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Histoire anecdotique du tribunal révolutionnaire

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III.
TROISIÈME EXÉCUTION.—LE JOURNALISTE DE ROZOY.

De Rozoy est le premier homme de lettres que l'on ait condamné à mort pour ses écrits. Il ouvre la marche des nombreux journalistes bâillonnés par un gouvernement soi-disant libre et qui voulait toutes les libertés,—excepté cependant la liberté de la presse, la liberté de la parole, la liberté de l'opinion et quelques autres libertés.

De Rozoy, tour à tour rédacteur de l'Ami du Roi et de la Gazette de Paris, avait mérité le surnom de Stentor de la royauté. La véhémence de son style, l'éclat ardent de sa conviction, la témérité de sa polémique, avaient fait de lui le premier champion de la cour. Les Jacobins le haïssaient et le redoutaient d'autant plus qu'il leur avait dérobé leurs propres armes afin de mieux les combattre, c'est-à-dire leurs formes acerbes, leurs propos violents et leur tactique de déconsidération personnelle. Il attaquait corps à corps ses adversaires, et, après une lutte sanglante, il ne leur laissait pas même un haillon d'honneur ou de probité pour se couvrir. C'était un maître journaliste, d'ailleurs, qui regardait la dignité comme frivole en ce temps de guerre civile, et qui ne voulait pas laisser aux feuilles des sans-culottes le privilége de l'impertinence. Il jugeait que l'heure des civilités de Fontenoy était passée, et que, dans l'étroit défilé où s'était placée la monarchie, le meilleur parti pour elle était de chercher à se frayer un passage, l'épée à la main!

Aussi la Gazette de Paris, surtout vers les derniers temps, était-elle devenue d'une lecture très-irritante pour les patriotes, qui ne se faisaient pas faute d'imputer au roi lui-même les paroles souvent imprudentes—il faut en convenir—de De Rozoy. La verte façon avec laquelle il traitait le peuple occasionnait des soubresauts au parti révolutionnaire. «Oh! la vile race, s'écriait-il en parlant de la population parisienne, que celle dont on peut tout faire en la nourrissant de papier, en l'amusant avec une cocarde, en lui donnant des fêtes où l'on crie: Vivent les brigands!»

De Rozoy ne traitait guère mieux l'Assemblée; on en jugera par cette fable d'un très-bel et d'un très-fier accent, où il parle des scélérats du Manége:

L'AIGLE ET LES CHARBONS DE FEU.

Un aigle, un jour, du haut des cieux,
Aperçoit sur l'autel du plus puissant des dieux
Maintes victimes Immolées;
Il s'élance, et de chairs déjà demi-brûlées,
Pour régaler ses petits jouvenceaux,
L'imprudent en son nid emporte des morceaux.
Mais, par hasard, une braise enflammée
Tient à l'un des débris, et son feu dévorant
Brûle le nid et la race emplumée:
Aigle et petits, tout meurt, et tous en expirant
Maudissent, mais trop tard, le larcin sacrilége.
Tremblez, tremblez, scélérats du Manége!
Des biens dérobés au clergé
Je vois sortir un feu qui ne pourra s'éteindre;
Monstres, le ciel enfin sera vengé:
Sa foudre est prête à vous atteindre!

Les premiers Paris de De Rozoy portent fréquemment ce titre: Honneur français; il y règne un souffle chevaleresque très-élevé. On sent que le publiciste tient haut la tête et qu'il est dévoué à sa cause corps et âme. Il est franc jusqu'aux extrêmes limites. Il appelle ouvertement l'étranger au secours de Louis XVI,—comme dans son numéro du 6 juin, où il adresse à ses abonnés l'avis suivant: «Un nouvel ordre de choses va bientôt commencer: des souverains quittent leur capitale pour venir délivrer le monarque, réduit à se voir prisonnier dans la sienne. Vers la fin de ce mois, les nouvelles vont donc être du plus grand intérêt. Je suis autorisé à annoncer que, dès que l'armée des princes sera entrée en campagne, je recevrai très-exactement le bulletin de toutes ses opérations; quand elles seront d'un intérêt pressant, ce bulletin sera écrit sur culasse d'un canon, plutôt que de faire languir mon impatience, qui n'est que celle de mes lecteurs réfléchie sur moi.»

La Gazette de Paris, en effet, réfléchissait fidèlement les espérances et les inquiétudes du parti royaliste. C'est pourquoi le numéro du 9 août,—qui fut le dernier,—renfermait l'expression la plus complète du désespoir et du découragement.

Voici comment s'exprimait De Rozoy:

«Au moment où j'écris, toutes les hordes, soit celles qui délibèrent, soit celles qui égorgent, écrivent, discutent, calomnient, aiguisent des poignards, distribuent des cartouches, donnent des consignes, se heurtent, se croisent, augmentent le tarif des délations, des crimes, des libelles et des poisons. J'entends quelques êtres, tourmentés par cette petite curiosité qui s'alimente par des récits, me demander des nouvelles. Hommes trop futiles, ne sentez-vous pas que les dangers du roi doivent vous faire oublier toute autre chose!

»Au moment où j'écris, le jacobite et fanatique Condorcet fait le rapport sur la question de la déchéance. Si les factieux osent prononcer la déchéance, ils oseront juger le roi, et s'ils le jugent, il est mort!—Mort!—Hélas! qui me répond de mon roi?… Lâches et insouciants Parisiens, c'était pour vous que le vainqueur de Coutras et d'Ivry disait: Si nous gagnons, vous serez des nôtres.»

Les dernières lignes du dernier numéro de la Gazette de Paris étaient celles-ci: «Quels forfaits nouveaux le jour qui va suivre doit-il éclairer?»

Ces forfaits, nous les connaissons; ce sont ces mélancoliques événements dont parle Barère.

Aussitôt le triomphe du peuple assuré, une bande de garnements, conduits par Gorsas et quelques autres journalistes démagogues, se rua vers les bureaux de la Gazette de Paris. On brisa les presses, on saccagea la maison. On eût tué le journaliste comme on venait de tuer le journal; mais de Rozoy s'était réfugié à Auteuil. Gorsas et ses autres confrères, mus par un esprit de concurrence bien plutôt que par un sentiment de patriotisme, durent se contenter d'écraser la plume, n'ayant pu broyer le bras.

Mais de Rozoy ne devait pas leur échapper longtemps. Il fut arrêté peu de jours après à Auteuil, dans la maison de campagne où il s'était réfugié, et on l'envoya grossir le nombre des prisonniers de l'Abbaye-Saint-Germain.—Jourgniac de Saint-Méard, dans son Agonie de trente-huit heures, a donné quelques détails sur l'arrivée et le séjour de De Rozoy dans cette prison:

«Le 23 août, dit-il, vers cinq heures du soir, on nous donna pour compagnon d'infortune M. de Rozoy, rédacteur de la Gazette de Paris. Aussitôt qu'il m'entendit nommer, il me dit, après les compliments d'usage:—Ah! monsieur, que je suis heureux de vous trouver!… je vous connais de réputation depuis longtemps… Permettez à un malheureux, dont la dernière heure s'avance, d'épancher son cœur dans le vôtre.—Je l'embrassai. Il me fit ensuite lire une lettre qu'il venait de recevoir et par laquelle une de ses amies lui mandait: «Mon ami, préparez-vous à la mort; vous êtes condamné à l'avance… Je m'arrache l'âme, mais vous savez ce que je vous ai promis. Adieu.»

«Pendant la lecture de cette lettre, continue Saint-Méard, je vis couler des larmes de ses yeux; il la baisa plusieurs fois et je lui entendis dire à demi-voix:—Hélas! elle en souffrira bien plus que moi!—Il se coucha ensuite sur son lit; et, dégoûtés de parler des moyens qu'on avait employés pour nous accuser et pour nous arrêter, nous nous endormîmes. Dès la pointe du jour, de Rozoy composa un mémoire pour sa justification, qui, quoiqu'écrit avec énergie et fort de choses, ne produisit cependant aucun effet favorable.»

La Chronique de Paris insinue que lorsqu'on vint le chercher pour le conduire au tribunal, de Rozoy manifesta une frayeur qu'il ne put céler, et, que pour ne pas être entendu des gendarmes, il fit en latin cette question aux prisonniers qu'il quittait:—Credis ne de morte agere? (Croyez-vous que cette affaire pourra me mener à la mort?) «La réponse ambiguë qu'il reçut, ajoute la Chronique, lui fit percer le nuage de l'avenir. Laporte était mort avec fermeté; il voulut, sinon l'imiter, au moins singer ses derniers moments

Les principaux chefs d'accusation portés contre lui étaient—qu'il avait tenu un registre sur lequel les personnes qui désiraient, comme lui, le rétablissement de l'ancien régime pouvaient se faire inscrire à toute heure;—qu'il avait provoqué une convocation armée tendant à immoler les patriotes,—et qu'il avait publié la Gazette de Paris, journal connu par ses opinions liberticides.

Selon Gorsas, les débats furent longs, embarrassés et fastidieux: «Ne pouvant éluder la loi qui lui avait été lue, de Rozoy chercha à y échapper par ses réponses métaphysiques qui firent faire d'étranges voyages au président, qui, par complaisance, paraissait disposé à le suivre d'un pôle à l'autre, si l'un des juges ne l'eût circonscrit dans une sphère plus étroite, et ne l'eût ramené au point des questions en l'interpelant de répondre catégoriquement et sans détours par l'affirmative ou la négative.»

On fit ensuite lecture à de Rozoy de plusieurs lettres à lui adressées et prouvant suffisamment ses relations avec les émigrés et les contre-révolutionnaires; une entr'autres, signée par quelques habitants de Rennes, le félicitait de son rare courage à défendre la bonne cause: «—Continuez, y était-il dit, à tenir une liste exacte des factieux qui bouleversent l'empire; il n'est pas loin ce jour où le soleil de la justice doit luire sur la France; tenez aussi registre des opprimés qui marchent toujours, guidés par le panache du bon Henri.»

Interpelé par le président de s'expliquer sur l'existence de ces registres:—Je ne suis point responsable, répondit de Rozoy, des diverses présomptions dont se sont investis à mon égard tels ou tels individus. Etant sur le point de perdre la vie, je n'ai rien à dissimuler; et, si j'avais eu jamais une liste de proscription, je le déclarerais avec franchise, ne voulant pas emporter en mourant la haine de mes concitoyens.

Convaincu toutefois qu'il n'y avait plus d'espoir pour lui, il interrompit la lecture des pièces et demanda à prononcer un discours qu'il avait tracé sur le papier. Sa voix était calme et haute. Il s'adressa tout-à-tour au peuple, au tribunal et aux jurés. Après avoir combattu les principaux chefs d'accusation, il termina ainsi:

—Les uns veulent une monarchie, les autres la constitution anglaise, d'autres la république. Il ne me convient pas, en ce moment que je n'appartiens plus à la terre, de juger les opinions des différents partis. Il me suffira de dire que, connaissant les dangers qui pourraient résulter d'une autre forme de gouvernement, j'ai pris l'olivier à la main afin de prévenir autant que possible l'effusion du sang français… On m'accuse d'avoir provoqué une convocation armée pour venir interposer son autorité conciliatrice. C'est vrai. Mais je l'ai fait dans l'intention d'arrêter le cours de l'anarchie et d'étouffer les haines.

Après une courte et insultante réplique de l'accusateur, le défenseur de De Rozoy fut entendu.

Par une coïncidence singulière, ce défenseur s'appelait Leroi.

Il parla avec beaucoup d'éloquence; mais à quoi sert l'éloquence contre la conviction? Le moment terrible approcha. Le jury était aux opinions… De Rozoy, malgré les divers sentiments qui l'agitaient, conserva tout son sang-froid. Il entendit sans émotion l'arrêt qui le condamnait à la peine de mort. Après avoir prononcé cet arrêt, le président lui témoigna ses regrets qu'il n'eût pas employé ses talents pour la cause de la liberté. Le commissaire national lui tint un langage à peu près semblable. De Rozoy ne répondit rien. Seulement, en se retirant, il salua le Tribunal.

Lorsque le greffier se rendit à la Conciergerie pour lui lire sa sentence, il l'écouta tranquillement. Ensuite, il écrivit deux lettres, l'une au Tribunal où il s'offrait pour l'expérience de la transfusion du sang, et demandait qu'on fît passer le sien dans les veines d'un vieillard. «De cette façon, disait-il, mon trépas pourra être utile au genre humain.» On comprend que cette proposition fut repoussée par les juges. L'autre lettre, adressée à madame ***, celle qui l'avait averti de la condamnation probable, se terminait par ces mots: «—Il eût été beau, pour un royaliste comme moi, de mourir hier, le jour de la Saint-Louis[7]

[7] Cette dame ne survécut pas au trépas de De Rozoy; elle mourut de douleur quelques jours après.

Il fut conduit au supplice le 26 vers neuf heures du soir. Un journal a prétendu qu'il était à demi-mort lorsqu'il reçut l'accolade de l'acier. C'est une erreur. La vérité est qu'en sortant de prison, il trébucha et se donna un coup si violent à la tête qu'il tomba en faiblesse. On fut obligé de le monter dans la charrette. Mais, pendant le trajet, il reprit ses sens, et, étant arrivé au pied de l'échafaud, il s'y élança avec la plus grande rapidité.

Les gazettes, contre lesquelles il s'était déchaîné pendant sa vie, se déchaînèrent contre lui après sa mort. Mille outrages furent vomis sur son tombeau. On fouilla son passé, sa jeunesse, même son enfance; on l'accusa d'avoir volé une montre, de s'être fait le proxénète de quelque hauts ecclésiastiques, et d'avoir emprunté jusqu'à son nom et son titre. On railla même sa mort et on essaya sans pudeur de diminuer son courage:—«Courage factice, sans doute, dit le Moniteur;»—«fermeté feinte,» ajoute Gorsas. Tout ce qu'il y avait de rage et de basse rancune contenues dans l'âme des journalistes s'exhala au pied de cet échafaud, pour se mêler aux malédictions stupides d'un peuple égaré.

Déjà trois victimes, mortes au nom de la liberté!

Ah! qu'il avait bien raison, de Rozoy, de s'écrier quelques jours avant sa mise en accusation: «Quoi! vous annoncez une liberté qui doit faire le bonheur du monde, et, pour forcer d'y croire, vous êtes réduits à forger des chaînes, à multiplier des cachots pour ceux à qui la conscience, ce premier bienfait de la divinité, dit malgré vous que cette liberté n'est qu'une illusion et peut-être qu'un poison funeste! Vous m'annoncez avant tout la liberté; et ce que je vois déjà, moi, avant tout, ce sont des milliers de victimes entassées dans des prisons, au nom de ce que vous nommez liberté. Ah! tigres, n'espérez pas me séduire! Vous avez changé ma patrie, mais vous ne changerez pas mon cœur; il est comme la nature: elle saura survivre aux ruines dont vous l'avez couverte, comme survivront dans mon cœur tant d'objets ou sacrés ou chéris, dont votre orgueil ou votre lâcheté ne pouvait pardonner, soit au génie, soit à la bienfaisance, l'ensemble aussi durable que glorieux!»

De Rozoy était petit et marqué de la petite vérole.

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