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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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CHAPITRE VIII.
PIERRE BARDOL.

La minute du jugement de Cazotte avait été signée par Coffinhal, Jaillant et Naulin. Ce Naulin, tout nouvellement entré dans le cadre des juges, était un des affidés de Robespierre.

Du 26 septembre au 10 octobre, la seconde section du Tribunal n'instruisit que des procès insignifiants: vols d'effets, rixes de cabarets. Une seule condamnation à mort fut prononcée contre un tailleur convaincu d'assassinat. Trois inculpés politiques furent acquittés: le premier était le commissaire national Bottot, suspecté d'humanité dans l'affaire de M. de Montmorin[11]. Le second était M. Guérin de Sercilly, ci-devant lieutenant-criminel du bailliage de Melun, accusé d'avoir accompagné le roi à l'Assemblée législative, dans la journée du 10 août. Enfin, le troisième était M. de Louvatière, que l'on prétendait avoir vu ceint de l'écharpe municipale.—Echappé à la sévérité du Tribunal du 17 août, Louvatière succomba plus tard sous la barbarie du Tribunal révolutionnaire.

[11] A propos de cette affaire, il parut quelque temps après un décret qui supprima les commissaires nationaux, et un second qui attribua leurs fonctions aux accusateurs publics.

Le 10 octobre, une dramatique affaire criminelle se produisit. Une semaine environ après les massacres de septembre, le cadavre d'un homme assassiné avait été trouvé au Cours-la-Reine. Ce cadavre était celui de l'abbé Baduel.

L'abbé Antoine Baduel, ex-supérieur de la maison et communauté de Sainte-Barbe, brave prêtre, simple de caractère, n'ayant pas adopté la schismatique constitution du clergé, se trouvait exposé aux fureurs des révolutionnaires. Les crimes commis contre les nobles et les ecclésiastiques restés fidèles au roi ou au pape, mirent le comble à son dégoût. Il résolut de quitter Paris et de se réfugier auprès de Pie VI.

Mais pour faire les premiers pas hors de la ville, il fallait un passeport, les routes étant infestées de commissaires et de gardes nationaux qui arrêtaient les diligences et fouillaient les voyageurs, comme s'ils eussent reçu des leçons de Cartouche ou de Mandrin, ces célèbres inspecteurs.

Des amitiés puissantes, par exemple celles de sans-culottes connus de leur section pour avoir donné des preuves de patriotisme, soit en massacrant des royalistes, soit en dénonçant leurs complots, pouvaient seules obtenir le précieux sauf-conduit; mais Antoine Baduel n'avait aucune relation avec ces lugubres favoris de la Commune. Ses intimes étaient dispersés au souffle de l'ouragan politique ou déjà moissonnés par la faucille de Sanson. Il ne devait plus fonder d'espoir que sur deux personnages: son neveu Baduel, et son cousin par alliance Pierre Bardol.

Le premier était clerc d'avoué. Il avait à peine vingt-cinq ans et tremblait sans cesse comme un octogénaire, car la peur de la guillotine lui faisait appréhender une mort très-prochaine. Quand un de ses camarades lui frappait sur l'épaule dans la rue, où il marchait les yeux collés sur le pavé, il poussait un hoquet en levant la tête et tressaillait de tout son corps. Cet inquiet personnage était arrivé de son pays juste au moment où éclatait la Révolution. Il n'osait pas s'en retourner, car sa fuite aurait pu le signaler comme indifférent, sinon comme hostile.

Le second, roué campagnard dégrossi à Paris (on verra en quel sens), se disait marchand de grains; mais en réalité son commerce n'était qu'un prétexte à emprunts et à piperies. Cependant on le voyait affilié à des patriotes si redoutables que personne n'osait divulguer ses déloyautés. L'abbé Baduel n'ignorait pas sa jactance politique, et il n'avait pour lui qu'une médiocre estime: aussi fut-ce au clerc d'avoué qu'il s'adressa d'abord.

Un soir, par une pluie battante, comme celui-ci lisait dans sa chambre les terribles nouvelles du jour, composées de quelques détails sur la marche de l'armée aux frontières et surtout d'une liste de gens arrêtés par le comité de surveillance, deux petits coups mystérieusement frappés à sa porte lui firent tomber sa feuille des mains. Il prit une cocarde aux couleurs nationales et se mit à la frotter pieusement, occupation à laquelle il se livrait toujours dès que quelqu'un venait le voir.


Un homme recouvert d'un manteau entra. C'était l'abbé Baduel. Le clerc faillit s'évanouir en le reconnaissant. Un prêtre non assermenté, mis hors la loi, se présenter à pareille heure chez un paisible citoyen, c'était vouer à l'échafaud deux victimes au lieu d'une! Le pauvre oncle attribua l'émotion du jeune Baduel à un tout autre sentiment.

—Tu me croyais mort, s'écria-t-il; non, mon cher enfant, les monstres n'ont pas encore bu mon sang! me voici, j'ai pu enfin parvenir jusqu'à toi.

—Plus bas, mon Dieu plus bas! je vous en supplie, ou nous sommes perdus!

L'abbé raconta comment, depuis quinze jours, il couchait à la grâce de Dieu, tantôt dans une écurie, tantôt dans une église… Mais ce qui l'avait tourmenté le plus, c'était le désir de tranquilliser son neveu, dont il connaissait le caractère sensible et dévoué. Enfin, s'étant procuré à prix d'or des habits bourgeois, il s'aventurait ce soir-là dans les rues avant l'heure des patrouilles, et il accourait chez ce cher enfant, afin de le prier de lui rendre plusieurs services de la plus haute importance. D'abord il lui demandait asile.

Le clerc d'avoué montra sa couchette, étroite comme un cercueil. Il l'avait ainsi achetée en prévision d'une telle importunité. Tenace dans ses idées, l'abbé déclara se contenter d'une chaise. Aux objections de rhume, de courbature et d'insomnie, il répondit que ces maux étaient des douceurs comparativement à ceux qu'il avait endurés depuis un mois.

Du reste, Antoine Baduel ne comptait pas prolonger longtemps son séjour à Paris. Son départ dépendait de son neveu, car il le chargeait de lui avoir un passeport. A ce mot, il s'en fallut de peu que le jeune homme ne crût à une inconcevable raillerie. Lui qui n'osait pas approcher d'un bureau de diligences pour voir seulement arriver et partir les voitures de sa province, lui qui ne levait pas les yeux sur les passants afin de ne pas éprouver les glaciales sensations que lui causait un regard douteux, il irait solliciter un exploit de la municipalité, appeler sur lui l'attention de la police; autant valait se placer de suite dans la charrette du bourreau!

—Mon oncle, dit-il, je préfère vous avouer la vérité: moi aussi je suis enrayé par la vue du sang qui inonde les rues; moi aussi je désirerais abandonner cette ville, et j'accepterais un passeport avec joie, si je ne craignais que ce papier ne devînt une preuve de mon manque de confiance en ce gouvernement paternel!

L'abbé était loin de s'attendre à un pareil langage, car son neveu n'avait aucun motif de crainte. Sa fortune, plus que modeste, ne pouvait tenter un dénonciateur, et sa profession n'était pas de celles qui soulevaient les haines du peuple. Reconnaissant une poltronnerie dont le raisonnement n'eût pas triomphé, il se tut, et, ouvrant sa valise, il en retira ses rasoirs et sa savonnette, afin de se faire la barbe.

Mais des pas retentirent dans l'escalier. Baduel, sur un signe de son neveu, n'eut que le temps de se glisser derrière un rideau.—Bardol se présenta aux yeux égarés du jeune clerc.

Mieux valait que ce fût lui qu'un étranger, mais cependant il était sage de lui cacher autant que possible la présence d'un prêtre banni sous ce toit déjà suspect.

Bardol salua à peine son cousin, aveuglé qu'il fut par le scintillement d'un nécessaire en écaille, monté en or. Ce bijou dépendant du bagage de l'oncle, excita chez Bardol une admiration inquiétante. Il ne revenait pas de ce qu'un clerc d'avoué possédât un objet si merveilleusement travaillé. Il vit au fond une bourse assez ronde, pleine de louis, plus un portefeuille en satin blanc brodé d'or, passablement enflé d'assignats. L'examen minutieux de ces richesses lui inspira un soupçon qui prouvait jusqu'à un certain point sa mauvaise nature: il demanda à Baduel s'il n'était pas redevable de ce butin à quelque équipée contre un château. Puis, sur sa réponse tremblante et négative, remarquant la valise sous la table:

—Oh! fit-il, ça sent bien l'aristocrate ici!

Sans songer qu'il s'exposait à compromettre son neveu, l'abbé Baduel laissa tomber le rideau et s'avança, disant d'une voix calme:

—Bonsoir, Bardol.

Ce dernier sourit et tendit la main au prêtre, déclarant qu'il n'était nullement ce qu'on paraissait croire, et qu'on avait tort de se méfier de lui. Il n'allait au club de la section et ne se ménageait des connivences avec les plus forcenés patriotes qu'afin de mieux être à même de protéger ses amis et surtout ses parents. On s'était trop hâté de le juger; il demandait au moins qu'on lui donnât occasion d'agir: et pour commencer, si l'abbé, son cousin, avait besoin d'un homme de cœur, il se mettait entièrement à sa disposition.

Dans la situation où il se trouvait, Baduel ne pouvait guère choisir ses protecteurs. Bardol était d'un caractère entreprenant; il ne paraissait pas épouvanté par la tourmente révolutionnaire; ses relations avec l'élite des sans-culottes laissaient présumer qu'il lui serait facile d'obtenir un passeport. Le bon prêtre accepta ces offres, et même il lui fit entendre que s'il avait un logement moins exigu que celui de son neveu, il en prendrait volontiers sa part. Bardol se montra comblé de joie par cette dernière preuve de confiance, et, après avoir vanté la largeur de son lit et le bon air de sa table, il pria Baduel d'achever promptement sa barbe.

La tournure que prenait cette affaire rassura un peu le clerc d'avoué. Il commença à trembler moins fortement, et même enhardi par l'exemple de Bardol qui d'un seul coup gagnait dans l'esprit de l'oncle tout ce qu'il perdait, lui, il essaya de lutter de prévenance et d'audace, rappelant que c'était à lui d'abord que l'hospitalité avait été demandée et disant que quant au passeport, s'il ne pouvait rien tenter par son crédit personnel, il n'était pas impossible que son patron l'avoué ne hasardât une démarche.

L'abbé se hâta de répondre qu'il ne repoussait pas la main de l'un parce qu'il prenait le bras de l'autre. Le neveu n'en demandait pas davantage; il tenait à n'être pas effacé complétement; car il songeait à une petite fortune qu'Antoine Baduel, un jour ou l'autre, ne saurait à qui laisser.

Bardol emmena son hôte, toujours caché sous les plis du manteau et chargé de la valise. Il lui servit à souper et lui facilita un sommeil si tranquille que le bonhomme remercia Dieu d'avoir mis une oasis dans le désert de sa vie proscrite.

Mais manger et dormir n'avançaient pas d'une ligne ses projets. Il fit voir à Bardol les louis groupés dans la bourse en soie verte et les assignats du portefeuille blanc, lui expliquant qu'il n'avait consenti à se charger de ces biens terrestres que pour se rendre à Rome, où il comptait servir la messe de sa sainteté Pie VI.

Cet obligeant Bardol regardait la bourse et le portefeuille avec des yeux effrayants; peut-être était-il tellement imbu de principes républicains que l'or, ce fumier des aristocraties, soulevait de sourdes rumeurs en son âme austère.

Enfin, après huit jours d'attente, il dit à l'abbé que le soir même il aurait sûrement un passeport; donc, Antoine Baduel partirait le lendemain. Le clerc d'avoué se trouvait là quand cette bonne nouvelle fut apportée. Ils sortirent tous trois afin d'aller arrêter une place aux voitures de Rouen; mais sur les sages objections de Bardol, ils le laissèrent entrer seul au bureau des messageries. Il revint en disant:

—Vous partez demain, à cinq heures du matin.

Et il prit congé d'eux sous prétexte que ses affaires l'appelaient.

L'abbé fit ses préparatifs avec bonheur. Son neveu, voulant reconquérir une amitié, compromise peut-être par des craintes égoïstes, se signala en ce moment décisif par des soins touchants. Il remplit auprès de lui l'office de perruquier et lui mit les cheveux en queue afin de dissimuler davantage sa qualité de prêtre. Après quoi il lui dit de dormir en parfaite tranquillité, se chargeant de revenir à quatre heures le réveiller, ainsi que Bardol, qui n'était pas encore de retour, quoique la soirée fût fort avancée.

En effet, à l'heure dite, le neveu arriva, mais Bardol n'était pas rentré. Ils l'attendirent en proie à une impatience cruelle. Son insistance à demander un passeport l'avait-elle compromis? Etait-il arrêté et écroué déjà dans l'une de ces prisons d'où l'on ne sortait que pour aller à la mort? Le jour parut verdâtre aux fenêtres de la chambre. L'abbé priait, le clerc réfléchissait aux terribles conséquences que pouvait avoir l'arrestation de Bardol; on ne manquerait pas de le mêler à cette affaire, et il était fort possible qu'il payât de sa tête les faibles preuves de dévouement données à un prêtre.

A dix heures, le cousin si anxieusement attendu se montra. Il avait, disait-il, passé la nuit en pourparlers et en démarches pour obtenir le passeport. Il était certain de l'avoir le lendemain, à trois heures du matin. Ce contretemps ne retardait que d'un jour le départ de l'abbé. Bardol s'engagea à obtenir des contrôleurs des messageries un transport au lendemain de la place arrêtée.

Personne ne suspecta la véracité de ces détours. Seulement le clerc d'avoué se promit bien de se dégager le plus tôt possible de sa dangereuse situation. Cependant la physionomie de Bardol n'était pas celle d'un homme qui a couru toute la nuit: il s'en fallait de beaucoup.

Il fut convenu que l'abbé et lui partiraient à pied, avant le jour, car il était prudent, disait-il, d'éviter les patrouilles et d'aller attendre la voiture en dehors de la ville. En traversant le quartier Montmartre, il devait frapper chez un de ses amis, grand citoyen, trop soucieux des affaires publiques pour dormir après deux heures du matin, et cependant assez complaisant pour aventurer un passeport moyennant une faible indemnité.

Ces ruses et ces mensonges n'avaient qu'un but; décider l'abbé à se rendre de nuit dans les Champs-Elysées, où Bardol préméditait de l'assassiner. Il conseilla au neveu de renoncer au plaisir de les accompagner, sous prétexte qu'à pareille heure, par ces temps de méfiance extraordinaire, il fallait le moins possible troubler le silence des rues. Ce dernier ne demandait qu'un semblant de raison pour s'abstenir de cette sombre promenade; il embrassa l'abbé,—lequel l'engagea aussi à se résigner et lui donna naïvement deux assignats de cinq livres afin de le consoler d'une peine qu'il n'éprouvait certes pas.

La nuit était noire, et les réverbères balancés au vent trouaient à peine la masse des ténèbres en répandant leur rougeâtre lueur. On ne rencontrait plus, comme autrefois, ces viveurs attardés qui, au sortir de chez les danseuses, s'en allaient cassant les vitres et rossant le guet. Les héros de ces joyeux scandales étaient la plupart couchés maintenant sur un grabat d'exil ou sur la paille des prisons. S'il s'en trouvait un seul dans ces mêmes rues, il se faufilait, pâle et déguisé en savetier peut-être, il cherchait la barrière, et ce n'était pas pour y surprendre Tonton ou Joujou endormie dans sa délicieuse folie de Boulogne; c'était afin d'échapper aux brigands philanthropes qui ne voulaient plus qu'on portât le rouge au talon, mais au cou.

Bardol et l'abbé Baduel disparurent au sein de cet océan de ténèbres…

Le lendemain, dès les premières clartés du jour, des ouvriers de la pompe à feu de Chaillot, se rendant à leur travail, aperçurent une masse noire étendue sur le bord d'un fossé, sous une contre-allée des Champs-Elysées, vis-à-vis le bac des Invalides.

Ils s'approchèrent et reconnurent le cadavre d'un homme de cinquante ans, frappé de trois coups de couteau à la poitrine et, sans doute afin qu'il ne fût pas reconnu, la tête écrasée avec un marteau qu'on retrouva à quelque distance. Le meurtrier avait dû songer à enfouir son crime dans la Seine, ainsi que le prouvait une corde attachée aux pieds de la victime; mais troublé probablement par les voitures des maraîchers, il s'était enfui sans avoir pu prendre toutes ses précautions.

Les commissaires de la section des Champs-Elysées ayant examiné cette tête meurtrie, déclarèrent que c'était celle d'un abbé, ainsi que l'attestaient des vestiges de tonsure. Bientôt des échos bavards s'emparèrent de la nouvelle et la promenèrent par les rues de Paris.

Pierre Bardol sucrait son café au lait sur une charmante petite table d'acajou, dans la chambre de la citoyenne Eléonore, qui, en déshabillé blanc, donnait des gimblettes à son carlin. Il devisait joyeusement sur l'inconstance des femmes et sur la versatilité de toutes choses humaines. De la poche de son habit tomba un petit portefeuille en satin blanc brodé d'or, et ce petit portefeuille s'entr'ouvrant, il en sortit des assignats qui s'éparpillèrent comme un jeu de cartes sur le parquet.

—Oh! dit Eléonore, je ne vous connaissais pas un portefeuille si riche!

—Vous l'avez vu en ma possession il y a plus d'un an, ma chère. Seulement je ne m'en sers pas tous les jours, craignant de l'user. Il m'a été donné par une religieuse de mon pays, qui l'avait brodé à mon intention.

—Mais ce n'est pas elle qui l'a si abondamment garni d'assignats?

—Me prenez-vous pour un gueux? dit Bardol en retirant de sa poche une bourse en soie verte au fond de laquelle sonnèrent des louis; ne m'avez-vous jamais vu non plus sans ma belle bourse?

En ce moment le jockey de Mlle Eléonore—cette demoiselle avait un jockey—entra pour demander s'il ne fallait pas promener le carlin.

—Dieu! s'écria le Crésus-Bardol, votre jockey est pitoyablement habillé! Qu'il vienne donc chez moi, je lui donnerai des nippes, à passer pour un ci-devant…

Mlle Eléonore accepta pour son valet et son valet accepta pour lui-même avec empressement. Bardol acheva de savourer son café au lait, après quoi s'étant miré dans une glace afin d'arranger le nœud de sa cravate, il se récria sur le négligé de sa barbe. Cela ne l'empêcha point de baiser la main de la citoyenne, quand il sortit de chez elle avec le jockey, maigre personnage qui avait nom Louis Charmet.

Passant rue Bourbon-Villeneuve devant la boutique d'un perruquier, il dit au jeune drôle d'y entrer avec lui.—Le barbier et son aide prodiguaient les grâces de leur savonnette à deux clients, tandis que d'autres attendaient leur tour en s'entretenant des nouvelles. C'étaient de bons commerçants du quartier, très-effrayés au fond de l'âme, car les affaires languissaient horriblement depuis que l'esprit révolutionnaire tourmentait la nation; mais ils s'efforçaient tous de paraître fort gais, afin que leur tristesse ne fût pas interprétée comme l'expression de leur pensée politique. On devenait si bien suspect alors pour s'être montré sans un sourire sur ses lèvres ou sans une parole de colère, suivant que les ennemis du peuple étaient écrasés ou épargnés! Ceux qui ne pouvaient s'adonner à une gaîté factice, en étaient réduits à une fausse fureur, continuellement excitée par les prétendues menées de la réaction. Annonçait-on que deux ou trois royalistes venaient d'être exécutés, ils juraient et levaient le poing en demandant pourquoi on n'en avait pas guillotiné soixante-douze; racontait-on les détails d'une victoire remportée par l'armée des frontières, les généraux étaient des scélérats qui trouvaient moyen de trahir, même en accomplissant tous leurs devoirs. Parmi ces pauvres bourgeois obligés de jouer le rôle de furieux, il y en avait chez qui l'habitude devenait si bien une seconde nature, que leur femme et leurs enfants étaient tout surpris de voir un beau jour cette comédie transformée en réalité. L'honnête homme, à force de hurler avec les loups, devenait loup lui-même, et il dévorait aussi férocement que les autres.

De ces fausses fureurs opposées à de faux contentements naissaient souvent des querelles qui ensanglantaient les rues et les boutiques. En ce moment, c'étaient des rieurs qui bavardaient chez le perruquier.

—Avez-vous entendu raconter, disait un grand benêt à tête de veau, la pénurie de la famille Capet au Temple?

—Elle est dans la pénurie; oh! c'est très-bien! c'est très-drôle! firent deux ou trois voix.

—Ces gens-là, n'ayant pas eu le temps de faire leurs paquets aux Tuileries, ne possèdent ni linge ni souliers; et, d'après ce qu'on dit, le tyran a la même chemise depuis quinze jours, encore n'est-ce pas à lui.

—Ah! ah! hi! hi!

On eût juré un troupeau de dindons se mettant à glousser en chœur. Bardol et le diaphane Louis Charmet ne manquaient point de faire leur partie dans ce concert.

Puis, comme cela devenait fade, on se mit à parler des mines piteuses des derniers condamnés à mort. Tandis que cette agréable causerie égayait la boutique, les barbes à faire succédaient aux barbes faites. Le tour de Bardol étant arrivé, il se plaça sur le fauteuil et livra son menton à l'inondation préalable d'une mousse blanche.

Un nouveau bavard ayant pris rang dans le cercle, se frotta les mains en disant d'un air guilleret:

—On a assassiné un abbé cette nuit, un abbé déguisé; bien certainement c'était un insermenté.

—Oh! qu'on a bien fait d'éviter cette besogne à Sanson, dit un boucher au tablier sanglant.

—Mais on l'a assassiné pour le voler, on a reconnu qu'il avait été fouillé; ses poches étaient retournées à l'envers, et sur le sable se trouvait l'empreinte d'une valise.

Le boucher n'osa pas dire ce qu'il pensait peut-être: que tuer un conspirateur pour le voler ensuite, c'était agir selon les bons principes.

Bardol, qui avait entendu des deux oreilles, fit un mouvement sur son fauteuil et pria le barbier de ne pas appuyer la main sur sa gorge, car il suffoquait.

—En quel endroit a-t-on commis ce meurtre? demanda le garçon de boutique.

Aux Champs-Elysées, répondit le colporteur de nouvelles en se frottant toujours les mains.

—Et aucune patrouille n'est accourue aux cris de l'abbé?

—Les patrouilles ont à surveiller l'intérieur de la ville; elles ne vont pas jusqu'aux promenades désertes. Néanmoins, on est sur les traces de l'assassin.

Ces derniers mots firent tressaillir Bardol comme si on lui eût mis de la glace dans le dos.

—Qu'as-tu donc, citoyen? lui demanda le barbier, impatienté.

—Ta serviette m'étrangle, tu l'as trop serrée autour de mon cou.

—Allons… tiens… ça va-t-il mieux? respire donc! on dirait que tu t'évanouis!

—Ta serviette me gêne moins; rase-moi.

Le perruquier poursuivit son œuvre, mais arrêté à tout moment par l'agitation de Bardol, il s'écria en ricanant:

—Ah! comme on te coupera le cou avant qu'il soit peu!

—A moi! fit celui-ci, devenant livide.

—Oui, à toi.

—Mais pourquoi?

—Dam! parce que, quand on te rase, tu remues sans cesse. Oh! oh! voyez donc comme je lui ai fait peur au moyen de ma petite allusion! ajouta le barbier en riant aux éclats.

—Apprends que je n'ai jamais eu peur, dit Bardol.

—C'est pour cela que tu trembles; enfin, laisse-moi au moins achever ta joue gauche.

Ce ne fut pas sans attaquer légèrement l'épiderme qu'il put terminer son opération.

Les clients parlaient toujours de l'abbé assassiné, et, si cette conversation mettait Bardol à la torture, elle intéressait le jeune jockey Louis Charmet. En ce temps-là, on était tellement accoutumé à entendre raconter des crimes politiques, qu'un assassinat commis la nuit sur la personne d'un abbé déguisé offrait une diversion d'un puissant intérêt. Enfin, Bardol s'élança hors de cette maudite boutique, et Louis Charmet le suivit.

Le grand air dissipa son émotion si complétement, qu'il se prit à rire de ses frayeurs, se disant que, malgré les bavardages qu'il venait d'entendre, personne ne savait ni le nom du prêtre, ni celui de son meurtrier. Il lui avait écrasé le visage de façon à le défigurer, et, du reste, un très-petit nombre de citoyens de Paris connaissaient l'ex-supérieur de la communauté de Sainte-Barbe. La police n'avait aucun intérêt à rechercher l'identité de la victime; un prêtre non assermenté (le déguisement de celui-ci indiquait sa situation vis-à-vis de la loi) était voué naturellement au massacre. Bardol se rassura donc, subissant à son insu cette loi providentielle qui veut que le criminel se confie à une fausse sécurité, comme le serpent repu s'endort sur le bord du chemin. Mais sa sérénité ne fut pas de longue durée.

Rentrant chez lui avec le jockey de Mlle Eléonore, il dit à ce jeune homme de s'asseoir, tandis qu'il faisait un paquet de vieilles hardes. Ce Louis Charmet, curieux comme un chien de race, examinait tout dans la chambre. Il aperçut une valise sous un rideau; il s'en approcha.

—Vous avez une valise, vous, comme l'abbé assassiné, fit-il observer.

Bardol, troublé, feignit de n'avoir pas entendu. Louis Charmet regarda cet objet, le tourna et le retourna, jusqu'à ce que Bardol lui dît enfin:

—Ne te gêne pas, mon garçon, tu es sans doute chez toi, ici?

—C'est que je remarquais des grains de sable sur votre valise.

—Tu es un bélître, tu ne sais ce que tu dis, murmura Bardol en se détournant.

Louis Charmet n'avait encore aucun soupçon; mais il se formait dans son intelligence de vagues conjectures, qu'un rien pouvait changer en certitudes.

En ce moment le cousin, clerc d'avoué, entra discrètement et sans voir le jockey, qui avait fini par s'asseoir humblement dans un coin obscur:

—Eh bien! Bardol, dit-il à voix basse, avez-vous trouvé la voiture à la barrière, cette nuit?

Le diable se plaisait à inquiéter ce coquin. Etait-ce le feu infernal qui le brûlait déjà? A chaque instant on lui causait des sensations de damné. Il ne put imposer silence au clerc, car le regard du jockey pesait sur lui.

—Tout s'est fort bien passé, hasarda-t-il, espérant en finir par ce mot.

—La valise pesait beaucoup, n'est-ce pas? elle a dû te fatiguer énormément?

—Pas tant… que tu crois… balbutia-t-il.

—Il est vrai qu'en passant dans les Champs-Elysées, vous avez pu vous reposer tous deux. Il ne s'y trouvait personne à pareille heure?

Le clerc remarqua enfin le bouleversement de Bardol, dont les yeux demeuraient fixés sur le coin de la chambre où stationnaient deux oreilles étrangères. Machinalement il dirigea son regard timide vers le point indiqué. En apercevant le jockey, il eut un frémissement, comme s'il eût vu la guillotine tendant vers lui ses bras rouges. Ce frémissement fut interprété par Louis Charmet dans le sens des faits et des paroles qui venaient de le frapper. Il crut, à compter de ce moment, que Bardol était l'assassin de l'abbé, d'autant qu'il était certain que la valise découverte sous un rideau avait été portée aux Champs-Elysées pendant la nuit.

Le jeune Baduel attribua à sa légèreté l'effroi de Bardol. Il crut avoir dénoncé son oncle, son cousin, s'être livré lui-même. La terre lui manquait sous les pieds.

—Tiens! Voici tes hardes, va-t'en; dit Bardol à Louis Charmet en lui jetant un paquet.

Le jockey, après l'avoir remercié, mit les objets sous son bras et partit. Mais afin de s'acquitter immédiatement, sans doute, il parla au concierge et lui adressa plusieurs questions très-précises, auxquelles ce dernier répondit, d'une manière satisfaisante, il faut croire, car Louis Charmet s'esquiva promptement pour aller raconter ses grandes découvertes à la citoyenne Eléonore…

—Ah! Seigneur, qu'ai-je fait? Je suis donc sourd et aveugle! Quoi, je ne m'apercevais pas de tes signes, mon cher Bardol! nous sommes perdus, n'est-ce pas? ce petit scélérat va nous dénoncer comme ayant protégé une évasion nocturne; mon oncle, toi et moi, nous allons être condamnés à mort. Oh! je savais bien que mes jours finiraient ainsi!

Telles étaient les lamentations de Baduel neveu, resté seul avec Bardol.

—Tu es une brute! Il lui répondit ce dernier.

—Je serai cause de votre malheur et du mien. J'en suis au désespoir. Mais aussi, pourquoi introduire chez toi des gens de cette espèce, sans me prévenir, sans me les montrer? Je suis myope, tu sais bien que je suis myope!—Tiens! Bardol, notre oncle a donc oublié sa tabatière en or!… la voici sur cette table.

—Oh! fit Bardol, c'est vrai; ce pauvre homme, comment a-t-il pu l'oublier?

—Et ces ciseaux? Ce sont ceux avec lesquels il se faisait les ongles. Il les a laissés sur la cheminée.

—C'est bien extraordinaire, dit Bardol, ramassant ces objets et se mordant les lèvres.

—Encore ses lunettes? s'écria le clerc, étonné… Mais que signifie?…

—Il était si inquiet… Il n'avait pas la tête à lui quand nous avons quitté cette chambre.

—Cette valise n'est-elle pas la sienne? dit le clerc d'avoué, continuant ses perquisitions. Bardol, explique-moi ce mystère. Notre oncle est-il parti, oui ou non?

—Il est parti, certainement; mais il m'a prié de lui garder ses bagages, que je dois lui expédier par une prochaine occasion.

Ces étranges explications, faites d'une voix mal assurée, plongèrent Baduel dans un océan de doutes. Réduit à des suppositions, il s'y perdit complétement; et son épouvante, déjà grande, atteignit bientôt une force incommensurable. Il demeura muet pendant un instant; puis, sans dire un mot d'adieu à son cousin, il partit, espérant par une fuite prompte échapper aux vertiges qui s'emparaient de lui.—Dans la rue, il entendit crier les nouvelles; des gosiers fêlés, avinés, rauques, hurlaient à assourdir les passant: «Voici les détails d'un assassinat commis cette nuit aux Champs-Elysées sur la personne d'un abbé!» Ces paroles répétées, commentées par des groupes d'oisifs et de beaux parleurs, lui laissèrent entrevoir la vérité sanglante. Il courait ahuri, chancelant, comme s'il eût été coupable de ce crime.

Cependant Louis Charmet ayant communiqué ses impressions à la citoyenne Eléonore, celle-ci en fit part à un des agents de police avec lesquels elle était en relation. Aussitôt on se transporta au domicile de Pierre Bardol et on l'arrêta. Il eut beau dire aux commissaires qu'ils étaient les instruments innocents d'une trame royaliste dirigée contre lui; il eut beau invoquer sa vie de commerçant irréprochable et l'amitié des patriotes les plus ardents de sa section, on l'écroua à la Conciergerie.

La justice eut bientôt instruit son affaire; il s'assit sur le terrible banc le 10 octobre.

Le Tribunal, sans se l'avouer, était heureux d'avoir à juger un véritable criminel. L'accusateur public et le président avaient déjeuné avec plus d'appétit ce jour-là. Et ils marmottaient certain bon discours qu'ils brûlaient de prononcer depuis un mois, et qu'ils avaient retenu captif au fond de leur mémoire, faute d'une occasion. Enfin on pouvait le hasarder en cette circonstance.

Bardol parut vert et jaune, tant il ressentait vivement la puissance de ses ennemis politiques en ce moment. Son cousin Baduel,—cité en qualité de témoin, ainsi que la citoyenne Eléonore, Louis Charmet et d'autres,—avait une mine tout aussi pendable, car la peur rongeait son âme innocente, et nul ne ressemble autant à un coupable que l'homme qui craint d'être interrogé.

L'acte d'accusation, formulé absolument comme notre récit, sauf nos observations personnelles, souleva à la fois le mépris et l'indignation de Bardol. Il demanda la parole, afin que les juges connussent bien l'homme qu'on avait l'audace de traîner devant eux. Nous citons textuellement:—«Je suis un citoyen des plus irréprochables, s'écria-t-il avec animation, et l'un des plus chauds partisans de la Révolution. Mes antécédents sont dignes d'éloges; j'ai pour amis et pour protecteurs des sommités politiques prêtes à répondre de ma vie et de mes opinions. Plusieurs fois M. de Lafayette, pendant son séjour à Saint-Flour, où je demeurais alors, m'a fait l'honneur de s'asseoir à ma table. En 1790, j'ai été délégué par mes concitoyens à la fête de la fédération. A Paris, comme en Auvergne, M. de Lafayette m'invita à manger sa soupe très-souvent. Et savez-vous comment il me recevait, ce ci-devant général? Il quittait tout le monde, il interrompait sa conversation avec des ministres, afin de venir me prendre la main. Et il n'y avait pas que lui qui m'estimât, à sa table. Je fis connaissance de M. l'abbé Fauchet et de M. l'abbé Verron, le député. Le premier, quand il fut nommé évêque du Calvados, n'ayant pas un rouge liard pour se rendre à son poste, m'emprunta deux mille écus; le second me doit six cents livres, et encore je ne compte ni à l'un ni à l'autre les intérêts! Voilà qui je suis, citoyens. Et c'est moi qu'on a chargé d'un crime abominable. Cette odieuse imputation ne vous prouvera que l'audace de mes ennemis, qui me persécutent parce que je ne transige pas avec le royalisme et la contre-révolution. Qu'ils se présentent, les scélérats; ce sont eux que vous condamnerez!…»

Le commissaire national interrompit ce discours en disant qu'il fallait écouter l'accusation avant la défense. Bardol, essoufflé, reprit place sur son banc.

L'infortuné clerc, Baduel, fut interrogé le premier. Il s'évanouit deux fois. On attribua sa faiblesse à son attachement pour son oncle et à l'horreur que lui inspirait le crime. Le président en prit occasion de lui dire en langage à fleurs: «Continue, jeune homme, à fermer ton âme aux mauvais penchants et à frémir de terreur dès que le génie du mal accomplit ses forfaits, même loin de toi!» Les deux assignats de cinq livres que lui avait donnés son oncle furent confrontés avec ceux que contenait le portefeuille en satin blanc saisi sur Bardol. On reconnut par leur numéro et leur lettre qu'ils étaient de la même série. Quant à la tabatière en or et aux autres objets, Pierre Bardol persista à dire que l'abbé les avait oubliés chez lui.

Louis Charmet et la citoyenne Eléonore n'éclairèrent pas moins la religion des juges. Mais ce furent les témoins à décharge, cités à la requête de Bardol, qui finirent de l'accabler très-involontairement.

Un certain Goutier, homme de loi,—le bourreau se disait homme de loi, alors,—éleva la voix afin de vanter les vertus et le civisme de son ami Bardol. Le commissaire national, convaincu de la mauvaise foi de ce panégyriste, requit qu'il fût transféré en la chambre du conseil, afin d'y être fouillé en présence du citoyen Dubail-Coffinhal, l'un des juges du tribunal, et du citoyen Gobert, le défenseur.

Cette inspection, minutieusement opérée, procura la saisie de diverses lettres écrites de la main de l'accusé; et adressées à ses témoins, afin de leur apprendre en quels termes ils devaient déposer.

Une dernière circonstance asséna le dernier coup sur la tête encore audacieuse de ce malheureux. Une montre en or, portant le nom de Sauvage, horloger, avait été trouvée sur lui; on supposa qu'elle appartenait à l'abbé Baduel. Il jura l'avoir achetée depuis deux ans à un juif étranger. Mais le registre de Sauvage ayant été vérifié, on y lut, à une date peu reculée, la mention de vente de cette montre au directeur de Sainte-Barbe.

Il n'eut plus la force de parler; ses lèvres n'articulaient pas; une pâleur livide lui couvrait le visage.

L'accusateur public se leva, et de sa voix la plus retentissante, il résuma tous les témoignages, toutes les preuves. Il termina son réquisitoire par ces mots:

«—S'il est des hommes qui ne veulent pas croire à une Providence, qu'ils viennent à la terrible école qui s'ouvre ici sous nos yeux, qu'ils étudient tous les faits de cette affaire, qu'ils voient tous les ressorts de l'esprit humain tendus pour consommer le crime, le coupable réussir, et se déclarer ensuite par les indices les plus grossiers. A peine l'assassinat est-il commis, en effet, que l'assassin agité, poursuivi par les remords, sentant pour ainsi dire son supplice commencer, l'œil inquiet, l'esprit bourrelé, ne fait plus qu'enfanter mille projets qui se croisent, qui se détruisent (ô faconde insipide!); il ne peut obtenir de repos; ce signe de réprobation qui marqua le premier coupable semble empreint sur son front, comme l'agitation et l'égarement sont dans son cœur. Ce bruit qui se répand dans la ville, cette nouvelle du meurtre qui le poursuit partout, qui retentit sans cesse à ses oreilles, lui donne un esprit de vertige; un enfant l'accompagne, il ne fait que lui parler de cet homme assassiné qui a les pieds liés d'une corde; il en parle sans cesse, la consternation est peinte sur son visage, etc., etc.»

Les questions ayant été posées, et les jurés ayant déclaré Bardol convaincu d'avoir assassiné Baduel, le Tribunal le condamna à la peine de mort.

En proie à un affaissement horrible, haletant comme un moribond, il n'échappa point au pathos du président.

«—Homme (homme est superbe!) désormais effacé par la loi du nombre des vivants, chez un peuple libre, dont la loyauté fut toujours le partage, même avant qu'il eût brisé ses fers, tu as oublié les douceurs de l'hospitalité, tu as méprisé les liens du sang, tu as méconnu les droits sacrés de l'amitié; que dis-je?… tu as donné la mort à ton allié, à l'être faible qui s'était mis sous ta protection. Ecoute sans pâlir la peine de ton crime; veux-tu mériter les regrets de tes pairs qui t'ont jugé, de la loi qui t'a condamné? Veux-tu exciter la compassion dans l'âme de tes juges? Couronne ton trépas par une action noble et généreuse. Tu ne penses pas, sans doute, que l'opinion publique te croie seul l'auteur et l'instrument de la mort du sieur Baduel; eh bien! élève-toi à la hauteur du républicain: rends avant de mourir un dernier service à ta patrie, fais-lui connaître tes complices. En emportant leurs noms au tombeau, tu laisses à ton pays des monstres qu'il doit vomir; en faisant une dénonciation salutaire, tu marqueras ta mort par un acte de patriotisme; ton âme, dégagée d'un poids qui doit l'accabler, s'élèvera à sa véritable hauteur; elle ne s'occupera plus, à l'instant de se séparer de ton corps, de l'appareil du supplice, mais elle se confondra dans les douces jouissances du bonheur qui suit toujours un acte de vertu

Ses complices?… Bardol ne sut ce qu'on voulait lui dire; il regarda stupidement ses juges et ne répondit rien. Quelques heures après, revêtu de la chemise rouge des assassins, on le conduisit à l'échafaud, et là, un vent d'acier lui sépara l'âme du corps, selon l'énergique expression d'un vieux chroniqueur.

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