Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire
VIII.
BACKMANN, MAJOR-GÉNÉRAL DES SUISSES.—ON
VOIT COMMENCER LES MASSACRES DE
SEPTEMBRE.
Il est à remarquer que ce Tribunal populaire, institué surtout pour juger les Suisses, n'en avait encore jugé aucun depuis son installation; Backmann fut le premier qui vint s'asseoir sur ses bancs; ce fut aussi le dernier; on trouva plus commode et plus expéditif d'égorger ceux qui restaient,—dans ces épouvantables journées des 2, 3, 4 et 5 septembre où nous allons entrer.
Interrogé sur ses nom, prénoms, âge et lieu de domicile, il répondit:—Je m'appelle Jacques-Joseph-Antoine Léger-Backmann; je suis né en Suisse, dans le canton de Glaris; je suis âgé de cinquante-neuf ans; je sers depuis mon jeune âge, et je demeure ordinairement à Paris, rue Verte, faubourg Saint-Honoré.
LE PRÉSIDENT.—Vous allez entendre la lecture de l'acte d'accusation dressé contre vous.
Réal se leva alors, et de cette voix un peu aigre qu'on lui connaissait, il accusa Backmann d'avoir usé de son influence auprès de ses soldats pour les engager à tirer sur le peuple, et particulièrement sur les citoyens armés de piques. Il le représenta comme un homme ayant toujours manifesté des principes contraires à la Révolution, et il ajouta,—car l'accusation d'avoir repoussé la force par la force eût été ridicule,—qu'on le soupçonnait violemment (textuel) d'avoir ordonné le feu qui avait été exécuté dans les escaliers du château.
En terminant, Réal annonça que Backmann et les autres Suisses qui étaient entre les mains de la justice, avaient fait une protestation par laquelle ils déclinaient la juridiction du Tribunal, prétendant qu'ils ne devaient être jugés que par leur nation.—Cette difficulté occupa les juges pendant quelques instants.—Le commissaire national était d'avis de passer outre; mais Julienne, défenseur officieux, fit observer avec raison qu'il était de la loyauté du peuple français d'en référer à l'Assemblée nationale, «attendu, dit-il, qu'en ce moment les Français qui voyagent en Suisse sont peut-être retenus comme otages et le seront sans doute jusqu'au moment où l'on aura appris le résultat de ce qui se passe à Paris.»
Le Tribunal se fût probablement rendu à cette excellente observation, sans une lettre de Danton qui arriva sur ces entrefaites,—lettre autocratique et portant en substance: «Qu'il y avait lieu de croire que le peuple, dont les droits avaient été si longtemps méconnus, ne serait plus dans le cas de se faire justice lui-même, devant l'attendre de ses représentants et de ses juges.» C'était de la menace et de la compression; cela voulait dire: Hâtez-vous, sinon nous ferons faire votre besogne par le peuple! cela annonçait enfin les massacres de septembre.
Cette lettre décida le Tribunal, qui, pour la forme seulement, se retira en la chambre du conseil pour délibérer, et conclut en se déclarant compétent.
L'interrogatoire fut insignifiant, et il ne fut pas difficile à Backmann d'y répondre d'une manière précise et sensée.
—Depuis quelque temps, dit le président, les Suisses, accoutumés autrefois à une discipline exacte, paraissaient abandonnés à eux-mêmes; ils fréquentaient les cabarets de la rue St-Nicaise et de la rue de Rohan, se tenant ordinairement sous le bras et pris de boisson, au grand scandale des citoyens voisins.
—J'ai fait, répondit Backmann, tout ce qui dépendait de moi pour maintenir l'ordre; il y avait des têtes qui n'étaient pas saines, ce n'est pas ma faute.
LE PRÉSIDENT.—N'avez-vous pas, dans la nuit du 9 au 10, fait verser de la poudre à canon dans l'eau-de-vie qui fut distribuée à vos soldats?
BACKMANN.—C'est une calomnie et une absurdité.
Depuis quelques heures, un bruit inusité se faisait entendre autour du Tribunal. Les juges n'en paraissaient pas émus. Ce bruit croissait à chaque instant et laissait deviner une foule furieuse. Les juges demeuraient assis sur leurs siéges; seul, l'auditoire avait vidé la salle dès les premières rumeurs. Bientôt des cris déchirants partirent de la cour et des prisons de la Conciergerie. Les juges devinrent un peu plus pâles, mais l'interrogatoire continua; il continua pendant une heure de cet horrible tumulte fait de supplications, de blasphêmes, de portes enfoncées, de sanglots et de râles. Une telle scène ne manquait pas de majesté sinistre. Tout-à-coup, un grand nombre de gens armés se précipitent dans l'enceinte du Tribunal.—C'est le jour des vengeances du peuple! s'écrient-ils; livrez-nous l'accusé! livrez-nous Backmann!
C'était le jour des vengeances du peuple, en effet. Le peuple venait de massacrer une vingtaine de détenus, dont les cadavres gisaient dans la cour du Palais-de-Justice; maintenant, c'était dans la salle même du tribunal qu'il venait réclamer sa proie. On a toujours supposé avec raison que cette démarche avait été conseillée par les ordonnateurs de Septembre, qui craignaient sans doute que les juges n'eussent pas le courage de condamner Backmann.
L'apparition de ces hommes inondés de sang jeta l'effroi dans l'âme des soldats suisses, qu'on avait fait sortir de la Conciergerie pour déposer dans le procès de leur major. Ils se tapirent dans tous les coins, se blottirent sous les bancs, derrière les juges et les jurés. Backmann seul conserva le plus grand sang-froid: aucune altération ne parut sur son visage; il devait cependant être fatigué, car depuis trente-six heures que durait l'audience il n'avait pris aucun repos. Il descendit avec calme de son fauteuil et s'avança jusqu'à la barre, comme pour dire aux assassins qui le réclamaient:—Me voilà! vous pouvez me frapper. Ce courage les impressionna. Le président profita de ce moment d'hésitation pour les exhorter à respecter la loi et l'accusé placé sous son glaive. La foule l'écouta en silence, et lorsqu'il eut fini, elle sortit sans insister[9].
[9] Voir à la fin du volume le récit de l'accusation Réal.
Backmann remonta sur son fauteuil, les Suisses relevèrent la tête et puis le corps, l'ordre se rétablit autant qu'il pouvait se rétablir. Mais le major s'aperçut bientôt que cet incident avait eu l'effet qu'on avait désiré, celui d'accélérer la procédure et de forcer par la terreur le jury à sacrifier une nouvelle victime. Déclaré coupable sur tous les points, Backmann entendit prononcer sa sentence au bruit des massacres qui recommençaient au dehors. La charrette de l'exécuteur l'attendait à la porte. Il ne sortit du Tribunal que pour aller à l'échafaud.—Ma mort sera vengée! dit-il en s'adressant au peuple. Backmann était enveloppé de son grand manteau rouge, brodé d'or.
Cette hâtive besogne terminée, les membres du Tribunal se séparèrent en désordre; leur office devenait tout à fait inutile, du moins pour le moment. Il était petit jour, et c'était l'aurore du 3 septembre qui venait de luire. D'ailleurs, aux guichets des principales prisons, d'autres tribunaux venaient de s'installer, et ceux-ci s'appelaient les Tribunaux souverains du peuple!