Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire
V.
ÉPISODE.—POMPE FUNÈBRE EN L'HONNEUR
DES CITOYENS MORTS LE 10 AOUT.
Nous avons dit que le procès de d'Ossonville s'était terminé vers les trois heures du matin. On était alors au dimanche 27, jour fixé pour la pompe funèbre ordonnée en l'honneur des citoyens tués au château des Tuileries. Le Tribunal criminel avait été convoqué pour cette solennité, où il devait occuper la première place; en conséquence, il suspendit ses travaux et se rendit à la Maison commune, d'où le cortége se mit en route.
Une gravure des Révolutions de Paris (no 164) a conservé la physionomie de cette fête nationale, qui ne produisit pas l'impression de terreur qu'on en attendait. Le sarcophage des victimes était traîné lentement par des bœufs, à la manière antique, et suivi d'un groupe de fédérés, tenant leurs sabres nus, entrelacés de branches de chêne. Venait ensuite la statue de la loi, armée d'un glaive;—puis le Tribunal du 17 août, en tête de tous les tribunaux, dont la bannière portait cette inscription: Si les tyrans ont des assassins, le peuple a des lois vengeresses.
Une pyramide revêtue de serge noire couvrait le grand bassin des Tuileries; des parfums brûlaient sur des trépieds. Une tribune aux harangues était placée entre l'amphithéâtre, occupé par les députés et les magistrats, et l'orchestre, rempli d'un grand nombre de musiciens sous le commandement de Gossec. Après une marche funèbre, composition belle et savante, Chénier monta à cette tribune et y prononça un discours très-applaudi, dont le peuple lui-même vota immédiatement l'impression.
Néanmoins, les journaux ne furent pas contents de cette fête; ils ne furent pas contents surtout de l'attitude du peuple: «Cette cérémonie lugubre, et dont le sujet devait tour à tour inspirer le recueillement de la tristesse et une sainte indignation contre les auteurs du massacre dont on célébrait la commémoration, ne produisit pas généralement cet effet sur la foule des spectateurs. Dans le cortége, le crêpe était à tous les bras, mais le deuil n'était point sur tous les visages. Un air de dissipation, et même une joie bruyante, contrastaient d'une manière beaucoup trop marquée avec les symboles de la douleur et en détruisaient l'illusion.»
Pour compléter les documents relatifs à cette Pompe funèbre, nous devons citer une pièce très-singulière, extraite des registres de la section Poissonnière. Le curé de Saint-Laurent avait écrit à la section, en l'invitant à un service qui devait être célébré pour le repos des âmes des malheureux morts à la journée du 10 août. Voici la réponse que la section fit au curé, par l'organe de son président:
«Il a été fait lecture d'une lettre de M. le curé de Saint-Laurent, qui invite l'assemblée à assister à un service pour nos frères morts le 10 août dernier. L'assemblée, persuadée qu'il est temps enfin de parler le langage de la raison, a arrêté qu'il lui serait fait la réponse suivante:
«Les martyrs de la liberté, nos braves frères morts pour la patrie le 10 août, n'ont pas besoin, monsieur, d'être excusés ni recommandés auprès d'un Dieu juste, bon et clément. Le sang qu'ils ont versé pour la patrie efface toutes leurs fautes et leur donne des droits aux bienfaits de la Divinité.
»Quoi! nous! nous irions prier Dieu de ne point condamner nos frères au supplice du feu? Ce serait l'outrager, le calomnier; ce serait lui dire qu'il est le plus féroce, le plus absurde, le plus ridicule de tous les êtres.
»Dieu est juste, monsieur; par conséquent, nos frères jouissent d'un bonheur parfait, que rien ne pourra troubler. Les mauvais citoyens peuvent seuls en douter.
»Montrez-nous sur vos autels les glorieuses victimes de la liberté, couronnées de fleurs, occupant la place de saint Crépin et de saint Cucufin. Substituez les chants de la liberté aux absurdes cantiques attribués à ce féroce David, à ce monstre couronné, le Néron des Hébreux, alors nous nous réunirons à vous, et nous célébrerons ensemble le Dieu qui grava dans le cœur de l'homme l'instinct et l'amour de la liberté.
»Dev…, président.
»Tab…, secrétaire.»
L'abandon du culte suit toujours la dépravation du peuple. Ce que la liberté a de plus pressé à faire, c'est de détruire la religion et de mettre l'homme en demeure de n'obéir qu'à sa seule raison,—la raison humaine! Cette lettre, écrite à côté d'un exemplaire du Dictionnaire philosophique, n'est que le prélude des profanations de Notre-Dame et de Saint-Etienne-du-Mont, des danses à l'église Saint-Eustache et des dîners dans le chœur de St-Gervais.