Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire
CHAPITRE VI.
I.
LES DIAMANTS DE LA COURONNE.
Les massacreurs de septembre, en exerçant leur fureur dans les prisons de Paris, avaient épargné toute la tourbe entraînée par la misère ou par la perversité. Les nobles et les prêtres ayant eu le terrible privilége d'assouvir la soif sanguinaire de ces bourreaux, on avait laissé passer entre les réseaux de l'accusation politique un grand nombre de détenus ordinaires, considérés par les patriotes comme du menu fretin. D'aucuns ont prétendu qu'ils avaient leur raison pour en agir de la sorte, car les aristocrates seuls possédaient, sous le satin de leurs doublures, des louis ou des montres.
N'ayant plus le pain de la prison, et jouissant d'une liberté complète, tant la police était occupée alors à déjouer exclusivement les attentats contre-révolutionnaires, ces fils adoptifs de la potence cherchaient quelque grande occasion de signaler leur adresse et d'asseoir leur fortune. Sous le calme des verrous, plusieurs hommes d'un vrai mérite en ce genre s'étaient rencontrés et liés d'amitié. Rendus à des loisirs dangereux, ils discutèrent ensemble l'opportunité de diverses tentatives; ce groupe de malfaiteurs, protégé par le désordre politique, comptait parmi ses fortes têtes deux meneurs inventifs et résolus: l'un Joseph Douligny, originaire de Brescia (Italie), âgé de vingt-trois ans; l'autre Jean-Jacques Chambon, né à Saint-Germain-en-Laye, âgé de vingt-six ans et ancien valet de la maison Rohan-Rochefort.
Un jour, ces deux amis bien dignes l'un de l'autre entendirent dans un café du faubourg Saint-Honoré une conversation qui leur fit naître la pensée d'un vol gigantesque.
—Je vous le répète, moi, disait un petit vieillard à deux habitués qui méditaient avec lui chaque ligne d'une gazette; ce ministre Roland est un pauvre homme, qui cache sous des dehors d'austérité un cœur accessible aux plus sottes faiblesses; il tolère dans sa maison de véritables scandales, et sous prétexte qu'il aime sa femme, il se croit forcé de protéger les gens dont elle s'entoure. Il n'y a pas un poste qui ne soit occupé par un des favoris de la citoyenne Roland; jusqu'à cette place de conservateur du Garde-Meuble qui vient d'être donnée à l'un de ces mendiants!
—Oh! oh! quelle colère! répondit l'un des causeurs en souriant; on voit bien que tu avais songé à demander pour toi-même cette petite position.
—Pour moi! reprit le vieillard mécontent; je n'ai jamais demandé aucune faveur, c'est pour cela que je suis indigné contre le conservateur du Garde-Meuble, un homme qui monte à cheval et qui apprend à danser! qui n'est jamais, ni jour ni nuit, occupé des devoirs de sa charge. Les trésors qui lui sont confiés peuvent devenir la proie de quelque filou entreprenant; on n'aurait qu'à escalader une fenêtre, et tout serait dit.
—Tout beau! mais les surveillants?
—Ils imitent leur chef, et vont s'enivrer aux barrières…
Chambon et Douligny avaient écouté;—et simultanément la même cause avait produit chez eux le même effet; ils échangèrent un regard furtif, et ce regard contenait à lui seul tout un projet d'une audace extrême. Ils se levèrent tranquilles comme des bourgeois qui vont porter le reste de leur sucre à leurs enfants; mais à peine furent-ils dans la rue, qu'ils se frottèrent le nez. Les diplomates habiles entendent avant qu'on leur ait parlé, il en est de même des voleurs émérites: ils se dirigèrent immédiatement vers la place de la Révolution, afin de reconnaître le monument contre lequel ils méditaient une attaque.
Particulièrement réservé aux richesses inhérentes à la couronne de France, telles que joyaux du vieux temps, cadeaux des nations étrangères, présents des seigneurs du royaume, le Garde-Meuble contenait des objets d'une valeur inappréciable; on les avait rangés dans trois salles et symétriquement enfermés dans des armoires; le public était admis à les visiter tous les mardis. On y voyait les armures des anciens rois et paladins, notamment celles de Henri II, de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, de Philippe de Valois, de Casimir de Pologne; et la plus admirable par le fini du travail, celle que François Ier portait à la bataille de Pavie.
A côté de ces souvenirs presque vivants de l'ancienne splendeur royale, on remarquait, sombre et menaçant, l'espadon que le pape Paul V portait lorsqu'il fit la guerre aux Vénitiens; cette arme, longue de cinq pieds, se montrait, orgueilleuse, à côté de deux bonnes petites épées du grand Henri. Ainsi la fragile et grosse branche de sureau dépasse par la taille et le poids les solides pousses d'aubépine. Deux canons damasquinés en argent, montés sur leur affût, représentaient la vanité du roi de Siam.—Dépôt plus précieux encore, les diamants de la couronne, contenus dans différentes caisses, étaient placés dans les armoires du Garde-Meuble. Le Régent, le Sanci et le Hochet du Dauphin, formaient les trois astres principaux de ce groupe d'étoiles. Des tapisseries, des chefs-d'œuvre d'art en or et en argent disposés dans les salles représentaient également une valeur de plusieurs millions.
Douligny et Chambon n'ignoraient pas ces détails: aussi furent-ils pris de fièvre en voyant qu'un tel vol n'était pas impossible. Les poteaux des lanternes s'élevaient assez près du mur et assez haut pour faciliter l'escalade par l'une des fenêtres; il n'y avait pas le moindre corps-de-garde duquel on eût à se méfier; seulement cette équipée nécessitait le concours de quelques amis. Le premier auquel ils firent part de leur audacieux projet fut un nommé Claude-Melchior Cottet, dit le Petit-Chasseur, qui les exhorta à réunir l'élite de la bande, c'est-à-dire neuf de leurs camarades connus pour leur adresse et leur courage.
D'après l'interrogatoire de cet homme et d'après la déposition de plusieurs témoins au procès, il paraît démontré que le premier assaut tenté contre le Garde-Meuble, dans la nuit du 15 au 16 septembre, ne rapporta aux douze associés qu'une parfaite connaissance des lieux. Ils ne purent, vu leur petit nombre et le manque absolu de pinces et de lanternes, pénétrer par la voie qui leur avait semblé praticable; à peine leur fut-il permis de s'introduire dans un pauvre petit cabinet où ils dérobèrent des pierreries de faible valeur. La partie fut remise à la nuit suivante; mais cette fois Douligny et Chambon décidèrent qu'il fallait convoquer le ban et l'arrière-ban de leurs troupes. Afin de procéder par des ruses de haute école, quelques fausses patrouilles de gardes nationaux circulant autour du Garde-Meuble pendant que les assaillants se glisseraient vers le trésor, ne leur parurent pas d'une invention trop mesquine.
Il fut en outre convenu entre les douze coquins qu'on s'adjoindrait vingt-cinq à trente filous du second ordre, auxquels on promettrait une part du butin; mais afin de ne pas être trahis, on convint de ne les instruire que lorsqu'on serait sur le terrain. On leur ordonna de s'habiller en gardes nationaux et de se pourvoir de fusils ou de sabres. Le rendez-vous était à l'entrée des Champs-Elysées; l'heure était celle de minuit; chacun fut exact.
Chambon et Douligny arrivèrent sur la place, formèrent de ceux qui étaient revêtus de l'uniforme une patrouille, chargée de rôder le long des colonnades pour donner à croire aux passants que la police se faisait exactement. Ils placèrent ensuite à toutes les issues des surveillants qui devaient donner l'alarme au moindre danger. Comme les deux chefs traversaient la place après avoir pris toutes leurs dispositions, ils trouvèrent, près du piédestal sur lequel avait été la statue de Louis XV, un jeune homme de douze à quatorze ans, qui leur inspira de l'inquiétude. Ils l'abordèrent, l'interrogèrent, et le firent consentir à rester en sentinelle à cet endroit et à pousser des cris pour attirer vers lui les personnes qui lui paraîtraient suspectes. On lui promit une récompense, sans le mettre au fait de l'expédition.
Après toutes ces précautions, Chambon grimpe le long des colonnades, en s'aidant de la corde du réverbère; Douligny le suit, ainsi que plusieurs autres. Avec un diamant, on coupe un carreau que l'on enlève et qui donne la facilité d'ouvrir la croisée par laquelle les voleurs s'introduisent dans les appartements du Garde-Meuble. Une lanterne sourde sert à les guider vers les armoires, que l'on ouvre avec les fausses clefs et les rossignols. On s'empare des boîtes, des coffres, on se les passe de main en main; ceux qui sont au pied de la colonnade reçoivent de ceux qui sont en haut. Tout-à-coup, le signal d'alerte se fait entendre. Les voleurs qui sont sur la place s'enfuient; ceux qui sont en haut se laissent glisser le long de la corde du réverbère. Douligny manque la corde, tombe lourdement sur le pavé et y reste étendu. Une véritable patrouille, qui avait aperçu la lumière que la lanterne sourde répandait dans les appartements, avait conçu des soupçons. En s'approchant, elle entend tomber quelque chose, elle court, trouve Douligny, le relève et s'assure de lui. Le commandant de la patrouille, après avoir laissé la moitié de son monde en dehors, frappe à la porte du Garde-Meuble, se fait ouvrir, et monte aux appartements avec ce qu'il a de soldats. Chambon est saisi au moment où il va s'esquiver; on le joint à son compagnon et l'on envoie chercher le commissaire.
L'officier public interroge les voleurs, qui, se trouvant pris en flagrant délit et les poches pleines, avouent avec franchise, mais ne dénoncent aucun de leurs compagnons. Au même instant on ramasse sous la colonnade le beau vase d'or appelé Présent de la ville de Paris.
La fausse patrouille, à laquelle la véritable cria Qui vive? n'ayant pas le mot d'ordre, crut prudent d'y répondre par la fuite. Elle se dispersa dans les Champs-Elysées et dans les rues qui y aboutissent. Du nombre des voleurs qui avaient reçu des boîtes de diamants, deux se retirèrent dans l'allée des Veuves, firent une excavation au fond d'un fossé, y enfouirent leur larcin, le recouvrirent de terre et de feuilles, et se retirèrent tranquillement chez eux. Plusieurs autres allèrent déposer leur part chez des recéleurs. Le plus grand nombre se réunit sous le pont Louis XVI, et, après avoir posé un des leurs en sentinelle au dessus du pont, ils s'assirent en rond. Le plus important de la bande fit déposer au centre les coffres volés; il en ouvrit un, y prit un diamant qu'il donna à son voisin de droite, en prit un autre pour le suivant, et ainsi de suite. Il avait soin d'en mettre d'abord un dans sa poche pour lui, et, après avoir fait le tour du cercle, d'en déposer un autre pour le camarade qui était en sentinelle. Lorsqu'un coffre était vidé, on passait à un autre. Il était en train de faire la distribution du dernier, lorsque la sentinelle donna le signal de sauve qui peut. Le distributeur jeta dans la Seine le reste des diamants à distribuer, et chacun s'échappa. Plusieurs répandirent, en fuyant, des brillants qui furent trouvés et ramassés le lendemain par des particuliers.
Averti des graves événements de la nuit, et comprenant quelles insinuations perfides ses ennemis en tireraient contre lui, le ministre Roland se rendit à l'Assemblée vers dix heures du matin et demanda la parole pour une communication urgente.—«Il a été commis, dit-il, cette nuit, un grand attentat. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'en occupe. On a volé au Garde-Meuble les diamants et d'autres effets précieux. Deux personnes ont été arrêtées; leurs réponses dénotent des gens qui ont reçu de l'éducation et qui tenaient à ce qu'on appelait autrefois des personnes au-dessus du commun. J'ai donné des ordres relativement à ce vol.»
Les députés frémirent d'indignation; la Montagne fit entendre les grondements de sa colère. Le ministre, en montrant derrière les brouillards de Coblentz l'armée royaliste attendant les trésors du Garde-Meuble pour s'habiller et se nourrir, évitait parfaitement qu'on songeât au défaut de précautions qui devait retomber sur lui. Quatre députés, Merlin, Thuriot, Laporte et Lapleigne, furent nommés pour être présents à l'information.
La nouvelle de cet attentat remua tous les quartiers de Paris: le rappel fut battu; le ministre de l'intérieur, le maire et le commandant général se réunirent et prirent des mesures pour garder les barrières; jamais on n'avait fait tant d'honneur à de simples bandits; il est vrai que jamais on n'avait vu un vol si considérable. Certaines rues étaient littéralement semées de pierreries, de saphirs, d'émeraudes, de topazes, de perles fines. Quelques citoyens honnêtes rapportèrent leurs précieuses trouvailles; mais d'autres patriotes fougueux, qui avaient horreur de tout ce qui provenait de l'ancien tyran, enfouirent leur épave dans leur paillasse ou au fond de leur commode, afin que leurs yeux ne fussent pas souillés par la vue d'un métal impur.
Un pauvre homme, passant dans le faubourg St-Martin pour se rendre à son travail, trouva un de ces diamants et se hâta d'aller le restituer aux employés du Garde-Meuble. Trois jeunes enfants furent admis à la barre de l'Assemblée pour y déposer des bijoux que le hasard avait pareillement mis entre leurs mains. L'Assemblée ordonna que leurs noms seraient inscrits au procès-verbal. Des cassettes furent encore retrouvées au Gros-Caillou, rue Nationale et rue Florentin. Mais de ces différents traits de probité le plus éclatant est évidemment celui-ci: un commissaire monte chez la maîtresse d'un des voleurs; sur sa cheminée se trouvait un gobelet rempli d'eau-forte, dans lequel elle avait mis un objet volé, afin d'en séparer l'alliage. Informée de l'arrivée du commissaire, n'ayant plus le temps de cacher le gobelet, elle le lance par la fenêtre. Une vieille mendiante passe quelques minutes après; ses yeux collés sur le pavé rencontrent de petites étoiles qui brillent dans la boue; elle ramasse par curiosité ces étincelles inexplicables pour elle, et, à quelques centaines de pas, elle entre chez un orfèvre, qui lui apprend que ce sont des diamants. Aussitôt elle se rend au comité de sa section, dépose sa trouvaille, demande un reçu et va mendier son pain.
Joseph Douligny et Chambon, pris en flagrant délit et surabondamment nantis de pièces de conviction, n'essayèrent pas, comme nous l'avons dit, de nier leur culpabilité; les premiers interrogatoires que leur firent subir les juges sous l'inspiration des immenses conjectures du ministre Roland, durent singulièrement flatter ces coquins (un d'eux, Douligny, était marqué de la lettre V, voleur); pendant quelques jours ils espérèrent pouvoir se dire martyrs d'une opinion et victimes de leur courage. Il y a lieu de croire qu'ils eussent immédiatement nommé leurs complices s'ils n'avaient tenu à prolonger l'erreur de la justice. Le jugement rendu contre eux prouve jusqu'à quel point on avait admis les idées de connivence avec les royalistes; nous citons textuellement cet arrêt, qui fut rendu le 23 septembre, après une audience continue de quarante-cinq heures:
«Vu la déclaration du jury de jugement, portant: 1o qu'il a existé un complot formé par les ennemis de la patrie, tendant à enlever de vive force et à main armée les bijoux, diamants et autres objets de prix déposés au Garde-Meuble, pour les faire servir à l'entretien et au secours des ennemis intérieurs et extérieurs conjurés contre elle; 2o que ce complot a été exécuté dans les journées et nuits des 15, 16 et 17 septembre présent mois, et particulièrement dans la nuit du dimanche 16 au lundi 17, par des hommes armés qui ont escaladé le balcon du rez-de-chaussée et premier étage du Garde-Meuble, en ont forcé les croisées, enfoncé les portes des appartements et fracturé les armoires, d'où ils ont enlevé et emporté tous les diamants, pierres fines et bijoux de prix qui y étaient déposés, tandis qu'une troupe de trente à quarante hommes, armés de sabres, poignards et pistolets, faisaient de fausses patrouilles autour dudit Garde-Meuble, pour protéger et faciliter lesdits vols et enlèvements, lesquels ne se sont dispersés, ainsi que ceux introduits dans l'intérieur, que lorsqu'ils ont aperçu une force publique considérable et que deux d'entre eux étaient arrêtés; 3o que les nommés Joseph Douligny et J.-J. Chambon sont convaincus d'avoir été auteurs, fauteurs, complices, adhérents desdits complots et vols à main armée, et notamment d'avoir, dans la nuit du 16 au 17 de ce mois, sous la protection desdites fausses patrouilles, escaladé le balcon dudit Garde-Meuble, d'en avoir brisé et fracturé les croisées, portes et armoires, à l'aide de limes, marteaux, vilebrequins et autres outils, de s'être introduits dans les appartements et d'y avoir pris une grande quantité de bijoux d'or, de diamants et pierres précieuses dont ils ont été trouvés nantis au moment de l'arrestation; 4o et enfin que, méchamment et à dessein de nuire à la nation, lesdits J. Douligny et J.-J. Chambon se sont rendus coupables de tous lesdits délits, le Tribunal, après avoir entendu le commissaire national, condamne lesdits Douligny et Chambon à la peine de mort.»
Sous le coup de cette sentence, leur caractère se produisit à nu: troublés, pales, ils déclarèrent qu'ils feraient des révélations complètes, si on voulait leur accorder la vie sauve pour récompense. Le Tribunal ne sut comment répondre à cette proposition; le président leur dit que la Convention seule pouvait statuer sur leur demande.
Pendant ce temps, la police, aux aguets, était parvenue à retrouver, très-incomplètes encore, quelques traces des coupables qu'elle cherchait. Un citoyen du nom de Duplain avait déposé au comité de sa section que, le 16 septembre au soir, dans un café de la rue de Rohan, il avait entendu deux hommes se quereller au sujet d'un vol de diamants: l'un reprochait à l'autre sa pusillanimité qui les avait privés d'une capture importante; il se consolait néanmoins, espérant, la nuit suivante, réitérer leur prouesse de manière à n'avoir plus rien à désirer. A cette déclaration, le citoyen Duplain ajouta le signalement de l'un des deux hommes, celui qu'il avait pu le mieux voir. On mit des agents en embuscade dans la rue de Rohan, et, le quatrième jour, on y arrêta un personnage dont l'extérieur et la physionomie se rapportaient au signalement donné. Amené au comité de surveillance, cet homme déclara se nommer Badarel et être natif de Turin; il nia les propos qu'on lui imputait, se récriant sur des doutes aussi injurieux; mais ayant été fouillé, il fut trouvé détenteur de plusieurs pierres. Alors il avoua que le 15 septembre, deux individus, qu'il ne connaissait pas, l'avaient engagé à se rendre la nuit avec eux sur la place Louis XV, lui disant qu'il y allait de sa fortune; ils exigèrent simplement qu'il fît le guet pendant un quart d'heure. Ces messieurs étaient si honnêtes qu'il avait cru servir des amoureux et non des voleurs. Ils étaient bientôt revenus auprès de lui, et l'avaient accompagné jusque dans sa chambre, rue de la Mortellerie, près l'hôtel de Sens. Là, que s'était-il passé tandis qu'il avait été chercher des rafraîchissements, il l'ignorait; mais le lendemain quand il fut seul chez lui, il aperçut des diamants sur la cheminée, et il fut porté à croire qu'il avait été pendant quelques heures le compagnon de deux nababs déguisés.
Cette histoire, richement brodée comme on voit, n'abusa pas un instant les juges instructeurs. Ils mirent Badarel en présence de Douligny et de Chambon; ceux-ci, désireux d'appuyer leur demande en grâce sur des faits, ne firent aucune difficulté de reconnaître Badarel.
—Mon pauvre vieux, dit Douligny, devant le président du Tribunal criminel il n'y a plus à vouloir rester blanc comme un agneau; nous sommes pris, nous n'avons d'espoir qu'en la clémence des magistrats, et cette clémence est subordonnée à nos aveux, à notre sincérité. Tu es dans un très-mauvais cas; veux-tu obtenir ta grâce d'avance? tu n'as qu'à te rendre avec le citoyen président sous cet arbre des Champs-Elysées au pied duquel tu as enfoui cette grande cassette. Dès que tu l'auras restituée, tu seras sûr de ne plus avoir affaire à des juges, mais à de vrais amis.
Badarel essaya bien d'envoyer Douligny à tous les diables et de prouver qu'il ne le connaissait pas, mais sa résistance ne put être de longue durée. Douligny l'exhorta si bien, lui fit de telles promesses, qu'enfin ce malheureux consentit à se rendre aux Champs-Elysées avec le président.
Ce transport de justice eut des résultats considérables; les fouilles opérées d'après les indications de Badarel firent découvrir 1,200,000 francs de diamants. La procédure recommença avec plus d'acharnement; les dépositions de Douligny et de Chambon furent jugées si utiles pour éclairer les recherches et confondre les accusés, que le président du Tribunal criminel se rendit en personne à la barre de la Convention et y parla en ces termes:—Je crois de mon devoir de prévenir la Convention que, depuis vendredi, 21, la première section du Tribunal s'est occupée sans désemparer de l'interrogatoire de deux voleurs du Garde-Meuble. Pendant quarante-huit heures ils n'ont voulu donner aucun renseignement; mais hier, lorsque la peine de mort a été prononcée contre eux, ils m'ont fait dire qu'ils avaient à faire des déclarations importantes; ils m'ont demandé ma parole d'honneur que, pour prix de ces aveux, leur grâce leur serait accordée. Je n'ai pas cru devoir prendre sur moi une pareille promesse; mais je leur ai dit que s'ils me disaient la vérité, je porterais leur demande auprès de la Convention nationale; alors le nommé Douligny m'a révélé toute la trame du complot; il a été confronté avec un de ses co-accusés non jugé; il l'a forcé de déclarer l'endroit où étaient cachés plusieurs des effets volés. Je me suis transporté aux Champs-Elysées, dans l'allée des Veuves; là le co-accusé m'a découvert les endroits où il y avait des objets très précieux. N'est-il pas important de garder ces deux condamnés pour les confronter encore avec les autres complices? Mais le peuple demande leurs têtes. Que la Convention rende un décret, qu'elle le rende tout de suite; le peuple la respecte, il se tiendra toujours dans la plus complète soumission aux ordres de l'assemblée.»
Ordonner la mort de Douligny et de Chambon, c'eût été tuer deux poules aux œufs d'or; chacune de leurs déclarations ou plutôt de leurs dénonciations produisait quelques nouvelles découvertes. La Convention décida qu'il fallait garder ces deux voleurs pour traquer les autres.
L'un des premiers complices dont ils révélèrent le nom fut le malheureux juif Louis Lyre; il n'avait pas aidé à commettre le vol, mais il avait acheté à vil prix une grande quantité de bijoux. Ce malheureux parlait un français mêlé d'italien qui fit beaucoup rire les juges. Ayant intégralement payé ses petites acquisitions, disait-il, il ne comprenait pas qu'on lui réclamât encore quelque chose. Après s'être égayé de son galimatias, le Tribunal le condamna à la peine de mort. On le conduisit au supplice le 13 octobre, à dix heures. Ne concevant pas qu'une spéculation heureuse fût considérée comme un crime, il marcha à la mort avec le courage que donne la paix de la conscience. Monté dans la voiture, seul avec l'exécuteur, il criait d'une voix très haute et très libre:—Fife la nazion! Il voulut parler au peuple; la cavalerie essaya de s'y opposer, mais alors la canaille qui accompagnait les victimes à l'échafaud était souveraine; elle accorda la parole au juif.
—Messious, dit-il, ze mours innozent, ze ne zouis point volour, ze pardonne à la loi et à mes zouzes.
Mais vu qu'il se faisait tard, le bourreau le pria de se hâter.
En mesurant leurs dénonciations, et en ne les faisant que peu à peu, Douligny et Chambon espérèrent échapper à la mort, protégés qu'ils étaient maintenant par la Convention. Conformément à ces calculs, ils jetèrent quelques jours après une nouvelle proie à la justice. Ce fut cette fois leur ami Claude-Melchior Cottet, dit le Petit-Chasseur. Arrêté et conduit à la Conciergerie, ce dernier fut convaincu d'avoir été le sergent recruteur des fausses patrouilles. Dans la nuit du 15 au 16 septembre, il s'était rendu en costume de garde national chez le nommé Retour, chez Gallois, dit Matelot, et chez Meyran; il leur avait remis des pistolets destinés à protéger l'entreprise. On lui prouva, en outre, qu'il avait vendu pour 30,000 livres de perles fines. Un témoin, un nommé Joseph Picard, lequel ne tarda pas à changer son rôle de témoin contre celui d'accusé, vint déposer qu'étant encore au lit, un matin, le personnage connu sous le nom de Petit-Chasseur s'était rendu chez lui, afin d'acheter une paire de bottes. Le marché conclu avec la femme Picard, l'acheteur l'avait engagée à aller chercher du vin et à lui rapporter en même temps pour six sous d'eau-forte. Cette commission faite, Picard avait vu le Petit-Chasseur glisser quelque chose dans cette eau-forte; mais les commissaires venant au même instant pour l'arrêter, il jeta le tout dans la rue. Alors il fut facile de reconnaître que c'étaient des diamants.
Ecrasé par les preuves et par les dépositions, Melchior Cottet fut condamné à la peine de mort. Voyant par quels moyens Douligny et Chambon avaient obtenu un sursis illimité, il imagina d'avoir recours aux mêmes ruses, et, en effet, il livra le nom de quelques complices. Mais on reconnut bientôt qu'il n'avait qu'un but: retarder le jour de son exécution. On refusa de prêter davantage l'oreille à ses déclarations interminables. Arrivé au lieu du supplice, il gagna encore deux heures par une dernière supercherie. Il demanda à se rendre au Garde-Meuble avec un magistrat, disant qu'il y allait de la fortune de la nation. Monté dans les salles, il y resta plus d'une heure et demie à parler de complots imaginaires dont il connaissait, disait-il, tous les secrets. Mais à la fin la foule impatientée refusa d'attendre plus longtemps le spectacle qui avait été promis à sa curiosité sanguinaire. En descendant du Garde-Meuble, le Petit-Chasseur eut beau crier: «—Citoyens, je ne suis pas coupable; intercédez pour moi, intercédez pour moi!»—nul ne fut accessible à la pitié, et la loi reçut son application.
Grâce aux renseignements fournis par Douligny et Chambon, on arrêta successivement leurs principaux complices, qui furent condamnés à la peine capitale; des femmes et même un enfant, Alexandre, dit le Petit-Cardinal, se virent impliqués dans cette affaire, qui prit peu à peu une telle dimension, que le député Thuriot, l'un des membres de la commission de surveillance, proposa à la Convention d'autoriser le déplacement du chef du jury afin que ce dernier allât dans les endroits de la France qu'il croirait nécessaires, décernât des mandats d'amener et fît des visites domiciliaires. Cette proposition fut rejetée, parce qu'elle n'assurait pas au procès une marche assez rapide.
S'il faut en croire les révélations de Sergent, consignées dans une lettre datée de Nice-en-Piémont, du 5 juin 1834, et adressée à la Revue rétrospective, ce serait à lui qu'on devrait la découverte des principaux diamants de la couronne. Il raconte que pendant les débats du Tribunal criminel, alors qu'il était administrateur de la police, une mulâtresse, habituée de la tribune publique des Jacobins, vint le trouver dans son cabinet.—Que direz-vous, si je vous fais trouver les diamants? Je le puis, en amenant un homme qui a une révélation à vous faire. Je voulais le conduire au comité des recherches de l'assemblée législative, mais il ne veut faire qu'à vous sa déposition; car il vous a, dit-il, une grande obligation, et c'est par reconnaissance qu'il veut que ce soit à vous que la patrie doive d'être rentrée dans la possession de ces richesses.—Amenez-le très-promptement.
Une heure après, on introduisit dans un des salons du maire, où Sergent se trouvait seul, un quidam vêtu proprement en garde national; il était conduit par la mulâtresse.—Voilà celui dont je vous ai parlé, dit-elle, et elle s'éloigna.—Monsieur l'administrateur, dit cet homme d'une voix basse, je puis vous faire reprendre tous les diamants de la couronne; mais il me faut votre parole que vous ne me perdrez pas.—Quoi! lorsque vous allez rendre un service aussi important, que devez-vous craindre? ne méritez-vous pas au contraire une récompense?—Je ne puis en avoir d'autre que celle de ma vie. Dans cette affaire, mon nom ne peut être prononcé sans risquer de la perdre.—Parlez, dit Sergent surpris, je vous promets toute ma discrétion.—Vous ne me reconnaissez pas, monsieur?—Non, je ne vous ai pas vu, je crois, avant cet entretien.—Ah! monsieur l'administrateur, donnez-moi votre parole de magistrat que vous ne me livrerez point!—Quel mystère! Révélez, si vous savez quelque chose de ce vol; seriez-vous complice? Je vous sauverai…—Non, monsieur, reprit cet homme, je suis ***, le prisonnier que vous avez visité à la Conciergerie vers la fin du mois d'août, et que vous avez eu la bonté de faire raser sur sa demande; vous savez que j'étais condamné à mort pour fabrication de faux assignats, et que j'attendais alors, quoique sans espoir, l'issue de mon pourvoi en cassation. Les juges populaires de septembre m'ont mis en liberté, mais le Tribunal peut me faire reprendre.—Eh bien! soyez tranquille, dit Sergent; voyons, que savez-vous des diamants?
Le quidam entra dans les détails les plus étendus. Une nuit qu'il feignait de dormir, il avait entendu auprès de lui des gens s'entretenir en argot du vol fameux. Il ignorait leurs noms, mais il avait appris que les diamants étaient cachés dans deux mortaises d'une grosse poutre de la charpente du grenier d'une maison de la rue de …—Envoyez-y promptement, ajouta-t-il; ils ne doivent pas être encore enlevés; mais, je vous supplie, ne parlez pas de moi dans vos bureaux.
Le récit contenu dans la lettre de Sergent est plein de trouble et de confusion, surtout à l'endroit des dates; nous avons dû souvent l'élucider. A cette époque de 1834, Sergent, très-avancé en âge, ne commandait plus à sa mémoire; et d'ailleurs il n'était préoccupé, comme Barère, que du soin de sa réhabilitation. Cependant sa version coïncide tout-à-fait avec le rapport de Vouland, consigné dans le Moniteur du 11 décembre: «—Votre comité de sûreté générale, dit Vouland, ne cesse de faire des recherches sur les auteurs et complices du vol du Garde-Meuble; il a découvert hier le plus précieux des effets volés: c'est le diamant connu sous le nom de Pitt ou Régent, qui, dans le dernier inventaire de 1791, fut apprécié douze millions. Pour le cacher, on avait pratiqué, dans une pièce de charpente d'un grenier, un trou d'un pouce et demi de diamètre. Le voleur et le réceleur sont arrêtés; le diamant, porté au Comité de sûreté générale, doit servir de pièce de conviction contre les voleurs. Je vous propose, au nom du comité, de décréter que ce diamant sera transporté à la trésorerie nationale, et que les commissaires de cet établissement seront tenus de le venir recevoir séance tenante.» Ces propositions furent décrétées. Quant à l'homme dont parle Sergent, il fut seulement présenté à Pétion, qui le fit partir pour l'armée, où, sur la recommandation du ministre de la guerre, il entra avec un grade dans un régiment de la ligne. Que devint-il? Nous l'ignorons. Seulement, plus tard, dans un compte-rendu du Tribunal en date du 26 mars 1795, ayant trait à un procès de faux assignats, on trouve parmi les accusés un nommé Durand, désigné comme étant celui aux indications duquel on doit la découverte du Régent. Est-ce l'homme de Sergent? On peut le supposer.
Le sort de ce Régent fut assez singulier: au mois d'avril 1796, on l'envoya en Prusse pour servir de cautionnement à un prêt de cinq millions. Retiré ensuite des mains des banquiers, il orna la garde de l'épée consulaire de Bonaparte.
Mais retournons à la procédure du Tribunal criminel. Le ministre de l'intérieur s'occupa, lui aussi, avec une grande énergie de ce prétendu complot; il dut bientôt s'apercevoir que l'esprit politique y était complétement étranger, car il devenait de plus en plus évident que les acteurs de ce drame nocturne étaient presque tous des malfaiteurs d'antécédents connus, et qu'ils avaient immédiatement cherché à réaliser à leur profit leur part du vol. Le ministre recevait lui-même les citoyens qui avaient des communications à lui faire à ce sujet. Un joaillier du nom de Gervais vint lui apprendre qu'un homme d'allure suspecte lui avait offert de lui vendre une bonne partie de diamants. On comprend avec quel empressement M. Roland pria Gervais de ne pas effaroucher ce mystérieux client; une somme de 15,000 livres, prise sur les fonds secrets, fut remise au joaillier, afin qu'il alléchât par quelques avances le vendeur. Les prévisions se réalisèrent. Moyennant quelques centaines de louis, le voleur apporta pour plus de deux cent mille livres de joyaux. Le marchand se montra de plus en plus satisfait, jusqu'à l'heure où il n'eut plus rien à attendre de ce superbe filou; alors la comédie fut terminée et notre homme mis entre les mains de la justice. Grâce à l'habileté avec laquelle M. Roland avait dirigé cette opération par l'intermédiaire de Gervais, cette seule capture valut au trésor un remboursement qu'on évalua à 500,000 livres. Le jour que l'on vint dissoudre le Tribunal, c'est-à-dire le 29 novembre 1792, il s'occupait encore de juger un voleur du Garde-Meuble. On ne permit pas d'achever l'instruction. Le président fit venir les deux principaux coupables, Chambon et Douligny; et il leur annonça que le Tribunal cessant ses fonctions, il était à craindre pour eux que le sursis qu'ils avaient obtenu ne fût plus d'aucune force. Il leur conseilla de se pouvoir en cassation ou de s'adresser à la Convention nationale. Singulière preuve de la vérité de cet axiome: Qui a terme ne doit rien! Joseph Douligny et Jean-Jacques Chambon, traduits devant de nouveaux juges, en furent quittes pour quelques années de fers. Encore a-t-on prétendu que dans un des mouvements de la révolution, ces misérables trouvèrent le moyen de s'échapper des prisons.
Quelques jours avant la dissolution du Tribunal du 17 août, Thomas Payne, comparant Louis XVI à Chambon et à Douligny, s'était exprimé de la sorte au sein de la Convention:—«Il s'est formé entre les brigands couronnés de l'Europe une conspiration qui menace non-seulement la liberté française, mais encore celle de toutes les nations: tout porte à croire que Louis XVI fait partie de cette conspiration; vous avez cet homme en votre pouvoir, et c'est jusqu'à présent le seul de sa bande dont on se soit assuré. Je considère Louis XVI sous le même point de vue que les deux premiers voleurs arrêtés dans l'affaire du Garde-Meuble: leur procès vous a fait découvrir la troupe à laquelle ils appartenaient.»—Quelle impudence et quelle folie!
Pendant longtemps on s'obstina encore à voir dans le vol des diamants un complot politique, à en juger par la teneur d'une sentence du Tribunal révolutionnaire, prononcée le 12 prairial, an II, qui condamne à mort le sieur Duvivier, âgé de soixante ans, ancien commis au bureau de l'extraordinaire, «pour avoir aidé ou facilité le vol fait, en 1792, au Garde-Meuble, afin de fournir des secours aux ennemis coalisés de la France[10].» Ce ne fut guère qu'en l'an V qu'on revint un peu de cette prévention. Par décision du conseil des Anciens, prise dans la séance du 29 pluviôse, six mille livres d'indemnité furent accordées à la citoyenne Corbin, première dénonciatrice des voleurs du Garde-Meuble. Il y a tout lieu de supposer que cette femme Corbin est la mulâtresse dont il est question dans le récit de Sergent. «Les recherches de la commission, ajoute le Moniteur, ont mis à même de juger que, quoi qu'en ait dit autrefois le ministre Roland, le vol du Garde-Meuble n'était lié à aucune combinaison politique, et qu'il fut le résultat des méditations criminelles des scélérats à qui le 2 septembre rendit la liberté.» C'est ce que nous avons posé en commençant.
[10] Cette procédure s'éternisa pendant tout le cours de la Révolution. La veille du jour où l'on arrêta Babœuf, on avait condamné aux fers quatre voleurs du Garde-Meuble.
Quoi qu'il en soit, à cette date, l'affaire de ce vol homérique était loin d'être terminée. Même aujourd'hui elle ne l'est pas encore. La soustraction des diamants a été évaluée à TRENTE-SIX MILLIONS. En 1814, il en fut restitué pour 5 millions; l'histoire de cette restitution est même des plus intéressantes. Il y avait autrefois au Garde-Meuble un employé subalterne du nom de Charlot, qui était chargé de nettoyer les bijoux. Après le vol de la nuit du 16 septembre, un de ses amis, un sans-culotte, vint lui remettre une boîte en le priant de la garder jusqu'à ce qu'il vînt la reprendre lui-même. Peu de temps après, Charlot fut renvoyé, ainsi que toutes les personnes qui faisaient partie de l'administration du Garde-Meuble sous l'ancienne cour. Il emporta le dépôt du sans-culotte, qui ne reparut plus. Lassé de l'attendre et finissant par concevoir des soupçons, il finit un jour par forcer la serrure du petit coffre. Un flot de lumière lui sauta aux yeux, et il reconnut plusieurs diamants de la couronne. L'embarras de ce pauvre diable fut aussi grand qu'on peut le concevoir; les rapporter, n'était-ce pas s'exposer à être pris lui-même pour le voleur, ou tout au moins n'était-ce pas risquer plusieurs mois, plusieurs années de prison préventive? Dans cette conjoncture, il ne décida rien, ou plutôt il décida qu'il attendrait les événements; il cacha les diamants et les garda.
Charlot se retira à Abbeville, sa ville natale; ses moyens d'existence étaient si bornés, que Mme Cordonnier, sa sœur, marchande orfèvre près le marché au blé, lui donna asile; mais le déréglement de Charlot et son penchant à l'ivrognerie obligèrent sa sœur à le renvoyer. Il alla alors occuper une très petite chambre dans un grenier, où il vécut, pour ainsi dire, des secours que lui accordaient plusieurs personnes de sa connaissance. Parmi celles qui l'obligeaient le plus fréquemment était un M. Delattre-Dumontville, qui, quoique fort peu aisé lui-même, lui prêtait souvent de petites sommes. Charlot se trouvait donc dans le plus complet dénûment, bien qu'il fût riche comme pas un négociant d'Abbeville; et il souffrait les horreurs de la faim et du froid à côté d'une cassette renfermant cinq millions de diamants. Il est vrai que ces diamants, Charlot ne pouvait en trafiquer sans s'exposer à être reconnu comme un des spoliateurs du Garde-Meuble; d'un autre côté, les communications avec l'Angleterre étaient interdites.
La profonde misère de ce millionnaire s'accrut au point qu'il en tomba mortellement malade. Sentant sa fin très-prochaine, il dit un jour à Dumontville, qui n'avait pas cessé de lui témoigner beaucoup d'intérêt:—Ouvre le tiroir de cette table; il y a dedans une petite boîte qui me fut confiée il y a bien longtemps; prends-la, et si je meurs fais-en l'usage que tu voudras. Dumontville s'en alla avec la boîte qui était fermée par un papier cacheté; le lendemain, lorsqu'il voulut monter au grenier de Charlot pour savoir de ses nouvelles, on lui apprit qu'il venait d'expirer. Rien n'empêchait plus Dumontville de briser le papier cacheté: il fut ébloui, aveuglé. Mais, aussi embarrassé que Charlot, il n'osa pendant longtemps parler à personne de son trésor; son seul plaisir était, dans un beau jour, après avoir verrouillé sa porte, de prendre les diamants dans sa main et de les mouvoir au soleil pour jouir de leur éclat. Il finit cependant, après bien des hésitations et des réticences, par s'ouvrir à un de ses parents, M. Delattre, ancien membre de l'Assemblée législative et qui avait été chargé autrefois de faire le recensement des objets volés au Garde-Meuble; il apprit de lui que les susdits diamants étaient la propriété de l'Etat. Effrayé de sa découverte, Dumontville jugea opportun de garder le silence, comme avait fait autrefois Charlot.
Ce ne fut que lors de la Restauration qu'il se hasarda à solliciter une audience de M. le comte de Blacas, ministre de Louis XVIII, et à lui remettre la précieuse cassette. M. le comte de Blacas exalta vivement sa loyauté, sa fidélité et le patriotisme pur qui l'avait guidé à conserver intact ce trésor national pour ne le déposer qu'entre les mains de ses légitimes possesseurs. Quelques mois après cette entrevue, Dumontville (il n'était alors qu'un modeste employé des droits-réunis) reçut le titre de chevalier de la Légion-d'Honneur et le brevet d'une pension de six mille francs.
Cette aventure, qui est racontée longuement par l'abbé de Montgaillard, représente, jusqu'à présent du moins, le dernier chapitre de cette procédure romanesque des Diamants de la Couronne. Je dis jusqu'à présent, car de nos jours plusieurs gens se bercent encore (le croirait-on?) de l'espoir de retrouver quelques-uns de ces cailloux miraculeux; bien des plongeons ont été faits dans la Seine sous le pont Louis XVI, à l'endroit où l'on assure que les voleurs ont jeté une partie de leur éblouissant butin; bien des poutres ont été dérangées dans les greniers des faubourgs. Mais ne peut-on pas comparer ces obstinés chercheurs d'or à ces pauvres croyants sans cesse préoccupés des millions de Nicolas Flamel, enterrés on ne sait où, ou bien encore à ces maniaques qui décousent les vieux fauteuils pour découvrir les trésors des émigrés?