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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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IV.
LE TRIBUNAL REDOUTABLE.

Il y avait alors, dans la rue Culture-Sainte-Catherine, un théâtre obscur ayant nom: Théâtre du Marais, et dans l'entreprise duquel Beaumarchais était, dit-on, fortement intéressé. Le théâtre du Marais, bien que le fond de son répertoire reposât sur les pièces de Beaumarchais lui-même, faisait cependant quelquefois des excursions dans le domaine de l'actualité politique: il avait déjà donné une tragédie de Souriguière, intitulée: Artémidor ou le roi citoyen, tragédie franchement monarchique, où Louis XVI était peint sous les plus favorables couleurs. Il crut pouvoir persévérer dans cette voie et, quelque temps après, il représenta, sous le titre du Tribunal redoutable, ou suite de Robert, chef de brigands, un drame qui eut le pouvoir de mettre en rumeur le ban et l'arrière-ban des sans-culottes.

«On attribue cette pièce à Lamartellière, mais les principes n'en peuvent appartenir qu'à Beaumarchais,» disent les Révolutions de Paris.

Au premier acte, le rideau se levait sur une séance du tribunal, présidé par le brigand Robert; premier grief, allusion irritante, sinon mal fondée. Au troisième acte, on voyait une tour dessinée sur le modèle de celle du Temple, et dans laquelle gémissait une intéressante princesse. Du reste, la contexture de la pièce n'avait pas d'autre rapport que cela avec les événements à l'ordre du jour; ce qui n'empêcha pas Prudhomme de dénoncer le Tribunal redoutable comme anti-révolutionnaire et constitutionnel dans toute la force du terme. Les expressions dont il se sert sont trop réjouissantes pour que je veuille en priver mes lecteurs: «Cet ouvrage, dit-il, est bardé de maximes sur les vertus d'un bon roi; il n'est pas de sentences sur le bonheur de posséder un monarque vertueux qui ne soient pillées dans le ci-devant beau livre de Télémaque; aujourd'hui si vieilli, depuis que la journée du 10 août a prouvé que tous les rois, indistinctement, sont des fléaux sur la terre.» Je ne sais quelle rancune garde le citoyen Prudhomme à l'auteur du Mariage de Figaro, mais son nom seul le fait entrer en convulsions; il est furieux de ses succès, il est particulièrement jaloux de sa fortune; sangsue gorgée, spéculateur vorace, vampire, telles sont les moindres épithètes dont il l'accable. Plus tard, quand il apprend que Beaumarchais est décrété d'accusation, il laisse exhaler des cris de joie et ne regrette qu'une chose, c'est que la Convention ait peut-être manqué de prudence en n'envoyant pas sur-le-champ un gendarme s'assurer de sa personne. Enfin, il pousse l'odieux jusque dans ses dernières limites, lorsqu'après avoir annoncé qu'il ne s'en était fallu que de six heures que Beaumarchais ne subît à l'Abbaye le sort de tant de victimes, il s'écrie: «Que de gens se réconcilieraient avec une providence présidant aux choses de ce bas monde, s'ils voyaient Caron de Beaumarchais n'échapper à la justice du peuple que pour tomber sous le glaive de la loi!»

Vous êtes trop libraire, monsieur Prudhomme.

Mais revenons au Tribunal redoutable. A la troisième représentation de cette pièce, Gonchon, cet excentrique orateur du faubourg Saint-Antoine, se leva du milieu du parterre et interpella vivement les acteurs, selon ses habitudes. Hué par les spectateurs en masse, il s'écria en homme du 10 août:—Le premier qui m'attaque trouvera la mort! Il se rendit ensuite auprès du directeur et lui signifia, dans des termes qui jamais ne souillèrent la bouche des Gracques, que s'il redonnait ce drame, il se faisait fort, lui, Gonchon, d'amener le faubourg de Gloire tout entier, pour briser les banquettes du théâtre. L'affaire alla jusqu'au club des Jacobins; et le comité de surveillance fit à son tour mander le directeur pour l'avertir qu'il aurait à répondre des événements s'il se hasardait à rejouer le Tribunal redoutable,—ce qui équivalait à une interdiction absolue.

Ce n'était pas chose aisée que de faire plier Beaumarchais, l'homme qui avait le mieux tenu tête à la noblesse et au Parlement. Placé devant l'ultimatum du peuple, il ne se soumit qu'à moitié. Le Tribunal redoutable disparut bien, mais ce fut pour faire place, trois ou quatre jours ensuite, à Robert le républicain, qui était absolument la même pièce, à quelques changements près. La rage de Prudhomme s'exhala sur tous les tons. «Le théâtre du Marais, dit-il, vient de donner un exemple de ce que la cupidité et l'opiniâtreté ont de plus frappant. Le lecteur se rappelle sans doute ce que nous avons dit sur le Tribunal redoutable; eh bien! malgré nos réclamations et celles d'un parterre intègre, ce théâtre n'a pas voulu perdre ses frais de costumes et de décorations. Renonçant au système liberticide qui avait présidé à la conception de cet ouvrage, il a fait refaire à neuf tout l'édifice, ou pour mieux dire l'a replâtré. L'auteur, pour justifier le titre de républicain donné à son Robert, lui fait fonder une république dont il est le chef; comme si pour changer de titre, l'Etat n'en était pas moins régi par le pouvoir toujours arbitraire d'un seul.»

Quoi qu'il en soit, chef de brigand ou républicain, Robert, malgré les fureurs des journaux, n'en attira pas moins le public;—et le courroux de Gonchon, satisfait par cette concession apparente, s'apaisa, comme sous une tiède brise du Midi s'apaise une mer agitée.

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