyran eût été vainqueur, déjà DOUZE CENTS échafauds auraient été dressés dans la capitale, et plus de trois mille citoyens auraient payé de leurs têtes le crime énorme, aux yeux des despotes, d'avoir osé devenir libres; et le peuple français, victorieux de la plus horrible conspiration, vainqueur de la plus noire trahison, n'est pas encore vengé! Les principes de la justice sont-ils donc différents pour un peuple souverain et pour un peuple esclave? Nous n'avons posé les armes que parce que vous nous avez promis justice; vous nous la rendrez!»
La progression était régulièrement observée, rigoureusement suivie. Maintenant ce n'étaient plus les jurés qui étaient suspects, c'étaient les juges qui gênaient. Ruse aisée à concevoir! prétexte insidieux! Sous mille détours et mille déguisements, revenait sans cesse l'inexorable question de l'établissement d'un tribunal spécial, extraordinaire, suprême!
A la fin, l'Assemblée se sentit au bout de son courage et de sa volonté…
Elle ne put tenir plus longtemps contre le flot envahissant de ces pétitionnaires féroces.
Elle annonça, en soupirant, que la députation allait être satisfaite; et bientôt, en effet, la Commission extraordinaire,—poussée, elle aussi, jusque dans ses derniers retranchements,—proposa, par l'organe d'Hérault de Séchelles, un projet de décret dont voici les principales bases:
«Il sera procédé à la formation d'un corps électoral pour nommer les membres d'un Tribunal criminel destiné à juger les crimes commis dans la journée du 10 août courant, et autres crimes y relatifs, circonstances et dépendances.
»Ce tribunal, qui prononcera en dernier ressort, sans recours au tribunal de cassation, sera divisé en deux sections composées chacune de quatre juges, quatre suppléants, un accusateur public, deux greffiers, quatre commis-greffiers et d'un commissaire national, nommé par le pouvoir exécutif provisoire.
»Les deux juges qui auront été élus les premiers, présideront chacun une des sections.
«Le costume et le traitement des membres composant le tribunal créé par le présent décret seront les mêmes que ceux attribués aux membres du Tribunal criminel du département de Paris, etc., etc.»
Il n'y avait plus moyen d'éluder.
L'Assemblée législative adopta ce projet de décret, sans discussion. Thuriot lui-même, Thuriot qui s'en était montré l'adversaire le plus chaleureux, demeura muet. Toute protestation eût été stérile en ce moment; son silence confessa l'ascendant de la Commune.
Quoi qu'il en soit, Robespierre ne lui pardonna jamais son opposition d'un instant; et, après le 9 thermidor, on trouva dans ses papiers la note suivante, écrite de sa main: «Thuriot ne fut jamais qu'un partisan d'Orléans; son silence depuis la chute de Danton et depuis son expulsion des Jacobins, contraste avec son bavardage éternel avant cette époque. Il se borne à intriguer sourdement et à s'agiter beaucoup à la Montagne, lorsque le Comité de salut public propose une mesure fatale aux factions. C'est lui qui, le premier, fit une tentative pour arrêter le mouvement révolutionnaire, en prêchant l'indulgence sous le nom de morale, lorsqu'on porta les premiers coups à l'aristocratie.»